Quel rôle pour les managers intermédiaires dans l’entreprise ?

INTRODUCTION

Selon Jean-Luc Perdriel (entretiens Louis-le-Grand 2009), si les organisations modernes sont moins hiérarchisées que par le passé, le manager n’en demeure pas moins un rouage essentiel de l’organisation en même temps qu’un point de repère pour les individus, parce qu’en tout temps et en tout lieu, les petits groupes humains s’organisent toujours autour d’un référent. Le rôle du manager est cependant amené à évoluer en fonction des différents types d’organisation du travail. Dans le management contemporain, la domination du patronat et de l’encadrement sur les ouvriers et les employés, entendue comme obéissance passive des subordonnés dans le cadre d’une hiérarchie stricte des grades et des fonctions de chacun, appartient au passé taylorien. La firme moderne, qui a pour impératif de s’adapter au plus vite à un environnement mouvant et de répondre instantanément aux signaux du marché doit, pour atteindre cet objectif, adopter un nouveau modèle de relations sociales. Dans ce modèle, les « managers » ne doivent plus seulement faire respecter les consignes mais animer des équipes et coordonner des salariés relativement autonomes.

I- Qui sont les managers ?

A- Définition et évolution de la population des managers

On désigne par le terme « managers » les cadres qui exercent effectivement une fonction d’encadrement, c’est-à-dire ceux qui sont en contact avec les équipes de collaborateurs de l’entreprise et qui se distinguent à la fois des managers dirigeants ( top executives , qui sont par exemple les directeurs de filiales ou des grandes fonctions organisationnelles comme les Ressources humaines, la Communication, etc.) et des managers dits de processus (cadres-experts) qui exercent leurs missions au sein des directions de l’entreprise, mais dont la finalité n’est pas directement opérationnelle – même si de leur travail dépendent évidemment très fortement les performances de la firme (fabrication, informatique, qualité, etc.).

Selon l’APEC (Agence pour l’emploi des cadres), il y avait en France, en 2008, 1,6 million de cadres dans les entreprises privées de plus de 10 salariés, desquels il faut soustraire les cadres qui n’exercent pas réellement des fonctions d’encadrement (population estimée entre 20% et 50% selon les sources) et  auxquels il faut ajouter une partie des agents de maîtrise (568000 en 2005 selon l’INSEE), pour avoir une idée de la population des managers de proximité.

Cette population évolue en nombre et en structure. Du point de vue du nombre, en se basant sur des études prospectives de l’emploi réalisées avant la crise (voir par exemple A. Ait-Kaci et E. Waelbroeck-Rocha, « Prospective emploi-formation 2015 : une nouvelle approche », Les Dossiers évaluations et statistiques , Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance, Ministère de l’Education nationale, 2006, n°175 http://media.education.gouv.fr/file/44/9/2449.pdf ), on estimait qu’à l’horizon 2015, 43% des créations nettes d’emplois devraient concerner des cadres, qui représenteraient alors plus de 20% de la population active, à comparer aux 16% de 2007 ( France, portrait social , INSEE, 2008). Cette forte augmentation du nombre de cadres devrait se traduire par une importante progression des besoins en encadrement, car si la catégorie des cadres-experts est en expansion, il n’en demeure pas moins que le secteur des services, et tout particulièrement celui des services à la personne, continue à se restructurer et à générer de ce fait une demande considérable en management. Du point de vue de la structure, puisque la durée de la vie active est amenée à augmenter, on peut s’attendre à une forte augmentation du nombre des managers de plus de 50 ans qui ont passé la plus grande partie de leur vie professionnelle dans des entreprises dont le fonctionnement était encore taylorien et qui, de ce fait, auront peut-être des difficultés à s’adapter aux compétences nouvelles attendues (ce d’autant plus que l’on constate généralement que les attentes vis-à-vis du travail décroissent avec l’âge). On peut s’attendre aussi à l’arrivée sur le marché du travail de nouvelles générations nées au cours des années 1980, qui ont pour caractéristiques d’être à la fois impatientes (attente d’une rétribution immédiate des efforts fournis), rétives aux formes classiques de hiérarchie (remise en cause de la légitimité statutaire du chef ) et exigeantes en matière d’accès à l’information.

B- Un rôle complexe à assumer au sein des entreprises…

Le rôle des managers intermédiaires s’est beaucoup étoffé ces dernières décennies. Alors que le manager effectuait autrefois des tâches classiques de supervision (coordination et suivi de projets), il s’est vu attribuer progressivement une mission de gestion des ressources humaines.
On attend ainsi de lui qu’il soit à la fois l’interprète-traducteur des grands projets de changement mis en place par la direction (c’est alors une sorte de vulgarisateur de la stratégie établie), un « bricoleur », dans la mesure où c’est à lui qu’il revient d’adapter la problématique du changement aux conditions du terrain (ce qui suppose une capacité d’initiative importante puisque par définition cet effort d’adaptation n’est pas formellement demandé) et un « régulateur d’émotions » (toutes les situations de changement impliquent des pressions, des incertitudes, des angoisses, et l’on attend du manager qu’il rassure tout en mettant en branle le changement exigé par l’institution). Dans certains cas, il lui est même demandé de développer des initiatives stratégiques, de devenir une sorte d’« intra-entrepreneur », ce qui suppose de transposer la fonction d’entrepreneur à l’intérieur même de l’entreprise (Christian Mahieu, «  Le manager intermédiaire, intrapreneur, Le paradoxe d’une nouvelle identité manageriale », Cadre-CFDT , n° 418, février 2006 http://www.cadres-plus.net/bdd_fichiers/418-03.pdf ).

Si la mise en valeur de la capacité d’initiative stratégique du manager intermédiaire permet de sortir d’une conception du management exclusivement fondée sur la relation dirigeants-dirigés, elle présente néanmoins l’inconvénient de brouiller les cartes entre les rôles respectifs dévolus au « middle management » et au « top management » : traditionnellement, il revient en effet au top management de construire les initiatives stratégiques et au management intermédiaire de coordonner la mise en œuvre de ces initiatives.

C- …qui est cependant partiellement remis en cause par la diffusion du « management participatif »

Durant les Trente Glorieuses, l’objectif clé du management était de contrôler la main-d’œuvre appelée à se conformer à des normes édictées par l’encadrement. C’est ce que Jean-Daniel Reynaud (« Le management par compétences : un essai d’analyse », Sociologie du travail , n° 43, 2001) appelle la régulation de contrôle, où le travail prescrit et le travail réalisé entrent dans une relation nécessairement conflictuelle, dans la mesure où l’autonomie des personnes ne peut être envisagée que comme un phénomène dysfonctionnel. Dans ce modèle de régulation bureaucratique des activités, l’obsession du contrôle débouche souvent sur une inflation de normes et de règlements, à l’image du cercle vicieux bureaucratique bien décrit par Michel Crozier ( Le phénomène bureaucratique , Le Seuil, 1964). Dans cette configuration, le rôle du manager intermédiaire est parfaitement clair, puisqu’il consiste à servir de courroie de transmission entre les dirigeants et les salariés et à veiller à la bonne exécution des tâches demandées.

A partir des années 1980, ce mode de management est de plus en plus remis en cause par de nouveaux modèles sollicitant toujours plus l’autonomie et la responsabilité des travailleurs et qui ont été regroupés sous l’étiquette de « management participatif ». On voit alors apparaître toute une série de notions qui visent à obtenir une performance plus importante dans le cadre d’une économie qui n’a plus seulement pour objectif la recherche de la plus grande productivité possible, comme dans la logique tayloro-fordienne, mais aussi celle de la satisfaction de la clientèle. C’est ainsi que naissent le toyotisme, les cercles de qualité, le travail en équipes avec l’ambition d’arriver au « zéro défaut », les notions de production « just in time » et de « produits dédiés ». Pour atteindre ces objectifs, l’entreprise a désormais un nouveau mot d’ordre : « l’ empowerment » ou autonomisation. L’ empowerment se définit par des caractéristiques individuelles mais aussi par des modalités particulières de l’action sociale. S’agissant des caractéristiques individuelles, il concerne la façon dont l’individu accroît ses habiletés favorisant l’estime de soi, la confiance, l’initiative et le contrôle. Sur le plan de l’action sociale, il comporte une dimension synergétique dans laquelle les personnes sont reliées, la collaboration encouragée et où il existe un réel partage des ressources. L’ empowerment suppose ainsi à la fois des efforts individuels et une coopération accrue entre les membres de l’organisation. Dans ces conditions, il apparaît primordial de rechercher une collaboration prenant la forme d’une « intégration », c’est-à-dire d’une participation de tous les acteurs de l’entreprise, dirigeants comme collaborateurs. Ainsi, un dirigeant qui réussit devient un dirigeant qui intègre ses collaborateurs dans les objectifs, les tâches et les projets de l’entreprise.

Une telle façon de penser le management n’est évidemment pas sans conséquence sur les relations de pouvoir : alors que dans l’entreprise traditionnelle le pouvoir est la propriété d’un seul ou d’une technostructure, il est désormais partagé entre les membres de l’organisation productive. Le management participatif débouche ainsi sur la démocratisation du pouvoir au sein de l’entreprise, une telle conception aboutissant parfois à un engouement pour la « lean production », ou production maigre, qui entraîne une diminution des niveaux hiérarchiques et alimente la fiction d’une « organisation plate », qui peut fragiliser le rôle du management intermédiaire.

II- Où en sont les managers ?

A-Les origines du malaise de l’encadrement…

De nombreux observateurs de la vie des organisations productives soulignent l’existence d’une distance croissante entre les managers intermédiaires et la culture d’entreprise. C’est ainsi que François Dupuy ( La Fatigue des Elites . La République des idées, Seuil, 2005) croit pouvoir diagnostiquer dans bon nombre d’organisations un malaise des cadres qui se traduit par un refus des responsabilités et une moindre adhésion à l’esprit d’entreprise. Dans un registre plus polémique, Corinne Maier ( Bonjour paresse , Michalon, 2004) expose pour « tout cadre sensé » dix conseils « pour en faire le moins possible dans l’entreprise ». D’après cet auteur, il convient de « ne pas accepter un poste à responsabilité, sous peine de travailler davantage », et l’objectif le plus raisonnable pour un cadre est d’être « placardisé » afin de pouvoir s’installer dans un retrait confortable. Ce sentiment de défiance au sein de la population des managers est confirmé par un certain nombre d’enquêtes qualitatives. Un sondage réalisé par Publicis Consultants (cité dans « Méfiance quand tu nous tiens », Enjeux Les Echos , 1 er octobre 2008) montre que pour 57% des 3000 cadres du secteur privé interrogés, le discours des entreprises vis-à-vis de leurs salariés n’est pas crédible, jugement partagé par 55% de l’encadrement intermédiaire. D’après un autre sondage réalisé en octobre 2009 par TNS Sofres pour Altedia, seuls 43% des cadres déclarent éprouver un attachement à leur entreprise, et moins de la moitié d’entre eux estiment que les intérêts des dirigeants de leur entreprise et des salariés vont dans le même sens.

Le malaise des managers intermédiaires prend plusieurs formes bien connues : le refus des promotions (que l’on peut mettre sur le compte d’une réticence à l’exercice du pouvoir associé à la fonction managériale), la montée du stress (selon l’APEC, 45% des cadres disent éprouver une forte tension au travail et 68% estiment manquer de temps pour réaliser leurs missions) et l’émergence de relations conflictuelles. De fait, entre 1982 et 2004, le nombre d’affaires traitées par l’ensemble des sections d’encadrement de conseils de prud’hommes au niveau national a doublé.

Il y a plusieurs explications possibles au malaise des managers. Parmi celles-ci, il convient en premier lieu d’évoquer la fin de l’entreprise pyramidale et la réallocation du pouvoir au sein de l’entreprise (voir plus haut les considérations sur le management participatif). Du fait de l’évolution vers des organisations que l’on qualifie de matricielles et du rôle désormais prépondérant du management par projet, la mission dévolue aux managers intermédiaires est désormais moins définie, plus évolutive et fait naître en tout cas des interrogations très fortes sur l’étendue de leur pouvoir dans l’entreprise. Mais on peut aussi évoquer la banalisation du statut de manager intermédiaire, la situation d’une grande partie des cadres se rapprochant désormais de celle des salariés non-cadres (Paul Bouffartigue, Cadres, La grande rupture , La Découverte, 2001). C’est ainsi que le rapport entre le salaire des cadres et celui des ouvriers est passé de 1 à 4 dans les années 1970 à 1 à 2,5 aujourd’hui (François Dupuy, op. cit. ). En liaison avec ce point, la perspective d’évolution de carrière apparaît désormais plus limitée que par le passé chez les cadres intermédiaires. En 2008, selon la CFDT (sondage de l’Institut CSA), seulement 54% des cadres se disaient satisfaits des perspectives d’évolution qui leur étaient offertes.  Enfin, le malaise des cadres peut également s’expliquer par les injonctions paradoxales du discours managérial. En effet, alors que ce discours insiste sur la nécessité d’un engagement complet des collaborateurs de l’entreprise, il préconise en même temps la flexibilité et la capacité d’adaptation. Comment maintenir sur la durée l’engagement quand on sait que celui-ci peut être remis en cause d’un semestre à l’autre ?

B-…et les différentes façons d’y remédier

Le rapport de Daniel Chaffraix, président d’IBM France, et de Pierre Mongin, président-directeur général de la RATP «  Redéfinir le rôle du manager », publié en janvier 2010 dans le cadre des notes de l’Institut de l’entreprise ( http://www.institut-entreprise.fr//sites/default/files/typo/fileadmin/Docs_PDF/travaux_reflexions/E2020/E2020_role_manager_201001.pdf ), fournit quelques pistes intéressantes pour redéfinir le rôle de manager. Sans évoquer ici toutes les propositions de ce rapport, on peut en dégager quelques éléments particulièrement significatifs.

La première piste consisterait à revaloriser le statut du manager intermédiaire. Puisque les politiques de rémunération sont la première source de la motivation des collaborateurs, il importe de recourir à des formules de rémunération variables, fondées selon les entreprises sur les stocks-options, des actions gratuites ou des bonus, qui doivent permettre une certaine convergence entre le mode de rémunération du top management et celui du management intermédiaire. Il importe également de fluidifier la mobilité professionnelle interne pour pouvoir dépasser le sentiment très répandu que l’ascenseur social est aussi en panne dans les entreprises. Si tous les collaborateurs n’ont pas nécessairement vocation à monter dans la hiérarchie de l’entreprise, il faut cependant donner à ceux qui le souhaitent des perspectives de carrière ouvertes et la possibilité de parcours professionnels diversifiés. Par conséquent, il est nécessaire de valoriser un système que l’on peut qualifier de « méritocratie endogène » qui suppose que la promotion interne à l’entreprise soit pensée sur la base de critères transparents faisant passer la qualité du management avant la formation initiale, mais aussi que le niveau de rémunération des managers tienne davantage compte du poste effectivement occupé que du profil de son titulaire (ancienneté, diplôme, etc.). Pour revaloriser le statut de manager, il pourrait également être pertinent de renouveler les différentes formes de reconnaissance symbolique afin de distinguer le manager intermédiaire des autres collaborateurs – mise à disposition d’un bureau individuel, possibilité de déléguer certaines tâches administratives, médailles ou discours gratifiants, fêtes d’entreprise, séminaires ou encore soutien à l’engagement sociétal et associatif dans le cadre du mécénat de compétences...

Une seconde piste viserait à réaffirmer le pouvoir du manager intermédiaire dans l’entreprise. En France, on constate bien souvent une réticence de la part des dirigeants à déléguer les pouvoirs de décision – réticence accentuée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication qui permettent un suivi en temps réel de l’action du manager. Or, ce contrôle centralisé va à l’encontre des objectifs d’autonomie affichés à l’égard des managers et est aussi contraire à la construction de relations de confiance entre la direction et l’encadrement. La revitalisation du management intermédiaire implique que celui-ci retrouve toute sa place entre le top management et le « bas de la pyramide ». Pour y parvenir, il serait bon de mettre en place un principe de subsidiarité d’après lequel toute l’autorité appartient aux managers sauf lorsque le contraire est explicitement spécifié. Il conviendrait également de réaffirmer le rôle du manager dans la gestion des ressources humaines : c’est à lui qu’il revient d’alerter la direction générale sur les « signaux faibles » en provenance du terrain mais également de mettre en œuvre les politiques de diversité dans l’entreprise (multiculturelle et multi-générationnelle).

Une troisième piste serait de construire un pacte de confiance entre les dirigeants et les managers. Ce pacte de confiance impliquerait un discours rénové des directions générales, mettant l’accent au moins autant sur le projet de l’entreprise que sur ses performances financières. Le discours des dirigeants doit s’attacher à valoriser l’utilité sociale de l’entreprise, qui procède de son activité de production de services ou de biens. Il peut porter sur l’idée que l’entreprise se fait de sa place dans la chaîne de valeur, de sa conception de la relation au client ou de sa vision plus générale des rapports humains. La restauration de la confiance passe aussi par un impératif d’exemplarité, applicable aussi bien au niveau des dirigeants qu’à l’ensemble des collaborateurs. S’agissant des dirigeants, cet impératif consisterait à ne pas s’exempter des règles imposées à l’ensemble des salariés et à s’astreindre à un devoir d’éthique et de modération dans les pratiques de rémunération du top management . S’agissant des managers, il s’agirait de promouvoir les comportements exemplaires (à travers des initiatives du type « manager du mois ») et de sanctionner les comportements déviants : l’entreprise doit notamment pénaliser les « petits chefs » responsables de la dégradation du climat social et de l’efficacité collective.

CONCLUSION

Les directions d’entreprise misent donc aujourd’hui sur l’autonomie des managers intermédiaires, qui sont désormais appelés à contribuer à l’innovation et à la stratégie de l’entreprise et qui jouent également un rôle fondamental dans la socialisation de tous les membres du personnel, pour faire en sorte que ceux-ci partagent des valeurs et des normes de comportement communes. Pour atteindre ce résultat, il ne suffira pas de s’en remettre à l’élévation du niveau de formation initiale des managers, qui du reste peut poser la question de leur « loyauté » dans un contexte où les valeurs dominantes sont désormais la prise de risque, la flexibilité et la mobilité. Il faudra au contraire approfondir la contribution des entreprises à la réforme du système français de formation initiale et professionnelle (avec notamment une formation au leadership qui pourrait être développée par un plus large recours à la formation en alternance) et accentuer l’effort de formation interne aux entreprises

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