Le yuan, l'autre problème du SMI

Le " yuan renminbi " (RMB ou CNY), ou "yuan monnaie du peuple" (RenMinBi = monnaie du peuple), est la monnaie de la République Populaire de Chine. Tenant son nom de la dynastie mongole qui régna en Chine de 1279 à 1368, elle est émise depuis la fin du XIX e siècle. Hong Kong et Macao, régions administratives spéciales de la Chine, disposent de leur propre monnaie, le dollar (HKD) pour le premier et la pataca pour le second, qui est indexé sur le dollar de Hong Kong. Jusqu’en 1994, il y avait en Chine deux monnaies ou deux taux de change. Le yuan renminbi, utilisé par les Chinois, et le Foreign Exchange Currency (FEC), à l’usage des étrangers. Le développement économique du pays basé sur l'ouverture aux marchés mondiaux a conduit le gouvernement chinois à abandonner ce double régime de change et à instituer une parité unique du yuan. Aujourd'hui, la monnaie chinoise est convertible pour certaines opérations commerciales ; elle reste soumise à la supervision de l'administration dans le cadre des opérations financières (investissements directs, emprunts internationaux, etc.). La Chine n'a donc plus le système de change dirigiste des années passées ; toutefois, le mouvement d'unification et de libéralisation ne s'est pas traduit par une totale convertibilité et flexibilité, ce qui n'a pas simplifié les relations monétaires avec ses partenaires commerciaux. Depuis son entrée dans l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en septembre 2001, la Chine est devenu le premier exportateur mondial. La hausse de la productivité d'une main-d'oeuvre rurale nombreuse et faiblement rémunérée, l'importance des Investissements Directs Étrangers (IDE) facilitant les transferts de technologie, une politique industrielle ciblée vers les marchés étrangers, tout comme l'existence de groupes d'entrepreneurs dynamiques sont des explications de la compétitivité des produits chinois. Dans ce contexte, l'attention portée sur le taux de change met en exergue la possibilité de la sous-évaluation de la monnaie pour amplifier les succès commerciaux. En effet, lorsque qu'il faut négocier pendant des mois pour obtenir de ses partenaires commerciaux une baisse de leurs tarifs douaniers de 5 ou 10 %, l'on peut être tenté d'obtenir le même résultat en moins d'une semaine grâce à une dépréciation de la monnaie. Le taux de change devient alors une arme très efficace de politique commerciale.

Le régime de change chinois : ancrage ou "manipulations" ?

Une des fonctions du Fonds Monétaire International (FMI) est de recenser les différents régimes de change de ses membres. Le FMI en détermine trois grandes catégories : les régimes de change fixes, les régimes de change flexibles et les régimes intermédiaires.  Dans les faits, la distinction entre flottement, arrimage souple et arrimage ferme des taux de change est davantage opératoire pour définir la relation qu'une monnaie entretient avec les autres monnaies. La Chine est ainsi classée dans les régimes d’arrimage souple , soit les régimes de change dans lesquels les monnaies ont une valeur stable par rapport à un autre monnaie, ou un panier de monnaie, sans engagements formels dans le maintien de la parité. Le dollar est la monnaie d’ancrage du yuan. On soulignera donc que cet "arrimage souple" se traduit par un  "ancrage nominal" ferme au dollar souvent dénoncé par les partenaires commerciaux de la Chine, notamment certains BRIC . Selon la Réserve fédérale, un dollar s'échangeait, en moyenne, contre 6,8 yuans en 2009 contre 8,6 yuans en 1994, soit une baisse de la valeur de la monnaie américaine face à la devise chinoise de plus de 20 % en 15 ans. Cette évolution s'explique surtout par la dépréciation de l'année 2008 (- 9 %). Entre 1995 et 2005, le taux de change entre les deux monnaies est resté très stable alors que les conjonctures ainsi que les structures des deux économies connaissaient de profondes transformations.

Source : FED

2005 marque un changement de tendance avec en juillet une réévaluation de 2,1 % du yuan. De l'été 2005 à l'été 2008, il s'apprécie de plus de 20 % par rapport au dollar. Cette appréciation régulière et progressive de la monnaie chinoise soulève pourtant une récrimination lancinante chez ses partenaires commerciaux : elle reste trop lente ! Pour la grande majorité des pays qui importent les productions à bas prix en provenance de Chine, et notamment les industries concurrencées voire éliminées des marchés internes ou étrangers par la concurrence des entreprises chinoises, le yuan reste sous-évalué . Les pays de la Triade (Etats-Unis, Union européenne, Japon) dénoncent même un "cours artificiel" compte tenu d'un "dumping monétaire" qui permettrait de subventionner, de manière déguisée, les secteurs exportateurs. Ainsi, cette sous-évaluation affecterait l'emploi, la compétitivité et la balance commerciale des partenaires commerciaux. Ces derniers soulignent que la Chine doit respecter l'article IV des statuts du Fonds monétaire international ("Obligations concernant les régimes de change") qui stipule que les Etats membres s'interdisent "de manipuler les taux de change ou le système monétaire international afin d'empêcher l'ajustement effectif des balances des paiements ou de s'assurer des avantages compétitifs inéquitables vis-à-vis d'autres Etats membres". Paul Krugman , prix Nobel d'économie, estime d'ailleurs que la "politique mercantiliste" de la Chine est à l'origine de la perte de près de 1,5 millions d'emplois, essentiellement dans les secteurs industriels. Bien que les statuts du FMI n'indiquent pas de procédures contraignant les pays ayant des excédents courants à réévaluer leur monnaie face à celle de leurs partenaires commerciaux pour rétablir un équilibre des échanges, l'expression de "manipulations monétaires" s'est imposée dans la diplomatie économique pour dénoncer la politique commerciale déloyale du gouvernement chinois envers ses partenaires commerciaux. Jean-Claude Junker, le président de l'Eurogroupe, demande "une appréciation graduelle et ordonnée du renminbi" tout comme le président des États-Unis. Le choix stratégique de la Chine est, a priori, transparent : la priorité donnée à un développement axé sur les exportations impose une politique de change qui limite l'appréciation de la monnaie par rapport à celle des principaux débouchés. Les autorités monétaires chinoises souhaitent ainsi maintenir la valeur du yuan à un faible niveau face aux grandes monnaies internationales (dollar, euro, yen) pour soutenir une croissance économique basée les exportations des industries exportatrices de biens d'équipement et de consommation. Le taux de change yuan/dollar ou yuan/euro est donc un des grands déterminants de la compétitivité-prix des industriels chinois. Le statut et la parité du yuan sont devenus sources d'incertitude dans l'économie mondiale car la Chine se caractérise à la fois par une forte insertion dans l'économie mondiale et un manque de collaboration monétaire. Cette attitude rappelle la position… des États-Unis à l'époque où John B Connally, secrétaire au Trésor de 1971 à 1972, déclarait à une délégation européenne que "le dollar, c'est notre monnaie, mais c'est votre problème." Si le dollar reste un problème, notamment pour ses principaux détenteurs, dont le gouvernement chinois, ce "problème" est maintenant dédoublé par la parité du yuan.

Le yuan est-il sous-évalué ?

Face à la force et la convergence des accusations, le questionnement apparaît sans objet. La forte croissance des exportations, la hausse des excédents courants, l'augmentation des gains de productivité, l'importance des flux des investissements directs entrants sur le territoire ainsi que les flux d'investissements de portefeuille anticipant la réévaluation du yuan, sont des éléments qui devraient se traduire par une forte appréciation de la monnaie chinoise. Pourtant, les travaux des économistes ne débouchent pas sur un consensus pour évaluer l'ampleur de la sous-évaluation. Les analyses portant sur des données de panel estiment une forte sous-évaluation de la monnaie chinoise. A l'inverse, les études portant sur le moyen terme qui mettent en perspective l'évolution du yuan comparé à celle du won coréen ou du yen japonais permettent de relativiser la sous-évaluation de la monnaie chinoise. Pour Michel Aglietta, économiste du Cepii, "la sous-évaluation a été très limitée", la question centrale dans l'analyse du taux de change chinois est d'ailleurs la non appréciation du taux de change d'équilibre dans un pays qui a connu une forte hausse de la productivité. Pour lui, deux caractéristiques structurelles expliquent ce constat. Premièrement, le marché du travail chinois reste très fragmenté. Les régions agricoles à l'ouest du continent offrent un réservoir aux industries exportatrices essentiellement situées sur les côtes et le sud du pays. Cette abondance de main d'œuvre limite les pressions sur les salaires et sur les prix internes. Deuxièmement, la Chine est devenue "l'atelier du monde" qui importe des produits intermédiaires et exporte des produits finis. L'évaluation de ce "commerce de transformation" peut expliquer les divergences des économistes sur l'ampleur de la sous-évaluation de la monnaie chinoise qui peut aller de 10 % à près de 50 % !

La réévaluation du yuan est-elle une bonne nouvelle ?

Depuis juillet 2005, le yuan renminbi s'est apprécié par rapport au dollar. Cette tendance devrait se maintenir dans les années à venir, voire sera amplifiée dès que la Chine aura renforcé sa demande intérieure. La réévaluation du yuan, bien que fortement encadrée, n'est plus un sujet tabou pour les autorités monétaires chinoises.  Certains économistes avancent d'ailleurs qu'elle ne devrait que faiblement affecter l'économie chinoise compte tenu à la fois du faible coût de la main-d'œuvre et de la structure de la division internationale du travail. En effet, le salaire moyen étant plus de 10 fois plus élevé aux Etats-Unis qu'en Chine, une appréciation de 10 % voire de 20 % du yuan contre le dollar aurait peu d'impact sur la compétitivité prix des produits chinois sur le marché américain. De surcroît, pour de nombreux produits, "l'atelier du monde" est d'abord un atelier d'assemblage de produits qui proviennent d'autres pays d'Asie, notamment des multinationales japonaises, coréennes et taïwanaises. Ainsi, de nombreux produits "made in China" incorporent peu de valeur ajoutée réalisée sur place. L'évolution du seul taux de change yuan/dollar, sans modification de sa parité avec le won coréen ou le yen japonais, aura donc une faible influence sur le prix de ces productions sur les marchés américains. De plus en plus d'observateurs rappellent que la Chine est aussi un grand pays importateur (d'énergie, de matières premières, de services, etc.). Une politique de monnaie forte permet donc de réduire l'inflation en limitant la hausse des coûts des produits importés. Cet argument est d'autant plus audible que le gouvernement est attentif à maintenir une faible inflation pour limiter les répercussions sociales sur les classes moyennes urbaines et que la crise financière puis économique a mis l'accent sur la nécessité d'un rééquilibrage de l'économie chinoise vers la consommation intérieure : les exportations chinoises, qui ont subi une forte contraction, ne sont qu'une des trois composantes du Produit Intérieur Brut (PIB) ! La politique du "yuan fort" trouve donc certains relais, notamment parmi certains industriels chinois qui veulent renforcer la compétitivité de leurs exportations en diminuant les coûts des intrants importés et les hommes politiques qui veulent réorienter le développement du pays vers la demande interne. Aux Etats-Unis, les difficultés des multinationales dans de nombreux secteurs d'activité ont permis de souligner que les imprécations contre la monnaie chinoise ne pouvaient occulter les difficultés structurelles de l'économie américaine : la sous-évaluation du yuan n'est pas responsable des difficultés des constructeurs automobiles de Detroit, des choix de spécialisation des industriels de l'Alabama ni des comportements des banques d'affaires de Manhattan. De surcroît, la sous-évaluation du yuan renforce une base productive orientée vers l'exportation de produits industriels à faible valeur ajoutée ; une réévaluation de la monnaie chinoise pourrait aussi accélérer la montée en gamme du tissu industriel chinois fragilisant davantage l'industrie américaine. Si le Congrès dénonce le manque de collaboration des autorités monétaires chinoises, les économistes savent que le réquisitoire est souvent incomplet : il oublie de mentionner que l'essentiel des 2 400 milliards d'actifs détenus par la banque centrale de Chine sont libellés en dollars. La Chine avec ses réserves et ses achats d'actifs libellés en dollars soutient la monnaie, voire l'économie américaine par son action sur les taux d'intérêt. L'existence d'un "pacte" implicite sino-américain interfère dans la compréhension de la politique de change chinoise. Il semblerait que d'un côté, grâce à la sous-évaluation de sa monnaie, la Chine bénéficie à la fois des achats des consommateurs américains et des flux d’investissements étrangers directs des multinationales américaines ; mais, de l'autre coté, cette situation permet aux Etats-Unis de maintenir une faible inflation, de maintenir de faibles taux d'intérêt et d'écouler leurs bons du Trésor pour financer leur déficit. Que les excédents commerciaux chinois soient recyclés en placements dans des bons du Trésor ou en achats d'autres actifs financiers libellés en dollar sur les marchés boursiers dans le cadre de fonds souverains, les autorités monétaires chinoises sont devenues un des principaux soutiens de la devise américaine. L'abandon de l’arrimage du yuan au dollar bénéficiera certainement à l'euro, qui renforcera son poids dans les réserves de change des banques centrales et des portefeuilles des investisseurs institutionnels, affaiblissant d'autant le statut international du dollar.

La Chine doit-elle évoluer vers un régime de change plus flexible ?

Les autorités chinoises ont de bonnes raisons pour craindre la flexibilité des changes. Tout d'abord, la contestation du postulat d'efficience sur les marchés financiers (André Orléans) ainsi que la faible ampleur des réformes américaines et européennes pour garantir un effet stabilisateur des anticipations sur les marchés d'actifs financiers ne plaident pas pour des réformes rapides en Chine. D'ailleurs, le maintien d'une parité fixe avec le dollar, lié à une faible convertibilité du yuan, ont permis de protéger l'économie chinoise des fortes fluctuations entraînées par l'éclatement des bulles financières et le repli des échanges mondiaux. De plus, les réformes structurelles doivent précéder les réformes de change car une politique de taux de change plus flexible est un instrument de transformation de l'économie réelle. Le pays doit donc se préparer à une économie davantage orientée par les marchés financiers. L'administration d'Etat des devises étrangères (SAFE) semble accorder une priorité à la recherche de la stabilité interne. Il s'agit d'éviter que les fluctuations importantes du taux de change du yuan puissent conduire à une instabilité économique, voire sociale. Le Premier ministre chinois, Wen Jiabao, soutient même que "le maintien de la valeur et de la stabilité de la monnaie chinoise constitue une contribution à la stabilité économique de la communauté internationale". La politique chinoise serait alors assimilable à… un bien public mondial ! Enfin, il y a quelques années, les économistes des organisations internationales défendaient qu'un pays devait adopter soit un régime de change fixe, soit un régime de change flexible. Cette alternative étant la seule permettant d'éviter une crise financière. Le choix de ces "solutions extrêmes" est maintenant contesté. Il en découle qu'un régime de change intermédiaire n'est pas en soi une mauvaise solution et qu'il n'y a pas de "bon" régime à imposer à un pays, notamment à la Chine.

Le yuan, une nouvelle monnaie pour l'Asie ?

Le yuan, comme la majorité des devises asiatiques, reste aujourd'hui indexé sur le dollar. Toutefois, avec le renforcement des échanges commerciaux entre les pays d'Asie et l'affirmation d'une nouvelle division du travail asiatique, dont le territoire chinois est la plateforme centrale, la devise chinoise devient une monnaie de référence dans la région d'autant que l'intégration régionale s'approfondit et s'élargit. Depuis le 1er janvier 2010, près de 90 % des échanges de biens entre la Chine et l’Asean sont libres de droits de douane. La suppression de ces barrières aux échanges renforce l'intégration économique des pays de la zone et réorganise la division des processus productifs entre ces pays. Ainsi, si l'Asean est un marché pour les industriels chinois, c'est aussi un des principaux fournisseurs dans certaines branches : près de la moitié des importations chinoises en provenance de l’Asean est constituée de composants électroniques et de matériel informatique. La multiplication des accords commerciaux dans la région peut être perçue comme un signe de faiblesse, une construction complexe et difficile à gérer, comme l'illustre la métaphore du "bol de nouilles" proposée par le professeur Richard Baldwin 1 . Cette intégration régionale peut, à l'inverse, alimenter les spéculations sur la création d'une monnaie commune entre les deux grandes puissance de la zone (le "yan", fusion du yen et du yuan).  En attendant, sur la place financière de Hong Kong, le yuan est de plus en plus utilisé comme devise de facturation et les institutions financières de l'île peuvent émettre des obligations libellées dans cette monnaie. L'utilisation du yuan comme unité de compte et intermédiaire des échanges voire comme support de valeur dans le temps se développe lentement hors du continent. Hors de Chine, il renforce son rôle de monnaie de facturation au sein de l'Asean. En 2009, la banque commerciale Bangkok Bank a d'ailleurs obtenu une licence pour autoriser des opérations en yuans en Thaïlande. Cet exemple d'utilisation internationale pourrait  inaugurer un nouveau modèle de diffusion régionale de la monnaie chinoise.

Notes

1. Voir Baldwin, Richard, 2006, "Managing the Noodle Bowl: The Fragility of East Asian Regionalism," CEPR Discussion Papers 5561.

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