Les Cadres à l'épreuve. Confiance, méfiance, défiance.

Alain Pichon

L'ouvrage

Les Cadres à l'épreuve se donne pour objet d'analyse la rupture majeure qu'a connue l'univers des cadres. Cette rupture s'exprime d'un point de vue quantitatif, statistique : le nombre de cadres a très fortement augmenté ces quarante dernières années, ce qui oblige à redéfinir les missions de ceux qui en bénéficient. Mais cette rupture se manifeste également dans le rapport des cadres à leur entreprise. Alors qu'ils en étaient les meilleurs représentants, ils sont désormais souvent dans une situation de retrait, voire de défiance. Cette dernière évolution est en fait, comme le démontre Alain Pichon, liée aux mutations économiques contemporaines.
 

1962 – 1990 : + 212 %

Si la reconnaissance officielle du statut de cadre date des décrets Parodi, en 1945, son origine est plus ancienne. Les conventions collectives de l'entre-deux-guerres sont en effet nombreuses à mentionner cette catégorie spécifique de salariés, qu'Alain Pichon définit comme "les délégués du capital, officiers d'une armée de travailleurs en mouvement pour les guerres de conquête de l'économie de marché" (p. 15). L'analogie militaire n'est d'ailleurs pas fortuite : les cadres sont bien la déclinaison, dans la sphère économique, des officiers. En ce sens, ils sont les héritiers des fonctionnaires de terrain qui, sous l'Ancien Régime, ont bâti les infrastructures françaises et ainsi posé les jalons du capitalisme libéral qui verra le jour après la Révolution française.

Si les décrets Parodi ne marquent pas la naissance du statut de cadre, ils n'en représentent pas non plus l'aboutissement. Entre 1962 et 1990, les effectifs de cadres ont connu une croissance de 212 %. L'explosion ne s'est pas arrêtée à cette date. En effet, entre 1982 et 2002, le nombre de cadres est passé de 2,8 à 4,4 millions.

Si l'on comprend aisément que la partie réduite du salariat qui bénéficiait de ce statut jusqu'aux années 60 était celle qui remplissait des missions effectives de commandement par délégation de l'employeur, qu'en est-il aujourd'hui, alors qu'un mouvement de massification semble diluer le sens même de la distinction cadres / non cadres ? Les quelques éléments statistiques mis en avant par Alain Pichon permettent de constater que les cadres constituent toujours la frange la mieux dotée de la population active. En termes de rémunération, tout d'abord, l'écart est manifeste : alors que le salaire net médian de l'ensemble des actifs est de 1387 euros mensuels, celui des cadres est de 2 312 euros. Le taux de diplômés à au moins bac + 3 est de 55,60 %, contre 13,60 % dans l'ensemble de la population active. L'embauche en CDD y est beaucoup plus rare que dans l'ensemble de l'économie.

Ce constat nécessite toutefois d'être tempéré par deux données complémentaires. D'une part, le taux de licenciement (y compris pour motif personnel) est le plus élevé de toutes les catégories professionnelles. Si, pour partie, ce record peut s'expliquer par l'inscription dans cette case des ruptures négociées, il faut également y lire une plus forte exposition de cette population tant aux licenciements collectifs qu'à la notation individuelle sur des critères de performances, qui ouvrent la voie à un licenciement pour insuffisance professionnelle lorsqu'ils ne sont pas atteints. D'autre part, les données statistiques sont très variables d'un secteur économique à l'autre. Ainsi, pour ne prendre que quelques exemples parmi les nombreuses données contenues dans l'ouvrage, le taux de diplômés est bien évidemment très élevé dans les professions du droit et de la médecine, puisque la détention d'un titre universitaire est très souvent nécessaire à l'exercice même de la profession. Dans le secteur du bâtiment ou de la communication, les rémunérations sont plus faibles que dans l'informatique ou la banque.

Alain Pichon utilise, pour la compréhension de cette nouvelle donne dans l'univers des cadres, une distinction fort utile pour analyser le rôle des cadres dans l'entreprise : les cadres dirigeants, tout en haut de la hiérarchie ; les cadres managers, dont le rôle est effectivement d'encadrer des équipes ; et les cadres producteurs ou experts, dont la compétence technique est reconnue, mais qui n'exercent pas de mission effective de direction. Les frontières entre ces trois catégories sont mouvantes, d'autant que d'un secteur à l'autre la structure du salariat varie considérablement. "Plus le taux [d'encadrement dans un secteur] est faible, plus le nombre de salariés à encadrer est élevé, plus les fonctions d'encadrement sont réelles et la distinction cadres / non cadres est forte. Lorsqu'au contraire le taux est élevé, la situation est toute différente. D'abord, le statut cadre perd sa propriété de distinction. Ensuite, sauf à penser que les fonctions managériales ont disparu, on peut comprendre que la situation relève de cadres qui encadrent d'autres cadres" (p. 72).

Dernière caractéristique des cadres, leur attachement à l'entreprise. Il peut se mesurer de deux façons. Tout d'abord, l'ancienneté dans l'entreprise (pas forcément au même poste) est un indicateur à première vue efficace. Toutefois, elle est trop dépendante de la structure économique du secteur concerné. Dans la banque ou dans l'assurance, où de grands groupes internationaux existent, il est plus aisé de faire une carrière longue auprès du même employeur tout en évoluant et assouvissant son envie de mobilité que dans un secteur comme l'informatique ou la communication, composé de nombreuses petites entreprises et où les postes dans les groupes sont plus limités. Alain Pichon utilise un autre indicateur, issu notamment des données de l'Agence pour l'emploi des cadres (APEC).Il en ressort que le jugement nuancé s'est généralisé. 38 % des cadres déclarent ressentir un lien fort avec leur entreprise, mais 16 % se disent en rupture et 46 % en distance. "Si une défiance émerge, elle touche en particulier les cadres qui n'encadrent pas, les cadres experts et producteurs qui craignent plus que les autres d'être licenciés" (p. 85).
 

Un nouveau rapport au travail

Partant à la recherche des causes explicatives de ce fort taux de distanciation critique, Alain Pichon complète son panorama statistique déjà très riche par une synthèse des entretiens qu'il a menés avec un échantillon représentatif de cadres. Parmi les nombreux enseignements qui en ressortent, retenons-en le principal. La prise de distance des cadres procède d'une part d'une mutation économique majeure et d'autre part d'une évolution des attentes personnelles.

La mutation de l'économie d'entreprise est omniprésente dans la restitution des entretiens que propose Alain Pichon. Les retraités et les plus âgés des cadres interrogés font preuve d'une adhésion pleine et entière au système qu'ils ont connu au long de leur parcours. L'entreprise qu'ils ont intégrée lorsqu'ils étaient jeunes ingénieurs ou cadres par promotion interne était organisée, selon Alain Pichon, sur un modèle de rationalité technique qui répondait à leur propre formation intellectuelle. Mais l'ouverture de l'économie aux capitaux internationaux et la financiarisation progressive des entreprises industrielles a bouleversé la donne. La gestion a pris le pas sur la technique. "L'organisation gestionnaire, relayée par les différentes pratiques managériales, pose comme ambition la maîtrise totale de l'organisation du travail" (p. 149). Cette dernière phase de taylorisation a d'ailleurs été favorisée par l'émergence des technologies de l'information et de la communication. En interne, elle augmente la concurrence entre les cadres, que certains refusent. "Les désabusés se cantonnent à un rôle d'expertise technique avec des activités de plus en plus prescrites par les entreprises qui les emploient" (p. 159). L'auteur souligne également que beaucoup de cadres des années 50 aux années 70 ont côtoyé le fondateur de l'entreprise, qui "constituait un voile protecteur et une forme de garantie y compris quand les difficultés économiques pouvaient menacer l'édifice" (p.118). Les jeunes cadres fréquentent moins facilement aujourd'hui les fondateurs d'entreprise, dans la mesure où le cycle s'est considérablement raccourci entre la création d'une entreprise et sa session. La relation affective au "patron" est devenue plus rare.

Ces mutations économiques vont de pair avec un changement de mentalité des cadres. "La particularité pour [les plus anciens] a été d'éprouver simultanément un besoin de permanence et de sécurité et un besoin de faire carrière, d'évoluer de manière ascendante dans la hiérarchie, d'obtenir des délégations étendues, récompense de tous les efforts et de tous les sacrifices consentis, et d'améliorer finalement leurs conditions d'existence" (p. 122). Ils valorisent, dans leur discours, les longues journées de travail, mais reconnaissent avoir largement sacrifié leur vie de famille. Sans avoir complètement disparu, cette attitude est de moins en moins partagée par les jeunes cadres. Moins confiants dans les opportunités offertes par l'entreprise, ils sont aussi moins disposés à sacrifier leur famille au travail. "Le travail reste une source de revenus, d'accomplissement individuel et social, il demeure un facteur de construction identitaire mais il peut perdre, et cela est fondamental, son caractère de centralité (…). Eduqués à l'incertitude et sensibilisés aux dangers du chant des sirènes, certains d'entre eux ont vu ou subi les opprobres du licenciement et ont pu prendre du champ par rapport à l'idéologie sacrificielle du travail" (p. 169). Des temps partiels choisis ou des mutations professionnelles majeures en cours de carrière témoignent bien d'un rapport plus distendu à l'entreprise et, plus généralement, au travail.

Cette prise de distance avec l'entreprise peut se traduire également par une nouvelle approche du marché du travail. Moins attachés à leur entreprise, les jeunes cadres apparaissent parfois comme des mercenaires aux yeux de leurs aînés. D'autant que certains parmi ces jeunes cadres ont parfaitement intégré les nouvelles règles de fonctionnement de l'économie. "Les uns sont salariés, les autres indépendants, mais tous ont en commun d'inscrire de manière consciente leur action professionnelle dans une scène internationale en mouvement. Le capital, le travail se sont mondialisés, ils mondialisé leur rapport au travail et au capital et sont devenus des travailleurs planétaires" (p. 181). Cette propension à évoluer sur la scène internationale est toutefois le fait avant tout d'un héritage familial et souvent réservée aux enfants des catégories sociales les plus favorisées.

Ouverture des frontières, financiarisation de l'économie et de l'entreprise, renforcement de la concurrence internationale : ces grands marqueurs des mutations économiques engagées ces dernières années ne pouvaient pas être sans effets sur les salariés, en particulier ceux qui occupent des fonctions aux avant-postes. Dans cet ouvrage, Alain Pichon dresse donc le tableau de cadres à la fois plus mobiles, plus avertis et plus ouverts sur les opportunités, mais aussi plus inquiets face au risque accru de chômage dont ils étaient jusqu'alors préservés, parfois en retrait dans leur investissement professionnel et dans l'ensemble moins dévoués à l'employeur, tant parce qu'ils souhaitent préserver leur vie de famille que parce qu'ils sont prêts à changer plus souvent de travail. Autant d'évolutions qui ne seront pas sans conséquences sur le devenir des entreprises, qui doivent apprendre à composer avec cette nouvelle génération de cadres.
 

L'auteur

Alain Pichon est docteur en sociologie. Il est ingénieur et chercheur au laboratoire d'histoire économique, sociale et des techniques de l'Université d'Evry-Val d'Essonne.

 

Table des matières

Introduction
De quelques événements structurants… à la définition du groupe
Confiance, méfiance, défiance : les cadres à l'épreuve

Première partie – Les cadres à l'épreuve : approche quantitative

Chapitre 1 - Les cadres d'hier à aujourd'hui
Les effectifs cadres dans la durée
Les cadres par le prisme des familles d'activités professionnelles

Chapitre 2 – Emplois, statuts, profils, conditions de travail et banalisation du statut
Les cadres et l'emploi
Questions de profil : distanciations, différenciations
Quelques conditions de travail
De l'explosion des effectifs aux questions de délégation

Chapitre 3 – Liens à l'entreprise, sortie d'emploi et peur du chômage
Une typologie pour aborder la confiance des cadres dans leur entreprise
Comment les professions "cadres" sortent-elles de l'emploi ?
Les cadres et le chômage

Deuxième partie – Les cadres à l'épreuve : approche qualitative

Chapitre 4 – De la rationalité technique à la rationalité gestionnaire
Questions d'identité
Des cadres dans la période fordienne
Des cadres dans le management gestionnaire
Tensions et contradictions

Chapitre 5 – Les aléas de la délégation
Des cadres dans le management
Etats d'âme et désapprobation silencieuse
Indifférence résignée et refus de la carrière
Défiance, licenciements et démissions

Chapitre 6 – Identités, dispositions professionnelles et modes d'implication existentielle
L'évolution des identités
Des diplômes et des expériences professionnelles discriminants
Des modes d'implication au travail différenciés
Des modes d'implication existentielle différenciés

Chapitre 7 – La confiance délégataire en question
La dialectique de la délégation
La dialectique de la confiance délégataire
Les aléas de la confiance délégataire

Conclusion
 

Bibliographie

 

Quatrième de couverture

Les Cadres à l'épreuve dresse en premier lieu un portrait statistique détaillé de la catégorie et des mutations auxquelles les cadres sont confrontés. Il analyse ensuite, à partir de nombreux témoignages, leurs conditions de travail, leurs postures et les distinctions qui en découlent. Il permet de comprendre ce qui affecte le groupe et de prendre la mesure des évolutions en cours.
Cet ouvrage s'adresse donc à tous les cadres. Il s'adresse aussi aux responsables en ressources humaines et aux syndicalistes. Il s'adresse enfin aux chercheurs, aux universitaires, aux élèves ingénieurs et aux étudiants de Masters et de doctorat. L'auteur leur apporte des clés pour analyser la situation présente et asseoir une meilleure régulation des relations à venir.

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