Les blocages structurels de la croissance au Japon

Les blocages japonais

Le Japon est depuis quelques années présenté comme le pays de l'échec des politiques macroéconomiques. Mais si l'on regarde plus attentivement, on s'aperçoit que les maux structurels sont plus graves, plus durables que les dysfonctionnements macroéconomiques, car ils aboutissent à façonner une économie duale, difficilement réformable.

Le manque de concurrence et de productivité

De manière très classique, le modèle japonais était efficace en période de rattrapage : il canalisait les ressources du pays vers un petit nombre de secteurs clés (comme l'automobile) dans lesquels l'effort d'investissement, de recherche-développement et d'invention de débouchés était effectué de manière méthodique. La réussite même de cette stratégie confortait le grand consensus social. Le modèle est tombé en panne au début des années 1990, quand les secteurs non concurrentiels, qui auraient dû être liquidés, ont été protégés par le gouvernement à un degré tel qu'ils sont devenus des boulets pour les finances publiques et le système financier. La crise boursière et financière masque donc une crise économique qui aurait de toutes façons eu lieu. Mais, en masquant cette réalité, et par les politiques macroéconomiques auxquelles elle a donné lieu, la crise boursière a retardé l'heure des changements structurels.

Les secteurs protégés

On en dénombre au moins quatre. Toujours pour les mêmes raisons (clientélisme politique), toujours avec les mêmes effets (distorsions de concurrence, sureffectifs, prix élevés). Les pages de Mancur Olson consacrées au phénomène de cristallisation corporatiste, et celles de George Stigler sur la capture de la réglementation, s'appliqueraient très bien au Japon d'aujourd'hui. Notons que 85% des prêts non-performants dans le système bancaire sont concentrés dans les secteurs de la construction, du commerce de détail, des services aux ménages et de l'immobilier.

  1.  L'agriculture : La situation est celle d'une"France bis", en pire car sans le levier de l'Union européenne pour une hypothétique réforme de fond. Il s'agit d'un sujet politiquement tabou. Un seul espoir, si l'on peut dire : la population agricole japonaise a une moyenne d'âge de 70 ans… On y verra donc plus clair vers 2015.
  2. Le secteur du bâtiment et des travaux publics (BTP) : Conséquence des 13 plans de relance keynésiens entrepris entre 1991 et 2002 et de la réduction actuelle des investissements publics à partir de niveaux excessivement élevés (les travaux publics ont représenté jusqu'à la moitié des dépenses de l'Etat), le secteur de la construction souffre de surcapacités flagrantes et d'une rentabilité catastrophique. Il emploie 10% de la population active japonaise en 2001, chiffre à comparer avec les Etats-Unis (5%) et avec l'Allemagne (6,7%, ce qui est déjà beaucoup par rapport à la moyenne de l'OCDE). En vertu d'une législation taillée sur mesure, les petites entreprises reçoivent un certain quota de commandes publiques ; de nombreuses PME cèdent ces commandes à des entreprises plus importantes (elles"vendent" leurs contrats avec l'État), de sorte qu'elles n'ont souvent aucune activité réelle (du moins dans le BTP).
  3. La distribution : les superettes sont partout, avec leurs gains de productivité quasi-nuls, leurs gammes restreintes et leurs prix très élevés. Les groupes étrangers sont entravés.
  4. Le secteur financier : il est protégé explicitement (renflouements massifs, rachat de titres…) et implicitement (doctrine du " too big to fail " et garantie des dépôts…), tout particulièrement s'agissant de la Poste et des banques régionales.

Un pays fermé, une économie duale

Paradoxalement, au moins du point de vue français, le problème du Japon est celui d'une introversion persistante parallèle à une mauvaise adaptation à la mondialisation . Les grands groupes internationaux de l'électronique ou de l'automobile, avec leurs performances mondiales remarquables, ne font que masquer le phénomène d'isolement économique (et plus profondément culturel) du Japon comparativement aux deux autres pôles de la Triade. L'ensemble de ce qui vient d'être dit aboutit à un faible degré de concurrence sur le marché des biens , en dépit d'efforts récents de réforme de la réglementation et de secteurs soumis depuis longtemps à d'intenses pressions concurrentielles, comme l'automobile. Les prix très élevés constituent un symptôme bien documenté . Il faut ajouter à cela une faible concurrence sur le marché du travail , en raison de réglementations tatillonnes et de traditions d'entreprises encore vivaces, et en dépit de la montée des formes particulières d'emploi.

Dès lors, il ne faut pas s'étonner de voir la productivité japonaise décrocher : en dépit d'efforts importants (investissements massifs dans le R&D, bonne performance dans les brevets…), les écarts avec les Etats-Unis se creusent . La situation est plus inquiétante qu'en Europe, où l'essentiel du décrochage tient à la faible mobilisation de la main d'œuvre et à la chute des heures travaillées. Au Japon, le décrochage se fait avec un taux d'activité très élevé et des heures de travail encore importantes. L'économie japonaise apparaît toujours aussi duale ; dès lors, il est délicat d'apporter une solution globale.

Un vrai problème de gouvernance

Comme le notait Gary Becker (voir le dossier de politique monétaire disponible sur ce site, dans le chapitre consacré a la déflation) : " (…) Le facteur décisif a été la réticence des Japonais eux-mêmes à regarder les faits en face. Les banques ne voulaient pas admettre qu'elles avaient des difficultés. Si elles l'avaient publiquement reconnu, elles auraient par là même avoué que leurs bilans étaient faux ; qu'ils reposaient sur des valeurs comptables totalement irréalistes ; et, donc, que leurs actifs nets étaient en réalité négatifs. Elles seraient tombées de Charybde en Scylla. Pour des motifs voisins, les autorités japonaises ne voulaient pas, non plus, reconnaître la réalité de leur situation bancaire. Tout le monde a choisi la politique de l'autruche. Résultat : la politique monétaire est restée beaucoup plus restrictive que ce qu'il eût été nécessaire. Avec les conséquences que l'on sait ". Mais pourquoi la non-décision et les mauvaises décisions l'ont-elles systématiquement emporté ? Dans le monde de l'entreprise, on sera peut-être surpris de lire qu'il s'agit vraisemblablement d'un rapport de forces trop favorable aux managers par rapport aux actionnaires, avec, de surcroît, une certaine immaturité du marché financier. Dans le secteur public, la trop grande confiance en eux des fonctionnaires et le transfert des responsabilités vers une classe politique trop clientéliste ont abouti à un report des réformes. On le voit, dans les deux cas, ce sont le manque de transparence et de contrôle qui sont au cœur de la crise japonaise.

La gouvernance privée

Dans le modèle qui se lézarde mais qui reste encore la référence au Japon, la vocation des entreprises était largement communautaire : il leur incombait de stabiliser l'emploi en gardant des sureffectifs dans les phases basses du cycle, d'assurer la formation du personnel et de prendre en charge l'essentiel de la protection sociale. Ces surcoûts pouvaient, compte tenu du faible niveau de concurrence, être répercutés sur les prix. D'étroites relations financières entre les keiretsu et un secteur bancaire fortement réglementé structuraient un modèle de gouvernance spécifique, hyper-holiste, dans la lignée du capitalisme féodal de l'ère Meiji. L'organisation capitalistique d'un groupe nippon était nouée autour de sa "banque principale", qui assurait un environnement financier stable sur le long terme (gestion des participations croisées et accès à la liquidité). Ce mode d'organisation tissait des solidarités financières très fortes entre banques et entreprises (pratique dite du"convoi") et dessinait un modèle de capitalisme de type managérial plutôt qu'actionnarial. Dès lors, l'augmentation du chiffre d'affaire était privilégiée, au détriment de la maximisation du profit. Par ailleurs, le modèle reposait sur un mode de décision consensuel et les relations d'affaires se basaient sur les liens interpersonnels et non sur le droit.

Au moins trois sources de déclin de ce système sont identifiables :

  1. L'affaiblissement des banques limite leur capacité à fonctionner comme pivot des relations au sein des keiretsu : restructurations bancaires, renforcement du droit des faillites, affaiblissement des réseaux de sous-traitance.
  2. La solidarité des blocs d'actionnaires décline, sous la pression des nouvelles règles comptables et des actionnaires minoritaires jusque là absents, dont les investisseurs étrangers.
  3. De nombreux acteurs recherchent délibérément à l'étranger des formes alternatives de gestion des entreprises, notamment dans les relations avec les actionnaires et les salariés. La question ouverte est celle de l'influence qu'auront ces pratiques importées face à la résilience des institutions et des pratiques sociales.

Avec la réussite de Carlos Ghosn chez Nissan, l'arrivée d'un américain né en Angleterre à la tête de Sony (Sir Howard Stringer), la tentative d'OPA inamicale de Takafumi Horie (un jeune raider de 32 ans fondateur de la compagnie de services sur Internet Livedoor Co) sur le groupe de média Nippon Broadcasting… le paysage du capitalisme japonais se transforme. Les liens incestueux entre les affaires et la politique sont petit à petit dénoués (arrestation de l'ancien président du groupe Kokudo pour malversation ; mise en redressement en 2004 du groupe Daiei, le leader japonais de la distribution, placé sous la protection d'un fonds d'Etat puis vendu). Les liens entre sociétés sont de moins en moins fondés sur les relations historiques et de plus en plus sur la libre allocation du capital. L'appartenance à un conglomérat n'est plus une garantie d'entraide.

Que reste-t-il à accomplir pour tourner définitivement la page du capitalisme féodal ? On observe une grande immaturité du marché japonais à l'égard des OPA hostiles (transparence des opérations et droits des actionnaires individuels). Manifestement, le Japon aurait besoin d'une affaire NJR Nabisco pour réveiller l' establishment (voir Scott, 2000). On se souvient qu'au cours des années 1980, aux Etats-Unis, des innovations financières ( junk bonds ) et l'émergence d'acteurs non-bancaires (par exemple des fonds spéculatifs dirigés par de jeunes investisseurs ambitieux, les plus connus étant Michael Milken, Henry Kravis, Carl Icahn…) permirent une profusion de fusions, d'acquisitions et de restructurations qui, au-delà de leur aspect parfois caricatural, aboutirent à créer un climat d'insécurité du côté des managers. Cet aiguillon a finalement favorisé la rationalisation des activités et la succès d'entreprises devenues célèbres (MCI, CNN, Mattel…). A contrario , à cause de ces blocages juridique et psychologique relatifs aux OPA, le capitalisme japonais ressemble encore aujourd'hui trop souvent à celui de la France des années 1970-1980, où les membres du conseil d'administration nommaient les actionnaires (plutôt que l'inverse), où aucune décision stratégique n'échappait au ministère des finances et où la valeur du cours de bourse de l'entreprise était le cadet des soucis des managers .

La gouvernance publique

Les différentes autorités publiques portent une lourde part de responsabilité dans les errances japonaises depuis 20 ans : ce sont elles qui ont laissé la bulle se gonfler et la qualité du bilan des banques se dégrader (où était la supervision vers 1985-1990 ?), ce sont elles qui ont tardé à injecter des liquidités et à restructurer, ce sont elles qui se sont obstinés dans des plans de relance inefficaces, elles qui ont pris en 97-98 des mesures valables sur le fond mais manquant singulièrement de sens du timing . La crise japonaise est donc, avant toute autre chose, une crise de l'Etat japonais , de ses fonctionnaires et de son personnel politique. On a assisté depuis le milieu des années 1980 à une vraie crise de la décision, les nombreux scandales ne représentant que la partie émergée du problème. Longtemps encensée, à travers l'action du MITI par exemple, la sphère publique japonaise est aujourd'hui jugée fort peu efficace, au Japon comme à l'étranger .

Ceci se traduit par un dérèglement du modèle fondé, lors de la haute croissance, sur des transferts de revenus et une socialisation des risques entre des secteurs très peu productifs, protégés, et des industries à la pointe du progrès technique, incités à se moderniser toujours davantage (une"politique de convoi" à l'échelle nationale, en quelque sorte, d'où l'importance des écarts internes de productivité). La clé du"succès" reposait en effet sur la capacité à préserver une compétitivité extérieure forte tout en maintenant sur le plan interne les multiples formes de rentes. Au centre du " triangle de fer " alliant Kereitsu , bureaucrates et politiciens se trouvait l'administration, qui gérait les choix stratégiques d'une industrie cartellisée, et le Parti Libéral Démocrate (PLD, au pouvoir depuis plus d'un demi siècle), appuyé par des viviers électoraux bien précis (petit commerce, paysannerie, BTP) et qui, contrairement à son nom, n'est ni un parti (la plupart des spécialistes de sciences politiques considèrent depuis longtemps que c'est un conglomérat de clans structuré sur le mode féodal), ni libéral (il a toujours eu un vieux fond protectionniste, corporatiste et interventionniste), ni démocrate (il a monopolisé tous les pouvoirs et a co-piloté le pays avec les fonctionnaires du ministère de l'Economie). Le PLD s'en est toujours tenu à un traitement politique de la crise, calé sur ses intérêts propres, tout en étant assez habile pour compromettre ses concurrents dans la première phase de recapitalisation des banques (1998-1999). Il a en effet attendu cette date pour partager un peu le pouvoir, de sorte que ses alliés d'un jour ont dû endosser des réformes très impopulaires. Par ailleurs le PLD a profité du fait que l'administration (et singulièrement le ministère des Finances) porte aux yeux de l'opinion la responsabilité de la bulle. La délégitimation profonde de la haute administration s'est traduite par un transfert de la capacité d'initiative vers les acteurs politiques, PLD en tête : à partir de 1996-1997, les hommes du ministère des finances perdent progressivement la main.

Le gouvernement Koizumi a certes permis, depuis 2001, de retrouver un peu de stabilité (il y avait eu 6 premiers ministres entre 1993 et 1999), mais il se montre extrêmement prudent. Ainsi, par exemple, la privatisation du premier établissement financier au monde, la Poste japonaise, s'étalera de 2005 à 2017 au moins). On est loin des discours initiaux (« des réformes sans sanctuaire", « no pain, no gain »,"tout ce qui peut être privatisé le sera") et des engagements de départ (la privatisation du système postal d'ici 2003, l'élimination, d'ici 2004, de toutes les mauvaises créances, sans injection de fonds publics additionnels, et la réduction des dépenses du gouvernement avec un plafond annuel de 255 milliards de dollars pour les émissions d'obligations). Sur ce dernier point, par exemple, le volume de l'ensemble des émissions obligataires programmées sur l'année budgétaire 2004 s'établit à 1200 milliards d'euros !

Plus fondamentalement, l'un des principaux problèmes de gouvernance au Japon vient de la non-coopération entre les acteurs publics, particulièrement entre le Ministère des finances et la Banque du Japon (politique de change vs politique monétaire) ou entre l'Etat et les collectivités locales. Celles-ci représentent"une mosaïque de pouvoirs qui donnent le spectacle de fragments de puissances publiques incapables de s'agréger en Etat", selon Philippe Delmas (1991). Longtemps, cet héritage des temps anciens constituait un substitut aux contre-pouvoirs et permettait utilement de limiter les dépenses publiques, mais aujourd'hui ce n'est probablement pas le design institutionnel susceptible d'agir sur les anticipations et de permettre une prompte sortie de la crise déflationniste.

Le Japon peut-il se remettre en selle ?

Commençons par rappeler que cela serait très souhaitable. Un redémarrage du Japon ferait le plus grand bien à l'économie mondiale car il s'agit de la deuxième puissance économique de la planète et son effet d'entraînement sur l'économie mondiale ne doit pas être négligé. Par ailleurs, même si la Chine joue aujourd'hui un rôle complémentaire, il n'est pas sain que la seule locomotive de croissance depuis bientôt quinze ans soit l'Amérique. Hélas, deux épées de Damoclès ne permettent pas d'être optimiste quant au redémarrage nippon.

La grande bombe à retardement des finances publiques

La dette publique japonaise ressemble par certains cotés au monstre mythique Godzilla , la radioactivité en moins, hideuse (elle n'a pas servi à préparer l'avenir mais à construire des routes qui ne mènent nulle part), et en pleine croissance . Conséquence d'une politique keynésienne défensive, la situation budgétaire du Japon s'est en effet détériorée à un rythme effréné puisque l'on est passé d'un ratio de dette publique brute rapportée au PIB de 50% en 1990 à un ratio atteignant, en 2005, 170% (le niveau le plus élevé des pays du G7). L'endettement public contraint déjà fortement la politique budgétaire du pays. Dans un environnement de remontée anticipée des taux d'intérêt, l'Etat devra faire face à un alourdissement de sa charge de remboursement et à la réallocation des portefeuilles d'actifs des banques en faveur des actions. Un rapide calcul suggère que pour stabiliser le ratio de dette/PIB à 160%, avec des taux longs nominaux de 2% et une croissance nominale de 3% (tout ceci étant plutôt optimiste…), le solde primaire devrait être positif, de l'ordre de 1 à 2% du PIB, alors qu'actuellement (2005) on observe encore un déficit primaire de plus de 6%.

Pour une vue plus rassurante, il faut mentionner les travaux de Weinstein et Broda (2004). Résumons-les :

 

 

Le chiffre de 170% doit être relativisé, car il donne une image tronquée de la situation des finances publiques. En effet, l'endettement brut contient des dettes réciproques entre différentes entités publiques japonaises. Il ne s'agit donc pas là de véritables dettes. Par exemple, les obligations d'Etat que la Banque du  Japon et d'autres entités publiques détiennent à l'actif de leur bilan ne sont pas dues à des tiers. Sans ces dettes"internes", le ratio d'endettement redescend à 46% du PIB. Après quelques ajustements négatifs pour les prêts douteux (des créances probablement irrécupérables) consentis par l'Etat au secteur privé, l'endettement net s'établit à 62% du PIB. La situation n'est donc pas si dramatique : 62%, c'est moins que la moyenne de l'OCDE. Le taux actuel d'endettement joue par conséquent un rôle moins important qu'on ne le dit souvent ; le problème viendra des recettes et des dépenses futures.

Ces dépenses ne manqueront certes pas de croître au cours des prochaines années (hausse des frais médicaux du fait du vieillissement…), mais, selon Weinstein et Broda, les projections démographiques qui reposent sur un taux de fécondité constant de 1,3 sont peu vraisemblables : elles impliquent à terme une extinction totale de la population japonaise. Si l'on établissait les calculs sur des bases un peu différentes (une remontée progressive du taux de fécondité vers 1,7 entre 2010 et 2050) alors la hausse des coûts pourrait être répartie sur davantage d'années qu'on ne le dit et ainsi la situation budgétaire japonaise apparaîtrait un peu moins inquiétante.

Il est évident que les recettes fiscales devront augmenter, mais le gouvernement dispose d'une marge de manœuvre car le Japon affiche encore les taux d'imposition les plus faibles de l'OCDE. Les auteurs ont élaboré différents scénarios sur la base des hypothèses de croissance, de taux d'intérêt et d'évolution de l'Etat-Providence (allocations sociales plus ou moins élevées…) et ont calculé chaque fois de combien le taux d'imposition devrait augmenter. Même dans le pire des cas, ces taux ne seraient portés qu'au niveau de ceux de l'UE. Ce n'est certes pas une perspective agréable pour les contribuables japonais, mais ce ne serait pas un tsunami. Et si l'on opte pour un scénario de légère réduction des allocations sociales, les taux d'imposition ne devraient atteindre que le niveau rencontré actuellement aux Etats-Unis. Au total, une hausse du taux d'imposition moyen se situant entre 3 et 9 points de pourcentage est indispensable pour pouvoir faire face à la dette, mais cette hausse est supportable pour le contribuable japonais. Une implosion fiscale ou un défaut de paiement est donc très improbable, même à un horizon lointain, n'en déplaise aux agences de rating (Moody's avait downgradé la dette publique japonaise au niveau de celle de l'île Maurice).

D'ailleurs, une crise qui ne pourrait être résolue par des impôts plus élevés ou une baisse des dépenses ne pourrait résulter que d'une répudiation de la dette ou d'une monétisation de cette dernière. Dans les deux cas, l'anticipation d'une crise impliquerait une hausse du rendement des obligations d'Etat à long terme (pour compenser le risque de pertes) ; or, en 2003, le rendement des nouvelles obligations à 20 ans (JGB's) fluctuait entre 1 et 2% : si on considère que les intervenants sur ce marché savent ce qu'ils font, il faut conclure que la grande crise de solvabilité japonaise n'est pas pour demain.

Mais c'est tout de même le pessimisme qui doit l'emporter. Tout d'abord, les travaux de Weinstein et Broda peuvent être critiqués (voir Madsen, 2004). Ensuite, l'équilibre financier de l'Etat japonais n'apparaît pas fondé sur des bases saines à long terme . L'incapacité à maîtriser les dépenses, en raison du caractère contraint des principales d'entre elles (charges de la dette et dépenses de sécurité sociale), confirme que la consolidation budgétaire devra emprunter la voie soit d'augmentations d'impôts, soit d'une vaste réforme du système de protection sociale : hara-kiri politique garantit ; or, comme nous l'avons vu, le parti au pouvoir n'est pas, pour des raisons structurelles, composé de kamikazes de la réforme.

Une grave hypothèque démographique

Le constat est simple : le taux de natalité est un des plus faible du monde (1,3 enfant par femme) et il continue de baisser. Nous avons vu plus haut qu il pourrait remonter (une inversion des courbes est possible comme le montre le cas des Etats-Unis) mais a moins d un choc migratoire pour l heure très improbable la population active devrait décliner de 0,6% par an entre 2000 et 2025. La force de travail, qui atteint en 2005 un pic historique de 66 millions de personnes, va décroître à partir de maintenant, vers 39 millions (hypothèse pessimiste) ou 54 millions (hypothèse optimiste) en 2050. Le ratio de dépendance, qui était de 8 points inférieur à celui des Etats-Unis en 2000, l'égalera en 2025 et sera de quinze points supérieur en 2050 . Le vieillissement de la population entraînera une grande hausse des dépenses de santé et, probablement, une nouvelle chute de l'épargne. Il est peu de remèdes à cette situation. Comme il n'est pas question d'envisager de s'ouvrir à la main d'œuvre étrangère (nous sommes au Japon !), et puisqu'il n'y a pas de marges quant au taux d'activité masculin ou quant aux heures travaillées, il ne reste que des pistes rares et imparfaites : 1/ augmenter le taux d'emploi des femmes (c'est déjà l'un des plus élevés de l'OCDE, mais il reste quelques marges, notamment du fait de la fréquence du temps partiel , 2/ investir dans la formation, pour requalifier les salariés des secteurs protégés.

Conclusion

  1. Au Japon, rien ne sera plus comme avant . Trop de pactes implicites ont été rompus pour qu'un retour au"bon vieux temps" de l'emploi à vie et des participations croisées soit possible. On assiste depuis quelques années à des transformations majeures du"modèle" nippon dans le sens d'une plus grande transparence comptable, d'une plus grande ouverture intérieure et extérieure ; le Japon connaît ainsi sa troisième grande vague de modernisation et, comme les précédentes, elle a pour origine les pressions extérieures (les marchés financiers, les organisations internationales, les clients étrangers). Lors des deux précédentes phases de modernisation (la période Meiji et après 1945), la population n'avait pas été consultée et elle n'avait presque rien à perdre, il est donc logique que la phase actuelle soit plus lente et plus incertaine. D'autant plus qu'autrefois le Japon avait su importer et adapter nombre d'institutions et de pratiques occidentales sans cesser de rester lui même, alors qu'aujourd'hui le fond du modèle social et une partie de l'identité du pays semblent menacés par l'adoption des règles de gouvernance importées : alors qu'on a vu longtemps dans ce pays une illustration de la pluralité du capitalisme, il semble se heurter aujourd'hui à une contrainte forte de l'économie globalisée, c'est-à-dire à une certaine convergence des institutions.
  2. L'expérience japonaise des 20 dernières années (presque toutes les erreurs de pilotage économique envisageables pour un pays de l'OCDE y ont été commises) doit servir aux européens et aux américains : prévenir les enchaînements déflationnistes et les crises bancaires le plus en amont possible, ne pas injecter des liquidités abondantes dans l'économie au moment où se forme la bulle, ne pas pratiquer la politique de l'autruche mais au contraire agir vite et fort lorsque le krach survient, constituer des marges de manœuvre en phase haute du cycle et bien coordonner les politiques (monétaire, budgétaire et fiscale, de change), privilégier un tax cut aux investissements publics et s'attaquer le plus tôt possible aux racines du mal plutôt que de calmer la douleur par les politiques de soutien macro-économique. Une dérive"à la japonaise" ne peut se prolonger pendant quinze ans qu'en raison de rigidités structurelles importantes. Les racines du mal sont connues depuis longtemps : la réglementation excessive sur le marché de l'immobilier, les participations croisées, les biais fiscaux en faveur du financement par endettement, le manque de concurrence sur les marchés, l'incapacité du système politique à un seul parti d'entreprendre des réformes, le faible taux de création de nouvelles firmes dans un environnement ayant étouffé l'esprit d'entreprise ; pour l essentiel, elles subsistent encore a ce jour.

Bibliographie

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Delmas Philippe (1991), Le maître des horloges , Editions Odile Jacob, Paris.

Lacu Cyrille et Dourille-Feer Évelyne (2002),"La crise japonaise, ou comment un pays riche s'enlise dans la déflation", L'économie mondiale 2003, Editions La Découverte, collection Repères, Paris.

Madsen, Robert A. (2004), “What went wrong: Aggregate Demand, Structural Reform, and the Politics of 1990s Japon”, MIT Japan Program, Working Paper Series 04.01.

Scott Jeff (2000), “Drexel Burnham Lambert: A Ten-Year Retrospective”, Ludwig von Mises Institute.

Weinstein David et Broda Christian (2004), “Happy News from the Dismal Science: Reassessing Japanese Fiscal Policy and Sustainability”, NBER Working Paper n°10988, décembre 2004. Disponible également via la FED de New York sur http://nyfedeconomists.org/broda/pub.html , et résumé dans The Economist , 26 Juin 2004, p. 78.

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