François Dubet : Les inégalités sont souvent vécues comme une sorte de mépris

SOCIÉTAL.- Vous avez publié Le temps des passions tristes. Inégalités et populisme aux éditions du Seuil. Quels changements expliquent que les Français aient une manière différente de percevoir les inégalités ?  

François DUBET.-  La France a longtemps été une société nationale industrielle. Les ouvriers ont représenté jusqu’à 40% de la population active. Les inégalités étaient alors perçues selon la classe sociale à laquelle chacun appartenait. Il y avait les ouvriers, les classes moyennes, les propriétaires, les paysans, les bourgeois...

Cette expérience collective des inégalités a organisé la vie politique, associative et syndicale et notre manière de voir la société pendant plus d'un siècle.

Mais la vie politique a connu de formidables changements depuis 1789... 

Entre 1789 et le 20 ème siècle, nous sommes passés d’un monde où les conservateurs monarchistes et les catholiques s’opposaient aux républicains, à une vie politique structurée par l’opposition droite gauche avec les représentants du travail face aux défenseurs de la propriété, de l’argent et de l’entreprise. Mais une chose est demeurée : les Français percevaient les inégalités selon la classe sociale à laquelle ils appartenaient. 

Le peuple a déjà manifesté sa colère dans le passé…

Nous sommes dans la même situation qu’à la fin du 19 ème siècle : des manifestations de colère et de populisme ont éclaté quand la société française s’est industrialisée. Ce mouvement a duré assez longtemps avant que les syndicats et les partis se créent. 

Pourquoi l’affrontement entre classes sociales s’est-il dissous dans l’individualisme ? 

La représentation des inégalités de classe s’est délitée progressivement pour des raisons qui tiennent aux transformations économiques. Chaque personne se définit moins par son appartenance à une classe sociale. Elle a le sentiment d’être définie par une multitude d’inégalités. L'expérience des inégalités est de plus en plus une expérience individuelle.

Comme Tocqueville l’avait anticipé en observant la démocratie américaine, l’abolition des barrières de classes accroît la frustration relative dans des univers sociaux dominés par des comparaisons fines et souvent obsédantes, puisqu’il faut évaluer une position qui n’est plus acquise une fois pour toutes.

Les inégalités ne sont plus seulement économiques…

Les individus vivent souvent les inégalités comme une sorte de mépris et de discrimination plus que comme une forme d’exploitation. 

Concrètement….

Une personne peut dire qu’elle subit des inégalités en tant que salarié, parce qu’elle habite telle ville, parce qu’elle est une femme, parce qu’elle est née de parents migrants, parce qu’elle appartient à une minorité, parce qu’elle détient tel diplôme.

La voiture est-elle encore un symbole ? 

Quand j’étais jeune, il existait deux catégories de Français : ceux qui possédaient une voiture et ceux qui n’en avaient pas.  Aujourd’hui tout le monde a une voiture. Le sentiment d’inégalité n’est donc plus lié à la propriété d’une automobile mais au type de voiture et d’usage. 

Pourquoi la notion de mépris a-t-elle envahi le débat public ? 

Nous vivons dans une société « tocquevilienne » où des individus égaux doivent assumer leur destin social et se prendre en charge. Chaque individu est tenu pour plus ou moins responsable de ce qui lui arrive.

Dans la société de classe, les personnes étaient portées par un destin social. Les enfants des ouvriers devenaient des ouvriers. Ceux de paysans des paysans. Il fallait donc améliorer la condition collective. Aujourd’hui, l’individu se sent responsable de ce qui lui arrive et mis en accusation personnellement. Cela se traduit par une forme de ressentiment.

Qui est responsable d’un parcours scolaire médiocre ? L’Etat ? La société ? L’individu ? 

Pendant longtemps les personnes ne faisaient pas d’études pour des raisons d’inégalité sociale. Aujourd’hui, une personne qui n’a pas réussi à l’école, juge que c’est un peu de sa faute et qu’elle a été maltraitée. C’est donc une blessure personnelle. La société l’a méprisée.  Elle accuse les autres de l’avoir ignorée. 

Sommes-nous entrés dans l’ère de l’égalitarisme ? 

Les Français affirment de plus en plus fort un sentiment du droit à l’égalité. 

Mais des progrès ont été accomplis…

Les inégalités entre les hommes et les femmes se sont, par exemple, assez fortement réduites en termes de qualification, d’emploi et de revenus. Mais celles qui persistent sont vécues comme étant de moins en moins supportables. Même quand elles se réduisent, les inégalités sont de plus en plus douloureusement vécues. A fortiori, leur croissance est intolérable.

Comment ces changements touchent-ils l’éducation ?

Pendant longtemps la jeunesse était divisée entre les jeunes bourgeois, ceux qui suivaient des études et ceux qui travaillaient. Aujourd’hui, les inégalités scolaires ne se définissent par rapport à l’établissement, aux études choisies, à la filière puisque l’écrasante majorité des jeunes âgés de 18 ans étudient.

Les classes sociales ont-elles disparu ?

Non. Les dirigeants économiques qui investissent dans l’entreprise et les technologies et organisent le travail, ont une conscience de classe. Ils ont suivi les mêmes formations. Ils sont recrutés selon certains critères. Ils ont le goût de s‘enrichir mais cette appétence pour l’argent ne caractérise pas le seul capitalisme. Ils ont aussi une vision du développement économique et social relativement homogène. Cette classe dirigeante fait face à des colères individualisées et à des classes moyennes fâchées. Elle n’a pas en face d’elle des classes sociales capables de lui opposer un projet différent du sien. 

Les syndicats jouent-ils encore un rôle ? 

Ils ont encore une légitimité institutionnelle mais ils sont peu représentatifs. Ils sont surtout implantés dans les grandes entreprises et la fonction publique. 

Quelles sont les conséquences politiques ?

Les partis socio-démocrates de gauche et les partis libéraux « bourgeois » se sont affaiblis au bénéfice de tendances de plus en plus populistes qui veulent réunifier le peuple contre les élites autour de la nation et de la défense de l’Etat. Ce phénomène s’est traduit de manière spectaculaire en France par le mouvement des gilets jaunes, en Angleterre par le Brexit, en Italie par l’arrivée au pouvoir de Matteo Salvini, aux Etats-Unis par l’élection de Donald Trump.

Qui sont les porte-paroles des inégalités ? 

Chaque personne qui appartient au mouvement des gilets jaunes ou à celui de MeToo, peut accéder à la parole publique grâce à Internet. Chacun peut exprimer directement ses colères, ses sentiments, ses émotions, ses indignations dans l’espace public sans être « refroidi » par les partis, les associations, les paroisses et autres intermédiaires spécialistes de l’action collective qui ont organisé la vie politique et sociale pendant des décennies.  

Les Français comprennent-ils la société dans laquelle ils vivent ? 

Ils se représentent la vie sociale avec des catégories qui ne correspondent plus à ce qu’elle est.

Les Français réclament toujours plus à l’Etat. Ignorent-ils qu’ils vivent dans un pays qui est le champion d’Europe des dépenses sociales et l’un des plus protecteurs ?

Nous vivons dans un système qui prélève beaucoup d’impôts et de taxes et qui redistribue abondamment. Mais son évolution depuis trente ans l’a rendu totalement illisible. Quand j’explique à des étudiants en université qu’ils doivent venir en cours parce que la nation et leurs parents ont payé pour cela, ils sont étonnés et expliquent qu’ils croient que leurs études sont gratuites. 

Résultat, les personnes et les entreprises qui paient des impôts, ont le sentiment de payer pour rien. Ceux qui reçoivent, ont le sentiment de ne pas percevoir ce qui leur est dû. Tout le monde se sent gruger. 

Cette situation exacerbe-t-elle les tensions ? 

Elle crée un système d’accusation permanente. Les personnes qui dénoncent les injustices, dénoncent les très riches et les pauvres. Elles ont l’impression que le système aide des personnes qui ne méritent pas de l’être, que l’autre reçoit plus que ce qu’il devrait recevoir. Un des arguments rhétoriques les plus faux du Rassemblement national est d’affirmer que les immigrés sont ceux qui bénéficient le plus des aides alors qu’ils coûtent peu à l’Etat.  

Avec qui les Français se comparent-ils ? 

Les Français comparent au plus près, avec les personnes qui l’entourent. Leur perception des inégalités individuelles et celle des inégalités sociales sont déboîtées. 

Faut-il redéfinir les missions de l’Etat providence ? 

L’Etat providence a été mis en place sur la base d’un contrat social. Les travailleurs donnaient de la richesse à la nation. La nation la leur rendait sous forme de protection sociale. Il faut réfléchir à une redéfinition du système de protection sociale de façon à ce que chacun perçoive ce qu’il donne et ce qu’il reçoit. 

Vous avez terminé votre livre Le temps des passions tristes. Inégalités et Populisme le 16 novembre 2018. Les gilets jaunes ont commencé à manifester le 17 novembre. Ils se sont mobilisés pendant 33 samedis. Comment analysez-vous ce mouvement ? 

Je n’avais bien entendu pas prévu que ce mouvement aurait cette consistance et cette durée. Mais il a conforté ma vision. Les gilets jaunes n’ont pas été récupérés par un parti politique. Que ce soit le Rassemblement national ou la France insoumise. La somme de leur colère n’a pas abouti à des revendications collectives. Leurs demandes étaient contradictoires et non hiérarchisées. 

Chaque gilet jaune se sent individuellement victime d’une ou plusieurs injustices. C’est les colères, mais aussi le plaisir de l’action et d’être ensemble qui ont unifié le mouvement. Mais, nous sommes très loin des mouvements sociaux de la société industrielle qui se terminent par des négociations.

Les partis politiques ont-ils un avenir ? 

Nous vivons dans une société encore démocratique. Chacun peut revendiquer et parler. Mais il n’est pas possible de faire l’économie des partis qui « refroidissent » les colères pour leur donner une forme de rationalité. 

Le travail continue-t-il de jouer un rôle pour favoriser l’intégration ? 

Le travail est absolument essentiel. Il est beaucoup plus important que la consommation et les réseaux sociaux. Malgré les machines, le numérique et l’intelligence artificielle, c’est le travail qui nous forge une identité. Il nous donne des relations sociales, des droits et des devoirs. 

Le travail est-il reconnu comme une valeur essentielle ? 

J’ai l’impression que depuis une vingtaine d’années, les syndicats, les gouvernements et l’opinion publique s’intéressent à l’emploi mais peu au travail, à sa qualité, à son intelligence. C’est une grande faiblesse de la société française. 

Pour quelle raison les Français travaillent-ils ? 

Selon les enquêtes internationales, les personnes interrogées donnent trois raisons pour lesquelles elles travaillent : il faut gagner sa vie ; le travail donne une légitimité sociale ; il est une manière de se réaliser. Les Français sont ceux qui répondent le plus que le travail est une manière de se réaliser. 

Des entreprises ont-elles amélioré la qualité du travail ? 

Des entreprises se mobilisent pour la qualité du travail mais ce sujet a été beaucoup trop délaissé. C’est en s’intéressant à la manière dont chacun peut se réaliser dans son travail que la société française pourra construire des formes de vie sociale plus acceptables.  

Les inégalités scolaires vont-elles s’exacerber ? 

Il existe une école publique gratuite et obligatoire depuis des décennies mais le système scolaire français est plus inégalitaire que celui qui existe dans des pays comparables et dans les pays où les inégalités sociales sont plus fortes qu’en France. Les inégalités scolaires sont également plus importantes en France que ce que supposeraient les inégalités sociales. 

Ces inégalités sont d’autant plus ressenties que l’emprise des diplômes sur l’emploi est extrêmement forte. Tout le monde a donc intérêt à accentuer les inégalités scolaires pour lui-même, tout en les dénonçant. 

La France a-t-elle sacrifié les formations techniques et professionnelles ?  

Notre tradition éducative républicaine qui a pour ambition de former des citoyens, a longtemps tenu la formation professionnelle comme une formation de deuxième zone.

Les Allemands qui ont bâti leur système scolaire au 19 ème siècle comme les Français, ont compté sur la formation professionnelle pour développer leur industrie. 

Les Français ont considéré que l’enseignement professionnel était une voie de relégation pour les élèves qui n’étaient pas dignes de l’enseignement général.

Des progrès ont certes été accomplis avec le développement de l’apprentissage et des formations en alternance. Mais nous sommes loin du compte. Nous payons ce choix. La France compte plusieurs millions de chômeurs et un million d’emplois qui ne sont pas pourvus. 

La classe moyenne est-elle devenue un fourre-tout ?

Les Français estiment massivement appartenir à la classe moyenne. Ils expriment ainsi qu’ils ne sont ni très riches ni pauvres. Une personne appartient à la classe moyenne quand elle a le sentiment d’avoir un niveau de consommation, de loisirs, de culture auquel elle a droit. Elle veut dire ainsi qu’elle est socialement intégrée et qu’elle appartient au ventre mou de la société. 

La notion de classe moyenne a-t-elle encore un sens ?

Elle n’a pas beaucoup de sens. La classe moyenne est très disparate. Elle s’étale entre les 5% les plus riches et les 20% les plus pauvres.

Les diplômes permettent-ils encore de progresser dans la société ?

Les Français vivent toujours dans le rêve des Trente Glorieuses. Ils croient à l’idée que plus de diplôme donne plus de revenu et permet d’accéder à une meilleure position sociale. Cela reste vrai quand on compare les personnes qui ont suivi des études et celles qui n’en ont pas fait. 

Mais la capacité de la France de produire des diplômes est très supérieure à celle de produire des emplois qualifiés.

La concurrence est devenue plus forte. Quand j’étais jeune, le baccalauréat permettait de devenir instituteur. Aujourd’hui, c’est bac plus 5. Le nombre de candidats souhaitant devenir médecins était sensiblement équivalent aux nombres de places disponibles en faculté de médecine. Aujourd’hui, 10% des étudiants sont retenus. 

Mais obtenir un diplôme est de plus en plus nécessaire…

La promesse de mobilité sociale grâce aux études est devenue une aventure individuelle. Elle n’est pas tenable collectivement. Cela provoque des déceptions, un sentiment de déclassement, du ressentiment et l’impression d’être méprisé.  

Un jeune n’est donc plus assuré d’avoir un meilleur emploi et de mieux vivre que ses parents… 

Les jeunes qui veulent occuper la même position sociale que leurs parents doivent avoir plus de diplômes que leurs parents. 

L’ascenseur social est-il en panne ? 

Plus rien n'est garanti. Si on observe la mobilité sociale en examinant une quinzaine de catégories sociales, presque personne n’occupe la même position sociale que ses parents.
Si on observe quatre catégories sociales, on constate que plus personne ne change de catégorie. Il se crée donc un sentiment d’incertitude en même temps que l’impression que la société est bloquée

Les inégalités territoriales exacerbent-elles les colères ? 

La France qui créée des emplois, est celle de Paris, Rennes, Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Lyon… Les Français qui vivent dans des petites villes et à quelques dizaines de kilomètres des métropoles et des villes en développement ont le sentiment d’être délaissés sur le plan économique, social, médical, culturel. Ils sont oubliés par les trains de la SNCF et se sentent abandonnés. 

Les Français sont-ils encore capables de construire l’avenir de leur pays ?

Nous devons nous interroger sur notre capacité à conduire des débats publics rationnels. Je crains qu’il existe deux camps. Celui des dirigeants et des responsables politiques qui mènent des actions rationnelles et parfois technocratiques. Celui des personnes qui se sentent exclues et larguées. Et les deux camps ne parviennent pas à se parler et à se comprendre.

Mais les indignations et les émotions ne se transforment pas en actions collectives. Être en colère contre le réchauffement climatique ne fabrique pas nécessairement une capacité d’action collective.

Propos recueillis par Yann Le Galès

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