La représentation économique et sociale : Rôle et réalités du lobbying

Le problème de la représentation économique et sociale : un aperçu historique

Une pratique d'origine anglo-saxonne

 

C'est aux Etats-Unis que le lobbying apparaît, favorisé par une conception libérale de l'Etat de droit qui met l'Etat au service de l'individu. Un arrêt de la Cour suprême de 1876 reconnaît aux citoyens le droit de se rassembler et de formuler des pétitions lorsque des décisions publiques risquent de mettre en cause leurs intérêts ; ce droit est confirmé par le “ Lobbying Act ” de 1946. Le lobbying est aujourd'hui une pratique normale dans la vie publique américaine, parfaitement intégrée aux mécanismes de gouvernement. La capacité d'influence d'un certain nombre de grands lobby – Association nationale des porteurs d'armes à feu (National Rifle Association, présidée par l'acteur Charlton Heston), lobby pro-israélien ou encore lobby des entreprises agroalimentaires produisant des produits à base d'Organismes Génétiquement Modifiés – sur les orientations politiques de l'administration américaine est un fait reconnu par tous. 

Les pays de culture anglo-saxonne ont généralement offert un terrain plus favorable à l'essor du lobbying. Tôt introduit au Royaume-Uni, il a toutefois davantage peiné à s'implanter en Allemagne, où le modèle corporatiste donne aux partenaires sociaux un accès privilégié aux décideurs. Mais c'est à Bruxelles, capitale fonctionnelle de l'Union Européenne, que bat le cœur du lobbying en Europe, puisqu'on y trouve, concentrés dans un quartier de la ville, les grandes institutions communautaires (Commission, Parlement, Comité Economique et Social) et, gravitant autour de celles-ci, toutes les grandes ONG européennes, un corps diplomatique très étoffé, le plus grand centre de presse au monde et un vaste centre d'affaires. L'importance du lobbying bruxellois s'est naturellement accrue avec les traités de Maastricht (1992) et d'Amsterdam (1997), qui ont considérablement étendu les compétences générales de l'UE.

 

En France, un essor longtemps différé

 

L'essor du lobbying en France a longtemps été entravé par la méfiance qui y est traditionnellement opposée à la représentation politique directe des intérêts socio-économiques. À la fin du XIXème siècle, le député catholique social La Tour Du Pin affirme le besoin d'une représentation professionnelle mais se montre opposé à ce que les intérêts économiques soient représentés au Parlement. La question sera soulevée à plusieurs reprises au cours du XXème siècle ; figurant parmi les objectifs affichés par le Maréchal Pétain dans le cadre d'une “ Révolution nationale ” d'inspiration corporatiste, elle est aussi relayée, dans une perspective naturellement différente, par le Général de Gaulle, qui soumet vainement au référendum, en avril 1969, le principe de la transformation du Sénat en une assemblée professionnelle regroupant des représentants d'assemblées socio-économiques régionales.

L'écoute des groupes de pression est néanmoins institutionnalisée en France depuis les débuts de la Vème République. Créé par la Constitution de 1958, le Conseil Economique et Social (CES) est le principal vecteur de cette institutionnalisation : composé de représentants des principaux groupes socio-professionnels (organisations syndicales et patronales, agriculteurs, professions libérales, …), il émet, à la demande du Premier ministre ou à sa propre initiative, des textes (des “ avis ”), dans lesquels il attire l'attention du gouvernement sur les réformes économiques et sociales qui lui paraissent souhaitables. Le pouvoir du CES reste néanmoins purement consultatif, ce qui constitue un signe de la défiance historique des institutions françaises vis-à-vis des groupes d'intérêts ; défiance qui n'a pu que sortir renforcée des dérives constatées sous la IVème République. À l'heure actuelle, le CES est sans doute davantage un lieu de concertation, utile pour nourrir le dialogue entre les partenaires sociaux, qu'une Assemblée où s'élaborent les propositions destinées à orienter les décisions gouvernementales. 

En France comme dans les autres pays latins, le lobbying est une activité encore émergente ; toutefois, sous l'influence anglo-saxonne, le secteur a commencé à se structurer et à se professionnaliser. 

Rôle et réalités du lobbying aujourd'hui.

Qui le pratique ?

 

La pratique “ professionnelle ” et “ ouverte ” du lobbying est aujourd'hui le fait de nombreux cabinets spécialisés. Hill & Knowlton ou Burson Marsteller sont parmi les plus réputées de ces agences qui se mettent au service de groupes commerciaux, industriels ou agricoles. Mais le lobbying n'est pas seulement réservé aux grandes entreprises : les grandes organisations professionnelles (syndicats patronaux, chambres d'agriculture, chambres de commerce et d'industrie, …) usent de techniques de lobbying aussi perfectionnées que celles utilisées par les cabinets spécialisés.

L'action de certaines associations, voire de certaines ONG peut également être analysée sous l'angle du lobbying. Investies d'un rôle croissant dans l'action collective, ces organisations ont, pour les plus importantes d'entre elles, compris la nécessité où elles se trouvent de se faire entendre de l'administration et des autorités politiques. Le cas de l'association Agir pour l'Environnement, qui a récemment interpellé le gouvernement sur la question des effets des antennes-relais et des téléphones cellulaires, permet de comprendre les méthodes utilisées pour infléchir l'environnement réglementaire dans un secteur économique donné. D'une manière plus générale, les Unions de consommateurs se sont données une représentation permanente à Bruxelles.

 

Comment le lobbying se pratique-t-il ?

 

Pratiqué par des hommes de relations publiques rompus aux techniques de négociations et disposant de sources d'informations et d'appuis dans les centres de décisions, le lobbying emprunte par certains aspects à l'art de la diplomatie. Mais pour définir leur stratégie, les lobbyistes se fondent avant tout sur des paramètres politiques : leur plus-value réside dans leur connaissance fine des procédures d'intervention, des délais d'action et des circuits de décision.

La très grande majorité des textes de loi étant aujourd'hui d'origine gouvernementale, la proximité avec l'administration constitue un atout déterminant : les lobbyistes cherchent à entretenir des liens étroits avec les ministères les plus puissants en procédant par informations régulières, demandes d'audience et invitations. Le Parlement constitue néanmoins une autre cible privilégiée des lobbyistes : il n'est pas rare de voir ceux-ci soumettre “ clé en main ” aux parlementaires des propositions de loi ou des amendements déjà rédigés. Bien plus qu'à travers les commissions, les lobbies exercent leur influence à travers les groupes d'études parlementaires ; des groupes ont ainsi été constitués sur des sujets aussi divers que l'industrie aéronautique et spatiale, la protection des animaux, la chasse, le tabac ou encore les nuisances aéroportuaires. Parmi les groupes de pression les plus actifs au Parlement, on peut citer le MEDEF, qui suit attentivement les textes de loi relatifs aux questions économiques et sociales, et qui peut à l'occasion solliciter directement certains parlementaires. 

Le lobbying a dû par ailleurs s'adapter à la montée en puissance des autorités infra-nationales (collectivités locales) et supra-nationales (institutions communautaires). Un nombre croissant d'entreprises et de groupes d'influence choisissent ainsi de se doter d'une représentation permanente à Bruxelles.

 

Outils du lobbying.

 

La pratique du lobbying est à la croisée des techniques du droit et de la communication. Un bon lobbyiste doit naturellement savoir identifier de façon fine et précise les intérêts de ses clients ; mais il doit aussi et surtout savoir comment les défendre auprès de l'opinion et des pouvoirs publics, dans le respect des règles du droit financier et en évitant le délit d'initié ou le délit d'entrave. Dans cette perspective, les agences de lobbying se livrent à la rédaction d'argumentaires, organisent des campagnes de presse, commandent des sondages d'opinion ou préparent des rencontres et colloques destinés à renforcer la légitimité et la visibilité des positions de leurs clients. Des rencontres sont ainsi régulièrement organisées par des agences spécialisées dans l'enceinte du Parlement ou du Conseil Economique et Social ; de grandes entreprises sont invitées, moyennant parfois le versement d'une participation, à y présenter, devant des journalistes et des responsables économiques, politiques et sociaux, leur point de vue sur un débat d'actualité dans lequel elles se trouvent de facto impliquées. Des entreprises comme EDF, Gaz de France, Suez Lyonnaise des Eaux, l'Union Française des Industries Pétrolières ou la COGEMA ont ainsi été conduites à plusieurs reprises, en 2002, à s'exprimer par la voix de leurs dirigeants sur les enjeux du développement durable. 

Le pouvoir du lobbying et ses limites

Les dangers d'un exercice insuffisamment encadré du lobbying

Mal encadrée, la pratique du lobbying peut être dangereuse ; le risque majeur est celui du trafic d'influence, c'est-à-dire de la tentative de corruption  d'élus ou de fonctionnaires. C'est principalement pour cette raison que le lobbying a eu longtemps mauvaise presse en France, où il était volontiers perçu comme une entrave au libre exercice de la volonté générale. L'autre risque majeur est celui de la manipulation : il n'est pas rare de voir des lobbies commander des études d'opinion largement orientées, dont la finalité est avant tout d'apporter la preuve que les préoccupations du lobby sont aussi celles d'une large partie de l'opinion publique, quitte à prendre, pour cela, des libertés avec la rigueur scientifique qui doit pourtant prévaloir en de telles occasions. Le lobbying des laboratoires pharmaceutiques a ainsi franchi à plusieurs reprises la ligne jaune. 

Ces écarts ne sont pas nouveaux : l'essayiste américain Vance Packard soulignait déjà en 1958 le danger que les lobbyistes truquent la vérité et détournent au profit de leurs clients les moyens de communication. Toutefois, la multiplication, ces dernières années, d'affaires mettant en cause le comportement des lobbyistes, en particulier au Parlement européen, a conduit certains à s'interroger sur l'opportunité d'une réglementation visant à limiter leur pouvoir.

 

Une fonction de plus en plus nécessaire

 

Les lobbyistes jouent néanmoins un rôle globalement positif dans un contexte de crise généralisée de la représentativité. L'apport d'informations est nécessaire à la prise de décision : les groupes d'intérêts mettent à disposition des hommes politiques, des cabinets ministériels et des groupes parlementaires un travail d'expertise considérable, qui les sensibilise aux conséquences de leurs décisions et les aide à l'élaboration de compromis. Ce travail d'éclairage de la décision publique est particulièrement utile auprès des institutions communautaires : souffrant d'un certain "déficit démocratique" lié notamment à leur mode d'élection, celles-ci ont tout à gagner d'un contact étroit et régulier avec les représentants de la société civile européenne. 

Il n'en reste pas moins vrai, naturellement, que le lobbying doit rester un moyen d'assurer, non le triomphe des intérêts catégoriels, mais l'expression des différents intérêts particuliers. Il doit se contenter d'éclairer le pouvoir, non le soumettre à sa volonté. C'est dans cette perspective qu'un travail de moralisation de la profession a été accompli dans plusieurs pays, à travers la mise en place d'une réglementation garante de la transparence et du respect de la démocratie. Au niveau de l'Union Européenne, la réglementation du lobbying est actuellement en chantier. Après plusieurs vaines tentatives au début des années 1990, l'Union Européenne impose à présent aux lobbyistes de s'inscrire dans un registre public pour avoir le droit de circuler, munis de laissez-passer nominatifs, dans l'enceinte du Parlement européen. Mais ces laissez-passer n'autorisent que l'accès aux réunions publiques et leur obtention implique de se soumettre au respect d'un code de conduite strict. Les lobbyistes ont eux-mêmes entrepris de fixer des règles pour l'exercice de leur profession. Conscients que leur image devait être défendue, notamment auprès des médias, ils ont créé en 1990 l'Association Française des Conseils en Lobbying, laquelle a défini un code de déontologie applicable à ses adhérents. 

Conclusion

La crise de la représentativité qui secoue les sociétés occidentales se décline non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan économique et social. Elle explique la volonté des associations, des entreprises ou des fédérations professionnelles de mieux se faire entendre sur la place publique. Dans ce contexte, s'il parvient à conquérir sa légitimité, le lobbying a toutes les chances de connaître un véritable essor dans les années à venir.

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