Quel avenir pour le marché pétrolier?

Quel avenir pour le marché pétrolier ?

"L'âge de pierre ne s'est pas achevé par manque de pierres".
Cheikh Yamani, ancien ministre saoudien du Pétrole

S'agissant du pétrole, les prévisionnistes se sont pratiquement toujours trompés (sur l'offre, sur la demande, sur les réserves…). Les variables à étudier sont trop nombreuses, la prime de risque "géopolitique" suit une évolution stochastique, les informations sont biaisées et très lacunaires, un cyclone en Floride ou une mer agitée dans le golfe du Mexique peuvent advenir, etc. Il faut croire que les prix suivent une sorte de "marche au hasard " ( random walk ), comme les taux de change par exemple, et que par conséquent la moins mauvaise solution consiste à miser sur une prolongation des prix d'aujourd'hui. Ceci dit, rien ne nous interdit d'esquisser quelques scénarios à partir des hypothèses les plus consensuelles, des défis à venir les plus significatifs et des technologies "envisageables". Essayons !      

A court terme, des prix élevés et volatiles

Une forte instabilité du coté de l'offre, une croissance forte du coté de la demande

Tout concourt à pousser le prix du pétrole vers le haut depuis 2003 . A commencer par la grande instabilité au Moyen Orient, où la production irakienne reste aléatoire et celle du royaume wahhabite sous menace d'une montée de l'intégrisme. Le Nigeria, plus grand producteur africain, traverse une période de très grand désordre et les compagnies internationales doivent plier bagages. La poursuite du programme nucléaire iranien est lourde de menaces. Un peu partout, les primes de risque se superposent . Derrière l'instabilité politique, des facteurs objectifs sous-tendent cette tension sur les prix.

Les investissements reportés dans les années 1990 se payent aujourd'hui, notamment dans le domaine de la logistique et des transports (problème de l'âge de la flotte et de la disponibilité des tankers, problème de l'engorgement dans les ports chinois). Les craintes liées à la réévaluation (par des grands groupes) des réserves prouvées, dans le sens de la baisse, en 2004, ne sont pas estompées (scandale Shell). En face d'une offre forte mais très irrégulière, la demande reste largement inélastique, tirée par la forte croissance des deux principaux importateurs mondiaux, les Etats-Unis et la Chine ( Document 1 ). Heureusement que les Russes continuent de pomper l'or noir à toute vitesse (en dépit de l'affaire Youkos, qui jette un voile sombre sur la poursuite des IDE pétroliers en Russie) ( Document 2 ), et qu'au Venezuela l'entreprise PDV, qui contrôle tout le secteur, s'est remise au travail après des grèves très dures en 2003. Cependant, le fait que les forces de la "révolution bolivarienne" du président Chavez, proche de Fidel Castro, aient enfin réussi à prendre les rênes de cet Etat dans l'Etat, en 2004, n'est probablement pas de bonne augure pour la suite car le régime milite au sein de l'OPEP pour des prix élevés). On a donc l'impression que la hausse de l'offre s'est faite dans l'improvisation la plus totale et en hypothéquant l'avenir.

Au total, la conjonction d'une demande vigoureuse et mal anticipée et de multiples chocs négatifs sur l'offre eux-aussi mal anticipés a conduit à une situation de saturation des capacités de production disponibles. Les capacités excédentaires de l'OPEP apparaissent au début de l'année 2005 à un niveau très limité (moins de un million de baril/jour) et historiquement bas. La volatilité des cours a peu de chance de diminuer quand les capacités de production sont pleinement employées et quand les stocks sont bas.

Le rôle des stocks, de la "psychologie" et du dollar

  1. Entre l'offre et la demande, il y a les multiples formes de stockage . Quatre, principalement : les stocks stratégiques (principalement américains), les stocks industriels (par exemple, dans la prévision de froids hivernaux), les stocks de spéculation (pour arbitrer en fonction des anticipations d'évolution des prix) et les stocks des consommateurs finals. Tous ces stocks sont très mal connus , particulièrement ceux de l'OPEP et ceux "sur l'eau" (dans les tankers), les rumeurs vont donc bon train ; de sorte que les mouvements de stock expliquent pour une bonne part l'évolution des prix du baril à court terme, avec une corrélation négative forte ( Document 3 ). Le niveau des stocks de brut et de produits raffinés dans les pays consommateurs est actuellement plus confortable qu'en 2003 et 2004 mais reste faible par rapport aux valeurs observées depuis environ 15 ans.
  2. En l'absence d'informations privilégiées, le mieux est peut-être encore de se fier courageusement au sentiment du marché , au consensus tel qu'exprimé par exemple dans les contrats forward , même s'il constitue un outil très imparfait pour la prévision, qui considère que l'Irak est très incomplètement stabilisé, que les tensions diplomatiques relatives au projet nucléaire iranien sont inquiétantes, et que la croissance débridée de la Chine peut perdurer quelques trimestres de plus. Le caractère durable des tensions offre/demande anticipées par les opérateurs est illustré par le niveau record des cours sur le marché des futures à un horizon lointain : ainsi, le cours du baril de brut léger WTI échéance décembre 2010 a frôlé, sur le NYMEX, en mars 2005, les 50 dollars ( Document 4 ). De fait, la courbe actuelle des prix à termes indique que le marché attribue à la hausse actuelle une composante permanente : les prix à des horizons longs (6 à 7 ans) ont augmenté d'environ 10 dollars US entre fin 2002 et fin 2004. Toutefois, le marché est également depuis plus de deux ans en situation de "déport" accusé (c'est-à-dire que les prix à terme sont très inférieurs aux prix spot) et attribue donc le restant de la hausse du prix spot à des facteurs transitoires.
  3. Il ne faut pas oublier que le baril à d'autant moins de chance de se déprécier que le dollar est dans une phase baissière : la baisse du dollar par rapport à l'euro et au yen entraîne une diminution des pouvoirs d'achat des pays de l'OPEP (les exportations des pays de l'OPEP sont libellées en dollar et leurs importations proviennent majoritairement des zones euro et yen), ce qui a pour effet de faire glisser vers le haut les objectifs de prix du cartel (un objectif de 25 dollars le baril lorsque l'euro vaut 0,92 dollars, comme en 2000, se transforme en un objectif de près de 40 dollars le baril lorsque l'euro vaut 1,32 dollars, comme au 1er trimestre 2005) ( Document 5 ). Historiquement, la plupart des périodes de "dollar fort" ont été associées à des barils de pétrole peu onéreux, et inversement.

A moyen terme, des préoccupations environnementales croissantes

Si l'argent n'a pas d'odeur, le pétrole, lui, n'est pas propre. On estime qu'il est responsable de 40% des émissions de CO2 et de 30% de la totalité des gaz à effet de serre. Certes, la tertiarisation des économies et les progrès techniques permettent de tabler sur une poursuite du trend de baisse de l'intensité en pétrole de la croissance mondiale ( Document 6 ). Il n'en reste pas moins que certaines activités en forte croissance, comme le transport aérien, ne peuvent se passer du pétrole. Ces inquiétudes sont avivées par le fait que la Chine s'éveille au pétrole. Des milliers de kilomètres d'autoroutes sont en construction. Si la Chine atteignait les standards européens de taux de motorisation (soit 585 véhicules pour 1000 habitants, contre environ 12 actuellement), il faudrait consacrer 80 millions de barils par jour pour la satisfaire, soit la demande mondiale actuelle (voir l'étude de cas sur la Chine, disponible sur ce site). De nombreux spécialistes du marché pétrolier affirment que la fin du règne du "roi pétrole" viendra non pas de réserves déclinantes mais, à plus courte échéance, de préoccupations environnementales croissantes. C'est le sens de la formule du Cheikh Yamani citée plus haut. Dans les pays de l'OCDE, deux familles de réponses sont souvent évoquées pour répondre à ce défi.

Réglementation, taxation, etc.

C'est l'approche coercitive ou "par le bas". Elle peut être plus ou moins efficiente en fonction de l'instrument utilisé. On n'abordera ici que quelques éléments de ce gigantesque dossier.

  1. S'agissant du problème des marées noires, l'Europe devrait appliquer avec la même vigueur que les Etats-Unis le principe du " pollueur-payeur ". La compagnie Exxon a été condamnée à verser 9 milliards de dollars après le naufrage de l'Amoco Cadiz en Alaska en 1989, et cette amende a évidemment incité les firmes à prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter un nouvel accident. Des règles de responsabilité identiques en Europe auraient un effet dissuasif plus adapté que des dispositions techniques arbitraires (comme la double coque) et plus fort qu'un système d'assurances lent et limité (comme le système actuel) ; en d'autres termes, elles assureraient à la fois moins de pollution et moins de dépenses publiques et privées.
  2. Les taxes "pigouviennes " (destinées à faire payer aux consommateurs les externalités négatives du pétrole) ont un bel avenir. On parle même souvent d'un "double dividende" (rentrées fiscales plus internalisation des externalités). Ne pas oublier, toutefois, que l'essentiel du surplus pétrolier mondial (environ les 2/3, soit 1 000 milliards de dollars tous les ans sur un total de 1 500 milliards) est déjà prélevé par les diverses taxes pétrolières. Et que le litre d'essence coûte aux Etats-Unis environ le quart de ce qu'il coûte en Europe : dans le premier cas, les autorités se contentent de prélever leur dîme sur une assiette fiscale idéale (large et avec des coûts de collecte faibles), dans le second elles prétendent aussi agir pour infléchir les comportements (sans que l'on sache vraiment ce qui relève de la gourmandise fiscale et ce qui relève d'une logique pigouvienne).
  3. Un grand toilettage devrait être opéré parmi les réglementations qui "polluent" le secteur pétrolier, y compris aux Etats-Unis ( Document 7 ). A force de multiplier les réglementations quant aux émissions (sur le CO2, sur le NOX…), les raffineurs ne suivent plus. Il faut ainsi noter le décalage croissant entre une demande des pays de l'OCDE qui, pour des raisons souvent liées aux réglementations, concerne de plus en plus des pétroles légers, et une offre qui reste largement composée de bruts lourds et soufrés (à l'instar du gisement "tampon" des saoudiens, qui théoriquement sert à ajuster l'offre mondiale à la demande mondiale) ; peu de raffineries sont à ce jour équipées des coûteuses unités de conversion profonde nécessaires aux traitements de ces bruts, ce qui explique une bonne part des envolées de prix constatées depuis quelques années.

Recherche d'alternatives

C'est l'approche "technologique" ou "par le haut". Elle non plus n'est pas sans poser des problèmes. Car les seules solutions disponibles à moyen terme pour faire face à la demande mondiale d'énergie sont de deux ordres :

  1. Le développement de l'énergie nucléaire : la Chine vient de décider d'un programme ambitieux de centrales nucléaires, les générateurs EPR promettent à la fois une plus grande fiabilité et un plus faible coût de fonctionnement et, à plus long terme, il y a l'aventure de la fusion nucléaire qui se profile avec le projet Iter.
  2. La poursuite de la progression du gaz : les réserves sont importantes, le marché se libéralise, les progrès techniques s'intensifient (turbines à gaz à cycle combiné, cogénération), et c'est la moins polluante des trois grandes énergies fossiles.

Cependant, ces deux solutions ne remplaceront pas le pétrole avant longtemps pour les besoins (archi-dominants) des transports. Seuls les carburants de synthèse répondent bien aux besoins des transports, mais à condition de disposer des inputs nécessaires (charbon, gaz) et d'accepter un certain degré de pollution : deux conditions qui posent problème dans la plupart des pays de l'OCDE. Toutes les énergies renouvelables dont on peut parler (éolien, solaire…) restent insignifiantes à l'échelle des besoins et fort peu compétitives.

A long terme, la délicate question des réserves ultimes

Paraphrasons Raymond Aron : l'épuisement n'est pas impossible, mais les nouvelles découvertes ne sont pas improbables … mieux vaut donc ne pas enterrer trop vite l'économie fondée sur le pétrole, car plusieurs lectures des réserves sont possibles ( Document 8 ). Le baril à moitié vide, ou à moitié plein.

Les thèses des pessimistes

Ils sont, pour la plupart, regroupés au sein de l'Association pour l'étude du pic pétrolier et gazier ( Association for the Study of Peak Oil and Gas, ASPO ). Si l'on suit leur raisonnement, la pénurie guette et il convient donc de "décarboner" assez rapidement l'essentiel de notre consommation d'énergie. Ils s'appuient sur le fait que l'ère des découvertes de grands gisements semble révolue (aucune découverte majeure, en dehors de l'Asie centrale, depuis plus de 30 ans ; par exemple, les 7 champs pétroliers qui assurent 90% de la production saoudienne ont plus de 45 ans d'âge en moyenne), et sur le fait que globalement les nouvelles découvertes ne couvrent plus la demande. La croissance apparente des réserves depuis 1973 s'expliquerait principalement par les réévaluations massives opérées par les membres de l'OPEP dans les années 1980, révisions en grande partie artificielles et dictées par des raisons politiques car les réserves sont utilisées pour calculer les quotas de production des pays membres (plus un pays dispose de réserves, plus ses quotas sont élevés) ; de ce fait, la chute des prix, vers 1985, a provoqué un mouvement général de réévaluation des réserves pour compenser les pertes de recettes d'exportation par des hausses de production. Les "vraies" réserves récupérables totales seraient limitées à environ 2 000 milliards de barils : 1 200 de réserves prouvées, 800 de réserves additionnelles "probables" et "possibles".

Les prix sont donc amenés à monter, conformément à la loi de Hotelling sur l'utilisation des ressources naturelles non renouvelables (1931) , selon laquelle le prix d'une ressource épuisable, net des coûts d'exploitation, doit croître à un taux égal au taux d'actualisation, taux qui rend stable la valeur actualisée des recettes. Le prix optimal est en effet constitué de deux éléments: le coût de production et le coût d'usage (ce dernier correspondant au sacrifice en termes d'usage futur, par les générations ultérieures, de la consommation actuelle d'une unité de ressource). Hotelling montre que ce prix optimal doit incorporer, sur un marché concurrentiel, une rente qui augmente au cours du temps à un taux égal au taux d'actualisation. Par conséquent, au fur et à mesure que la quantité de ressource diminue, son prix augmente, ce qui favorise l'émergence de ressources de substitution ou la substitution par du capital physique plus économe de la ressource naturelle. Cette "loi" ne nous dit pas comment évolueront les prix à court terme, mais nous indique qu'avec des réserves récupérables totales limitées à 2000 milliards de barils environ et une consommation mondiale actuelle d'environ 35 milliards/an qui croît au rythme de 2% l'an en moyenne, les prix ne devraient (théoriquement) plus durablement revenir en deçà de 20-30 dollars le baril. Les prix très élevés observés depuis 2003 s'expliqueraient par une "prise de conscience" par les marchés de la faiblesse des réserves, et de leur possible surestimation (cf. le scandale Shell en 2004), comme la hausse de 1973 avait validée la prise de conscience de la dépendance au pétrole du Moyen-Orient.

Une réévaluation du montant des réserves ultimes pourrait venir soit de futures découvertes significatives (a), soit d'une augmentation importante du taux d'extraction (b), soit d'une réévaluation future du montant des ressources déjà découvertes (c).

a/ Les futures découvertes sont toujours possibles mais, par définition, les pessimistes n'y croient guère. Ils notent que les entreprises internationales elles-mêmes ne croient pas à des découvertes de gisements significatifs puisqu'elles consacrent, depuis 2002-2003, une part très importante de leurs ressources à des rachats d'actions (en 2004 : 4 milliards d'euros pour Total, 10 milliards de dollars pour Exxon-Mobil…) destinés à soutenir des cours boursiers (qui pourtant se portent déjà très bien spontanément), plutôt que de relancer leurs budgets de R&D.

b/ Le taux d'extraction ne montera jamais jusqu'à 100%, parce qu'un "réservoir" de pétrole n'est pas comme un réservoir d'essence, c'est une pierre poreuse imprégnée d'huile, et si les pores sont très petits et l'huile très visqueuse, il y a une "adversité physique" que la technologie ne peut totalement éliminer.

c/ La réévaluation des ressources physiques décroît avec le temps, parce que avec les années il y a de plus en plus d'informations accessibles sur le potentiel ultime des champs déjà en exploitation.

Par ailleurs, les géologues ont noté une règle que l'extraction de pétrole va très probablement suivre. Il a été observé sur la majorité des bassins pétroliers que la production suit une courbe qui reproduit la courbe des découvertes avec un décalage constant. Comme la courbe représentant les découvertes est plus ou moins en cloche, cela signifie que la production va elle aussi suivre une courbe en cloche. Une conséquence de cette forme générale de la courbe représentant la production est que, comme elle est symétrique, la production atteint un maximum quand la moitié des réserves ultimes sont extraites (c'est le " pic de Hubbard ", du nom de l'expert qui a permis de prévoir, grâce à cette méthode, dès les années 1950, la pointe de production des Etats-Unis vers 1970). La production ne peut guère continuer à croître au-delà de ce seuil, alors que la demande mondiale a évolué, sur la période 1990-2005, au rythme de + 2% par an. Les opérateurs pétroliers annoncent, presque unanimement, que la production de pétrole culminera aux alentours de 2020 (2010 pour les plus pessimistes, 2030 pour ceux qui espèrent beaucoup des pétroles non conventionnels et de la hausse des taux de récupération), pour inexorablement décliner ensuite, à cause du montant nécessairement fini de pétrole extractible. Dans cette optique, le progrès technique ne fait qu'accélérer la déplétion, c'est donc un problème et non une solution.

Dans tous les cas de figure, si l'on suit cette école de pensée, il faut s'attendre à des crises et à une volatilité croissante des cours. Selon Pierre-René Bauquis, ancien directeur de la stratégie et de la planification du groupe Total, l'hypothèse d'une forte hausse des prix en monnaie réelle, qui atteindraient d'ici 2010-2015 un niveau d'une centaine de dollars par baril (en dollars de 2003), est la plus probable. Une telle hausse serait nécessaire pour mettre en place des politiques d'économie d'énergie dans le secteur du transport automobile, augmenter sans subventions majeures la part des énergies renouvelables, ainsi que la production de carburants de synthèse, relancer les programmes nucléaires et développer la production d'hydrogène à partir de l'énergie nucléaire. Comme en 1980, les économies d'énergie et les substitutions ralentissant la demande, induites par la montée des prix, permettraient de repousser le déclin des productions. On pourrait alors se trouver en présence, dans la courbe retraçant l'évolution des prix du baril pour les 30 ou 50 ans à venir, d'un " chameau à deux bosses ".

Le bel avenir du pétrole

Selon les optimistes (par exemple, Morris Adelman et Michael Lynch, du MIT), les thèses précédentes tombent largement dans le piège du " lump-of-output fallacy ", qui consiste à envisager un "gâteau" pétrolier fixe. Ils se rassurent en rappelant que les pessimistes ont toujours eu tort. Ce fut le cas à propos du charbon en Angleterre à la fin du XIXème siècle. Ce fut particulièrement le cas du Rapport Meadows, "Halte à la croissance", publié en 1972 pour le Club de Rome et qui prévoyaient un épuisement total du pétrole en 2000. Or, le ratio production sur réserves prouvées est passé de 30 à 50 ans de 1973 à aujourd'hui ! Cela s'explique par le fait a/ que les prix sont le résultat d'une course entre l'épuisement des réserves connues et le progrès technique (et que ce dernier a toujours fait la course en tête), b/ que l'intensité en pétrole de la croissance des pays émergents ne peut que baisser (cf. document 6, supra), c/ que les grands gisements très rentables ont certes été découverts mais que les petits gisements peuvent faire de grandes rivières de pétrole (à condition que les prix soient "raisonnablement" hauts), de plus les réserves obtenues par des techniques de mise en production modernes et par la réévaluation des réserves de gisements anciens coûtent souvent moins cher à exploiter, en particulier au Moyen-Orient, que celles obtenues par exploration, d'où la limitation de cette activité dans des pays offrant pourtant les meilleures perspectives de découvertes, d/ que les compagnies pétrolières n'ont pas intérêt, pour des raisons financières, à découvrir plus de réserves que ne l'exige un horizon de quelques dizaines d'années, et surtout e/ que plusieurs éléments peuvent considérablement agrandir le "gâteau" :

  1. Tout n'a pas été découvert … puisque tout n'a pas été prospecté. Pour des raisons géologiques et/ou politiques et environnementales, de nombreuses zones à fort potentiel sont encore mal connues sur cette planète : l'Alaska, l'Asie centrale, la Sibérie orientale, l'Amazonie, les pôles... Les pétroles de la Mer caspienne n'ont peut-être pas encore donné le meilleur d'eux-mêmes ( Document 9 ) et l'on compte beaucoup sur le Kazakhstan, proche du marché chinois. Du coté des entreprises, les prix élevés de ces derniers temps, joints à l'épuisement des réserves (Shell, par exemple, n'en aurait plus que pour une grosse décennie), constituent de puissants leviers pour une relance des opérations d'exploration mises en sommeil au cours des années 1990.
    Et quand on cherche, on trouve. Il est troublant de constater que la majorité des puits de forage dans le monde se situent sur le seul territoire des Etats-Unis , et qu'encore aujourd'hui environ 40% des investissements mondiaux en exploration y sont réalisés : si les pays du Moyen-Orient et d'ailleurs adoptaient le droit foncier américain, autrement dit si les barrières juridiques à l'entrée s'effondraient, ou si les restrictions imposées aux compagnies étrangères s'atténuaient (ces dernières réalisent les 2/3 des nouvelles découvertes dans le monde, contre 1/3 pour les entreprises nationales qui ont pourtant un bien plus grand accès aux ressources…), les estimations de réserves ultimes seraient sans doute considérablement réévaluées… Une source d'énergie n'est pas tant une "ressource naturelle" que le produit de l'esprit humain (voir à ce propos le travail de Paul David et Gavin Wright). Le jour où des pays comme l'Arabie saoudite ou l'Iran s'ouvriront aux firmes occidentales, comme ceux de l'Asie centrale l'ont fait dans les années 1990, et où ils sécuriseront leur cadre juridique et politique, ils auront accès aux technologies sismiques les plus avancées (imagerie 3D…) et on comprendra alors que les ratios "production sur réserves" précédemment calculés devaient s'entendre "à restrictions politiques constantes".
  2. Les progrès techniques (forage horizontal, réseaux de capteurs sismiques offshore , injection de vapeur à 300 degrés pour transformer les sables en pétrole, carburants de synthèse…) devraient permettre de récupérer davantage de pétrole dans les nappes (50% à brève échéance, contre 35% actuellement), de prospecter de façon rentable toujours plus loin sous terre et surtout sous la mer ("l 'offshore très profond" est d'ores et déjà très rentable sur de nombreux sites avec un prix du baril autour de 30 dollars, par exemple au large du Brésil), de transformer plus facilement le charbon (dont les réserves sont gigantesques), le gaz et les produits agricoles (biomasse) en produits pétroliers (éthanol et GPL aujourd'hui, GTL, " gaz to liquids ", et CTL, " coal to liquids ", demain), d'envisager une production dans les "ultra grands fonds" (plus de 3000 mètres)… et, à plus long terme, il est même possible d'envisager une "carbonation" de l'hydrogène produit à partir du nucléaire ou d'une énergie renouvelable.
  3. La montée du pétrole non conventionnel . Trois catégories principales, qui deviennent progressivement rentables sous le double effet "en ciseau" des progrès techniques d'une part et de la hausse des cours d'autre part, et qui aboutissent à un continuum de ressources (la frontière avec le pétrole conventionnel s'estompe) :

a/ Les huiles lourdes , schistes ou sables bitumineux de l'Orénoque (Venezuela) et d'Athabasca (Canada, Etat de l'Alberta) représentent des volumes fabuleux, les réserves totales sont estimées à ce jour à environ 300 milliards de barils pour chacun de ces deux sites. C'est gigantesque : les réserves mondiales prouvées de pétrole conventionnel ne sont que d'environ 1 200 milliards de barils. En deçà de 30 dollars le baril, la rentabilité de ces huiles visqueuses était encore jugée incertaine il y a 15 ans, mais les opérateurs (Total en tête, opérateur principal sur les deux sites) ont investi massivement, encouragés par la proximité du marché américain et par les perspectives de hausse des taux de récupération (même si ces derniers devraient rester plus bas que ceux du pétrole léger), de sorte qu'aujourd'hui les coûts sont inférieurs à 15 dollars par baril.
Les futurs émirs du pétrole seront donc probablement canadiens et vénézuéliens ; ces pays se situeraient à la deuxième place mondiale ex aequo pour les réserves prouvées si l'on y intégrait les sables bitumineux, avec chacun environ deux tiers des réserves récupérables de l'Arabie saoudite. Mais des considérations environnementales viennent ralentir certains projets (ils exigent une autoconsommation élevée, d'où des émissions importantes de CO2), ce qui vient confirmer que l'avenir du pétrole n'est pas tant compromis par la question des réserves décroissantes que par la question de l'acceptabilité sociale en chute libre des dégradations environnementales.

b/ L'offshore fait l'objet d'une attention toute particulière de la part des majors ( Document 10 ). Selon les experts de Total, 57 milliards de barils, soit 5% des réserves mondiales, reposent à plus de 500 mètres sous la surface de l'eau. Mais l'on n'en est qu'aux débuts de la prospection, surtout pour les "ultra grands fonds". Les golfes du Mexique et de Guinée sont en première ligne, mais aussi les rivages de l'Atlantique. Les perspectives sont excellentes. Espérons que la rente ne restera pas, elle aussi, offshore .

c/ A moyen terme, l'avenir est aux pétroles synthétiques ( Document 11 ), aux divers substituts de l'essence , à condition que les prix du pétrole conventionnel restent aussi élevés que ceux que l'on observe depuis deux ans (de façon à ce que les entreprises soient pleinement incitées à investir) et que les progrès techniques continuent. De nombreux sites pilotes sont mis en œuvre depuis quelques années, en particulier en Chine. Un avantage, considérable, avec ces produits : la question des réserves disparaît de l'horizon.

Tout cela est susceptible de repousser "l'après pétrole" dans un très long terme où, c'est bien connu depuis Keynes, nous serons tous morts. Car admettons même que le pic de production advienne en 2020. En tablant sur une poursuite du trend de baisse de l'intensité en pétrole de la croissance mondiale, il resterait assez d'or noir jusqu'en 2060 au moins, ce qui laisse bien assez de temps pour concevoir et mettre en œuvre une sortie de l'économie fondée sur le pétrole ; d'autant plus qu'il serait naïf de miser sur une production mondiale passant brutalement de 90 milliards de barils/an environ à zéro : extinction des réserves et montée des prix seront des phénomènes graduels, du temps sera laissé aux différents acteurs pour se préparer.

Conclusions

  1. Ce qui compte, ce n'est pas le pétrole, c'est l'énergie . Par exemple, la notion de réserves ultimes aura-t-elle encore un sens le jour où l'éthanol et le biodiesel, dont les réserves sont quasiment infinis, pourront remplacer l'essence traditionnelle dans sa principale application, le transport sur route ?
  2. Quand, dans une région, le taux de personnes âgées de moins de 20 ans dépasse 50%, il y a du tangage à prévoir. La prime de risque sur le pétrole du Moyen-Orient pourrait donc diminuer au fur et à mesure de la transition démographique. Par ailleurs, la réintégration pleine et entière de l'Irak dans le marché mondial à l'horizon 2007 (avec un peu de chance !), qui stimulerait l'offre et sèmerait la zizanie au sein de l'OPEP (renégociation des quotas, légère perte d'influence des saoudiens), est une autre source d'espoir.
  3. Les Etats-Unis ne sont pas dans la situation de dépendance et de vulnérabilité que l'on se plaît souvent à présenter ( Document 12 ), avec pour emblèmes ces énormes chars d'assaut appelés SUV ( Sport Utility Vehicle ) qui se vendent comme des petits pains depuis plusieurs années en dépit de leur consommation effrénée d'essence. Il est vrai qu'ils absorbent un baril sur quatre produits dans le monde. Mais ils captent une bonne part de la rente mondiale, soit directement comme producteurs (3e place mondiale), soit via leurs entreprises pétrolières (les marges sont élevées dans le forage, le raffinage et la distribution…), soit indirectement comme premier réceptacle des pétrodollars du monde entier. Ils sont couverts, à court terme, par leurs réserves stratégiques enfouies dans les cavités salines le long de la côte Sud-Est, à moyen terme par le fait que leurs principaux fournisseurs (Mexique, Canada…) sont à la fois proches et "sûrs" (les importations en provenance du Moyen–Orient vont augmenter inéluctablement, mais à partir d'un niveau très faible), à long terme par leurs positions militaires. Les éventuels embargos anti-américains relèvent de la fiction et le marché du pétrole a pour unique monnaie le dollar US. Enfin, ce pays est leader dans la plupart des technologies visant à remplacer (au moins partiellement) le pétrole : hydrogène, carburants de synthèse.
    On n'en dira pas autant de l'Asie et de l'Europe, dénuées de moyens de pression, de stocks (si cela tourne mal) et de porte-avions (si cela tourne très mal). L'Asie est déjà très dépendante du Moyen-Orient. Des pays en forte croissance comme la Chine et l'Inde vont devoir résoudre une équation énergétique très complexe dans les années à venir. Par exemple, leurs taux de dépendance pétrolière, qui étaient respectivement de 22% et de 57% en 1997, devraient atteindre 77% et 92% en 2020, selon le World Energy Outlook de l'AIE en 2000. Le Japon enregistre quant à lui les plus fortes importations nettes de pétrole rapportées au PIB de tous les pays industrialisés. L'Europe, marquée peut-être par Malthus, semble parfois se résigner au discours défaitiste sur les économies d'énergie qu'implique le triple choix de vouloir sortir du pétrole, de ne pas relancer massivement le nucléaire et de ne pas investir franchement dans la recherche sur les nouvelles sources d'énergie. Il est vrai qu'un moyen assez sûr de ne pas trouver (du pétrole, des ressources alternatives plus propres et plus abondantes…) est de ne pas chercher.
     

Bibliographie

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