Sociologie de l'atelier. Renault, le travail ouvrier et le sociologue

Gwenaële Rot

L'ouvrage

Emblème de l'industrie française, Renault est également un monument de la sociologie française du travail. L'ouvrage de Gwenaële Rot, jeune sociologue, s'inscrit dans la lignée de cette longue tradition de recherche, méticuleusement présentée. Tout démarre dans les années 50, sous l'impulsion de Georges Friedmann. Un jeune sociologue, Alain Touraine, est dépêché pour une première enquête dans les usines, afin d'étudier l'incidence professionnelle des transformations techniques dans l'industrie. A cette époque, Renault lance une voiture accessible aux classes populaires, la 4 CV. Il distingue trois phases, générées par le passage de la machine universelle à la machine spécialisée. Au travail varié succède le travail parcellaire. Alain Touraine retournera dans l'atelier à plusieurs reprises, dans les années 1950 et 1960. Son approche est avant tout techniciste et s'intéresse assez peu au système social à l'œuvre dans l'atelier.

A cette première série de recherches succède, dans les années 60 et 70, une seconde vague d'écrits sur le travail dans la Régie. Observations participantes de sociologues, mais aussi témoignages d'ouvriers, écrits journalistiques ou récits patronaux : les publications de cette période sont fortement empreintes de positionnement politique. Elles répondent à une période marquée par de forts mouvements sociaux dans l'entreprise et dans le secteur automobile en général. Certains de ces ouvrages (notamment La Forteresse ouvrière, de Jacques Frémontier) marqueront durablement les esprits. "On peut considérer qu'à la fin des années 70 et au début des années 80, l'approche de l'atelier est plus distante que dans les études pionnières. Les chercheurs n'ont pas forcément un accès facile au terrain – les études d'ailleurs s'alimentent mutuellement – et surtout, pour ce qui est des sociologues du travail, leur focale se situe ailleurs que dans l'atelier : les expériences évoquées ne sont qu'un marche-pied pour aborder la question plus large de la crise du capitalisme" (p.40).

Les années 80, enfin, verront la consécration de la gestion et des sciences humaines appliquées au management et à l'organisation de la production. La sociologie du travail s'intéressera avant tout à des catégories précises de travailleurs. Cet éclatement des champs de recherche intervient alors que Renault traverse une crise historique. L'heure est à la réduction des coûts et des effectifs et à la réorientation stratégique. Le lancement de la Twingo, dans les années 89-90, est l'occasion pour Renault de procéder à un déploiement de structures par projet. Les sites sont mis en concurrence et l'entreprise profite de la crise pour affaiblir la CGT. Des unités élémentaires de travail (UET) sont mises en place et les rémunérations partiellement individualisées. L'heure est à la “Qualité Totale”. En quelques années, c'est donc une révolution industrielle qui se met en place chez Renault, conduite par les PDG successifs. La vieille Régie devient une usine moderne, tournée vers le client. A l'organisation hiérarchique des anciennes chaînes de montage succède une organisation plus participative.

Le sociologue doit-il alors retourner dans l'atelier ? Peut-il encore y découvrir des éléments nouveaux pour l'organisation du travail, minutieusement préparée par la direction, et plus généralement pour expliquer les conditions de production  ? Gwenaële Rot, marquée par l'héritage de ces différentes strates de recherches, en a eu l'intuition. Une longue série d'observations participantes l'a conduite à dégager plusieurs axes de compréhension des rapports humains et de l'environnement de production dans les usines Renault.

La hiérarchie traditionnelle de l'usine s'est sensiblement affaissée. D'abord, parce que les nouvelles techniques de management incluent une large dimension participative, censée laisser à chacun une marge de manœuvre et un pouvoir d'expression. Ensuite, parce que la hiérarchie a perdu l'une de ses prérogatives les plus substantielles, le placement des travailleurs. Il n'est plus possible aux représentants de la hiérarchie d'imposer le même degré de mobilité qu'auparavant, les travailleurs étant désormais affectés autour de lignes de pose pré-définies.Néanmoins, la sociologue a observé que de nouvelles hiérarchies s'étaient recréées dans l'atelier, certains postes revêtant un plus fort prestige symbolique que d'autres, notamment du fait de l'importance de leur intervention dans la production.

Un autre des effets attendus de cette organisation nouvelle était la disparition des conflits collectifs. Sur une chaîne et dans une entreprise ultramodernes, c'en est fini des débrayages réguliers et des grèves générales. Mais d'autres modes de contestation ont vu le jour, que Gwenaële Rot a pu analyser lors de ses diverses observations participantes. Baisse de productivité, refus d'un changement provisoire d'affectation dans l'usine, refus de tout dépassement, fût-il minime, du temps de travail : les travailleurs ont conservé des marges de réaction dans cet univers si parfaitement rodé. L'organisation en UET est en effet sensible au moindre "grain de sable" venant gripper une mécanique conçue pour être parfaite.

Un autre champ d'investigation de la sociologue concerne la place laissée à la négociation et à la collaboration entre les différents acteurs de l'atelier. Elle met très justement en valeur le travail de construction de solidarités techniques. Cette construction s'avère particulièrement utile lors de la survenance d'une panne, événement redouté dans l'atelier. La priorité étant donnée au maintien du flux de production, la négociation entre les acteurs est essentielle pour réagir face à l'imprévue Comme le souligne Gwenaële Rot, "même si les instruments de la Qualité Totale reposent sur des principes de bon sens (…), leur efficacité ne leur est pas intrinsèque" (p.151). Cette nouvelle organisation de la production passe donc par le développement de relations sociales cohérentes avec les objectifs poursuivis par l'entreprise.

L'auteur donne donc une vision toute en nuances de la sociologie des nouveaux ateliers, évitant l'écueil d'une "vision soit enchantée, soit captive". "La vision enchantée renvoie aux tenants d'un modèle de la compétence qui se satisfait vite de l'hypothèse d'un système productif entraîné dans un mode de "régulation par le haut". Par contraste, l'approche captive aborde l'univers usinier sous l'angle principal de ses stigmates, les nouvelles formes d'organisation et de management par la Qualité Totale consacrant le règne de l'individualisation, de la domination exacerbée, de l'intensification du travail, autant de caractéristiques communes de l'économie libérale". Or, pour Gwenaële Rot, "il n'est pas possible de dissocier et d'opposer une sociologie du consentement et une sociologie de la contrainte" (pp. 8-9). Son étude démontre en effet que ces deux dynamiques s'entrecroisent pour constituer un enchevêtrement complexe de relations sociales, qui présente des défis nouveaux à la sociologie du travail.

 

L'auteur

Docteur en sociologie de l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, ancienne élève de l'Ecole Normale Supérieure de Cachan, Gwenaële Rot est Maître de Conférences en sociologie à l'Université de Paris X Nanterre et chercheur au laboratoire Institutions des Dynamiques Historiques de l'Economie (IDHE / CNRS).

 

Table des matières

Introduction

Première partie – L'atelier des sociologues

Chapitre 1 : Regards sur l'atelier

1/ Les études pionnières
2/ Condition des OS, "nouvelles formes d'organisation du travail"
3/ Les derniers témoins et l'innovation technologique
4/ Nouveau modèle productif et éclipse de l'atelier
Conclusion


Chapitre 2 : Une sociologie de l'atelier

1/ De l'ancienne "forteresse" aux "usines modernes" de carrosserie-montage
2/ L'atelier
Conclusion


Deuxième partie – Trajectoires organisationnelles

Chapitre 3 : "Nouvelles formes d'organisation du travail"

1/ Un modèle d'organisation à l'échelle des usines
2/ L'héritage du passé
Conclusion


Chapitre 4 : Fluidité technique, fluidité sociale

1/ La ligne de production
2/ Le double registre de l'action managériale
Conclusion


Troisième partie – Au fil du flux

Chapitre 5 : Grains de sable sous le capot

1/ L'atelier en désarroi
2/ "Résistances"
Conclusion


Chapitre 6 : Au nom du flux

1/ Arbitrages de fluidité et paris organisationnels
2/ Mobiliser
Conclusion


Conclusion – Fluidité industrielle, fluidité organisationnelle

 

Quatrième de couverture

Cinquante ans après la publication de l'Evolution du travail ouvrier aux usines Renault d'Alain Touraine, Gwenaële Rot revient sur le monde des usines Renault. L'ancienne "forteresse ouvrière" symbole de l'économie publique gaullienne est devenue une entreprise privée multinationale à la pointe des techniques modernes de management. Comment sont conciliées au quotidien les exigences de qualité et de réduction drastique des coûts, alors que la rationalisation industrielle est aussi source d'une grande vulnérabilité organsiationnelle ? Connaît-on encore une résistance ouvrière dans les ateliers et sous quelle forme, quand ont disparu les grands mythes mobilisateurs du XXème siècle ?

L'ouvrage combine les résultats d'une enquête de terrain conduite pendant plusieurs années sur divers sites de Renault et une réflexion sur l'histoire de la sociologie du travail française qui a, cinquante ans durant, pris cette entreprise comme idéal-type. Rejetant tant la rhétorique de la fin du travail que les discours nostalgiques sur un monde ouvrier perdu, Gwenaële Rot entend défendre une "sociologie de l'atelier" qui rende compte des forces contemporaines de la technicité et des relations sociales dans l'entreprise et qui prenne aussi en considération la nature du travail managérial d'organisation. Elle montre qu'il n'y a pas lieu de choisir entre une sociologie de la contrainte et une sociologie de l'autonomie pour rendre compte des formes actuelles de la rationalisation industrielle, puisqu'il s'agit de deux faces étroitement imbriquées de tout fonctionnement organisationnel.

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