Coronavirus : la croisière ne s’amuse plus

La pandémie de Covid-19 met en avant des lieux particuliers, qui sont autant des foyers que des vecteurs ou des outils, et bientôt des lieux de mémoire de ce traumatisme mondial: l’hôpital, la maison confinée, le circuit de running, le sas de décontamination, l’ambulance, le masque, la conférence de presse, le mètre de distanciation, l’attestation de sortie, le pangolin, le vaccin, mais aussi… les navires de croisière.

bateau de croisière

(Source : site du voyagiste Princess Cruises, 3 mai 2020)

Des bombes sanitaires

Diamond Princess, Zaandam, Coral Princess, Costa Magica, Ruby Princess, Costa Fortuna, Celebrity Apex, pour les navires de croisière, mais aussi le USS Roosevelt ou le Charles-de-Gaulle pour les porte-avions : autant de noms de navires, autant de cas de confinements et d’interventions sanitaires. Comme le disait le secrétaire d’État aux Affaires étrangères Jean-Baptiste Lemoyne, ces bateaux sont des « incubateurs géants ».

Il faut dire que tout est fait pour attirer. L’armateur américain Princess Cruises a mis en service en 2004 un navire de croisière construit par les chantiers navals de Nagasaki. Pour 8 à 15 jours de mer, sur 290 mètres de long et 62 de hauteur, 18 ponts de passagers et 1337 cabines, 4 salles de restaurant, 8 jacuzzis et 4 piscines, théâtre, casino, salons, discothèque, du duty free partout, plus de 2700 passagers sont servis par 1100 membres d’équipage. Le Diamond Princess est l’incarnation du rêve flottant pour une centaine d’euros par jour. Il y a même une chapelle de mariage.

Le 31 décembre 2019, le Diamond Princess a quitté Hong-Kong pour le Vietnam, Singapour, escale à Hong-Kong puis Taïwan et débarquement à Yokohama. A chaque étape, le navire géant débarque et embarque des passagers nouveaux. Reparti du Japon le 20 janvier, un premier cas se révèle une fois débarqué à Hong-Kong : le navire est mis en quarantaine sur une île d’Okinawa le 2 février 2020. Alerte levée, le rêve continue pour les 3711 marins et voyageurs. Le 4 février, 10 nouveaux cas sont déclarés, puis 20 le lendemain. Le Japon impose le retour à Yokohama, au sud de Tokyo, et le confinement des passagers dans leurs cabines pour 14 jours. Le 9 février, 70 cas. Le 11 février, 135. Le 13 février, 218. Le 15 février, 285 cas. L’Université John-Hopkins place le Diamond Princess dans la liste des territoires atteints, juste sous la Chine. A bord, le capitaine italien, Gennaro Arma, dont le calme a permis l’efficacité de la gestion à bord, impose la distanciation physique la plus stricte. Masques, une heure de sortie de cabines par 24h pour ceux qui ne voient pas la lumière du jour, peu de sorties pour les autres, plateaux-repas déposés devant les chambres, équipes de surveillance constamment présentes le long des ponts. Le Japon expérimente des protocoles de tests à bord et de soins à terre. 11 nationalités sont concernées. Les 5 Américains sont rapatriés le 16 février. Le lendemain, 99 nouveaux cas sont annoncés. Le lendemain 70 de plus. Le Canada et l’Australie rapatrient leurs ressortissants. La question de l’efficacité de la quarantaine dans un espace clos se pose. Au 15e jour, les passagers testés négatifs débarquent, mais la plupart passeront à nouveau 14 jours de quarantaine à l’arrivée dans leurs pays respectifs.

Un traumatisme politique

Finalement 712 cas de Covid-19 ont été confirmés sur 3711 passagers et membres d’équipage. 11 morts. Beaucoup de tâtonnements du côté du Japon et des États d’origine des passagers. Rapporté à la population d’un État comme la France, le confinement complet du navire aurait causé entre 67000 et 200000 morts, selon Alain Trannoy. On comprend que les conditions du confinement aient été beaucoup discutés à l’intérieur des gouvernements européens en février 2020. Le 15 mars 2020, les grands croisiéristes mondiaux ont décidé de cesser leurs activités. Le 23 mars 2020, la France a interdit tout débarquement de navire de croisière jusqu’au 15 avril. Les quarantaines se font au large.

L’aventure dramatique du Diamond Princess n’a pas donné lieu à une surenchère entre États ni à des provocations médiatico-sanitaires, comme les mois suivants l’ont montré. Mais elle a été le rappel de trois règles : 1) en 2020 pour le Covid-19 du Diamond Princess comme en 1720 pour la peste de Marseille, la règle de la quarantaine stricte s’applique, quels qu’en soient les effets ; 2) les États coopèrent pour rapatrier leurs ressortissants lorsque c’est absolument nécessaire, mais laissent l’État concerné agir ; 3) en début d’une crise mondiale, pas de récriminations entre États tant que les effets économiques et stratégiques sont minimes. Finalement de ce traumatisme sanitaire et politique, des lois ont pu être tirées. Les navires de croisières sont des territoires sanitaires comme les autres. Sont-ils pour autant des lieux de rivalités comme les autres ?

Penser les rivalités en mer

Il pourra sembler étrange à celui qui lira peut-être ce texte dans quelques années de penser les croisières comme un territoire d’analyse géopolitique. Pourtant ce sujet n’est pas du tout absent de la recherche. Dès 1984 la revue Hérodote a consacré un numéro aux « Géopolitiques de la mer », et en 2016 aux « Mers et océans ». L’ambiguïté vient d’une lecture trop rapide de la définition que donne Yves Lacoste de la discipline : « l’étude des rivalités de pouvoir sur un territoire donné ». Pourtant, le maître lui-même a considéré la mer comme un territoire d’analyse, ou plutôt comme un « merritoire » d’analyse, comme le propose Camille Parrain en 2012 dans une très belle thèse sur la haute mer. Elle est l’espace de l’hyper-mobilité. Elle est balisée par des paysages, des végétaux et des animaux qui incarnent les étapes du voyage (sargasses, baleines). Elle est en partie connectée à des outils de situation (radios, satellites), mais aussi à un imaginaire incarné (îles, phares). Elle est structurée juridiquement par des frontières reconnues depuis 1982 (Convention de Montego Bay). Bref, pour Camille Parrain comme pour Yves Lacoste, la mer n’est pas qu’un lieu de passage mais un espace de continuité ou de rupture, en tout cas qui reste en lien avec le territoire terrestre. Autant de fonctions qui font de la mer un espace de rivalités, de concurrences, de transformations.

Le navire de croisière, un hyper-lieu maritime

Pour imiter le géographe Michel Lussault, je dirais qu’en mer le bateau de croisière contemporain est « l’hyper-lieu » maritime, une concentration hypermobile de ce qu’est une manière de vivre la mondialisation. Concentration de gens, concentration de marchandises, concentration d’imaginaire, concentration technique. Pour que la croisière s’amuse, il faut qu’elle fasse sens. Dans le cas de croisières comme celles du Diamond Princess, le tourisme a laissé place à un cauchemar paradoxalement utile aux logistiques de confinement qui lui ont succédé. Prochaine croisière départ le 15 août 2020 de Yokohama pour 17 nuits entre Hong-Kong, Singapour, Malaisie et retour au Japon. Business as usual. Suite à un incendie lors de sa construction, il avait changé de nom pour devenir Diamond Princess. Devenu symbole du Covid-19 en mer, l’histoire dira s’il changera encore de nom.

 

Sources

  • Patrick Hébrard, « L’impact du Covid-19 sur le monde maritime », note de la Fondation pour la Recherche Stratégique (14 avril 2020). Lien.
  • Alain Trannoy, « Il n’est pas totalement indécent de chiffrer les risques économiques du confinement », Le Monde, 3 avril 2020. Lien.

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