Le travail invisible: Enquête sur une disparition

Pierre-Yves Gomez

L'ouvrage

Elle est aujourd’hui soumise à des normes de classement, des données comptables, des tableaux de gestion sophistiqués, ainsi qu’à un discours constitué de formulations creuses, comme « améliorer la productivité », « globalisation inéluctable », « impératif d’innover », « nouvelle organisation », etc., mais qui présentent l’inconvénient d’être éloignées de la « vraie vie » des organisations et de celles de leurs collaborateurs selon l’auteur. Si ce décalage entre la vie courante et les modèles de gestion s’est accompagné d’une période de prospérité jusqu’à la fin des années 2000, au cours d’une phase intense d’innovation et de croissance, le « mirage de la finance » a été nourri par notre croyance collective dans les promesses d’une croissance ludique, et d’une distribution de la rente permise par la création de richesses, versée au plus nombre sous la forme de retraites, de placements, de profits ou de loyers. Mais la promesse de cet eldorado ne s’est-elle pas payée par une intensification du travail dans le présent ? Comme le rappelle Pierre-Yves Gomez, « le travail humain est la source de la création de la valeur économique » et son enquête, fruit de nombreuses recherches, de réflexions, de recueil de témoignages, porte avant tout sur la manière concrète dont les hommes produisent les richesses que nous partageons dans la réalité de leurs efforts au quotidien (« le travail concret des gens concrets »).  La financiarisation des activités économiques aurait ainsi escamoté le travail réel et débouché sur une crise du sens.

Dans l’économie contemporaine, des forces contradictoires agissent en chacun d’entre nous : tentés par « l’esprit de rente », au nom de la recherche de l’intérêt privé (en tant que travailleur, actionnaire, etc.) et d’un besoin profond de sécurité et de réduction de l’incertitude face à l’avenir, pour bénéficier du travail des autres et faire ce qui nous plait (comme s’impliquer dans des projets au service de l’intérêt général), nous sommes en quête d’un « esprit du travail », également tenus par la nécessité et la volonté de magnifier le travail bien fait, tandis que « l’esprit d’entreprise » nous incite à lancer de nouveaux projets, prendre des risques, et créer de nouvelles activités. Assimilés à l’asservissement dans la cité de la Grèce antique, nos temps démocratiques conservent en partie cette idée que le progrès économique et social s’accomplit dans une place marginale laissée au travail et une place importante laissée au temps libre, comme cela est exprimé dans le courant du socialisme radical (Paul Lafargue, le gendre de Marx, revendiquait ainsi le droit à la paresse comme droit à l’épanouissement des hommes). De nombreux intellectuels, à l’instar de John Maynard Keynes, ont ainsi misé sur le progrès technique comme garantie de l’avènement d’une société idéale d’oisiveté généralisée dans laquelle le travail humain serait progressivement aboli (« Athènes sans les esclaves, avec des citoyens libres, épanouis dans la culture et responsables » selon la formule de Michel Godet). Les progrès de la productivité du travail et l’élévation des niveaux de vie ont permis une certaine socialisation des revenus et l’édification d’un système social d’Etat providence dans les pays riches, créant une capacité à indemniser en partie le chômage structurel enraciné depuis trente ans dans nos sociétés (« un droit à une rente de masse »), même si ceux qui l’obtiennent ne la désirent pas vraiment. Selon Pierre Yves Gomez, c’est ainsi « l’honneur de nos sociétés d’être parvenues à un degré de solidarité tel que les revenus soient payés à ceux qui sont exclus du travail ou malades et que des rentes soient versées non pas seulement à des actionnaires ou de riches épargnants, mais à beaucoup, selon son âge, sous forme de retraite, de bourse d’étude ou d’allocations diverses ».

La fabrique des géants de l’économie globalisée A partir des années 1970, la financiarisation de l’économie va profondément bouleverser l’environnement des entreprises et transformer leur gouvernance : la gestion collective de l’épargne et l’essor des fonds de pension, la concentration du capital, le rôle croissant des marchés financiers dans le contrôle et la gestion, conjugués à la diffusion des nouvelles technologies, vont favoriser l’essor d’un nouveau modèle productif et amorcer une transformation des rouages du capitalisme. Désormais, l’industrie financière dicte ses normes et favorise la circulation de l’épargne (« une sécurisation de la machine à rente ») en la dirigeant vers les nouvelles activités, mais en imposant des règles strictes, et en concentrant les capitaux sur les grandes entreprises (« une fabrique de géants »), plutôt qu’en jouant un rôle de « brumisateur », avec d’innombrables épargnants qui placent des petites sommes dans d’innombrables fonds, lesquels placent ensuite leurs avoirs dans d’innombrables entreprises. L’épargne de masse concentrée sur un petit nombre d’entreprises a fabriqué des géants de l’économie globalisée (« une concentration du capital sans précédent dans l’histoire de l’humanité »). La montée en puissance des groupes d’entreprises a réorganisé toute la chaîne de valeur et de nombreuses entreprises sont devenues dépendantes de ces groupes. Pierre-Yves Gomez insiste également sur le jeu de la « compétitition spéculative » à l’œuvre sur les marchés financiers, où ces jeux d’imitation non seulement constituent le quotidien des salles de marchés, mais déterminent aussi la stratégie des entreprises (« il y a des dizaines d’investisseurs et de dirigeants d’entreprises qui se regardent, s’épient et s’imitent dans un jeu de miroirs »), dans une course au gigantisme et une surenchère pour attirer les capitaux. La guerre économique planétaire et la course de vitesse pour l’innovation (où les serial entrepreneurs font la différence) remodèle en profondeur l’organisation des firmes. La concentration du capital sur les grands groupes a également favorisé un accroisement des écarts de rémunération entre le haut management et les managers intermédiaires, dans le cadre d’une économie du winner takes all, où une élite de vainqueurs s’arroge la part la plus importante des revenus, mécanisme également à l’œuvre dans de nombreuses autres sphères d’activités (show biz, sport, médias). Selon Pierre Yves Gomez, « l’économie de la rente de masse a fait émerger des capitaines, des décideurs et des professionnels qui contrôlent les flux de finance et, par eux, l’économie réelle : l’accroissement de leurs revenus affirme l’influence d’une élite de la finance, capitainerie des grandes sociétés financiarisées et grands argentiers de l’économie de la rente de masse ». Dans un jeu de comparaison permanente, l’élite financière étalonne ses revenus par rapport à ses pairs : par ses incitations financières, le jeu du marché doit permettre d’aligner l’intérêt des dirigeants sur celui des propriétaires du capital, les actionnaires. De surcroît, l’élite financière maîtrise deux dimensions fondamentales du capitalisme contemporain : l’abstration et la vitesse. L’abstraction et la vitesse constituent en effet les deux piliers d’une finance qui a développé ses normes (« sa rationalité et ses algorithmes »), ses codes et ses repères, et a soumis le travail réel au respect d’indicateurs financiers standardisés comme la méthode EVA, pay off, free cash flow, ROE, EBITDA (« un gouvernement par les ratios »).

L’économie financiarisée : un grand corps malade ? Selon Pierre-Yves Gomez, la finance est naturellement indispensable pour mettre en relation les capitaux et les dettes avec la production et l’économie réelle, mais la financiarisation est d’un autre ordre, puisque la finance n’est plus une ressource pour réaliser des objectifs économiques mais devient l’objectif lui-même (« l’atteinte du résultat financier est le but que se donne l’organisation, sa raison d’être » et « le temps de la finance devient celui de l’économie »). On assiste notamment à une financiarisation des revenus des ménages, dont une partie alimente les placements financiers et transforme la physionomie du salariat : la véritable coupure n’est plus désormais entre les actionnaires et les autres parties prenantes, mais entre l’oligarchie financière (une « bureaucratie de verre »), et les autres. Dans ce nouveau modèle de gestion, on assimile alors le travail humain à sa contribution au profit : nul complot d’élites financières, mais l’émergence d’un système socio-économique dans lequel le travail est devenu invisible. Selon l’auteur, l’économie financiarisée a déréalisé le monde économique. De la même manière, le travailleur est également un consommateur sur lequel repose le capitalisme contemporain, et la dette a pallié la stagnation des revenus dans un contexte de bulle financière et de montée du prix des actifs qui a longtemps servi de garantie. Pierre Yves Gomez, qui a donné des conférences en URSS au moment de la chute du Bloc de l’Est au début des années 1990, compare l’économie financiarisée au système soviétique où l’oligarichie dirigeante avait mis en place un système d’information et de décision et de planification hypersophistiqué pour l’époque, mais déconnecté du réel. De plus, assimilé depuis longtemps dans l’Histoire à une souffrance, le travail a du mal aujourd’hui à concrétiser la promesse de la modernité libérale d’émancipation. Le travail est aujourd’hui le plus souvent conçu comme une peine et associé aux pathologies qu’il peut engendrer (risques psychosociaux, maladies, troubles musculo-squeletiques, etc.), même si il est aujourd’hui paradoxalement davantage réglementé : c’est que la complainte doloriste permet à l’individu de s’exprimer en tant que travailleur réel dans une société où le travail, hyperrationalisé, est devenu invisible. Citant les travaux de la philosophe Simone Weil, l’auteur plaide alors pour une reconnaissance de la « personne au travail », afin de libérer le travail de l’invisibilité que lui inflige l’économie financiarisée, et remettre celui-ci au centre de la société politique (« lorsque le travail se vit, c’est toujours une personne qui en parle »). Le travail donne un visage au travaillleur dans toute sa subjectivité et contribue au moins partiellement à forger son identité sociale : sans reconnaissance, le travail devient anonyme, il est vidé de son contenu et la personne n’est pas perçue en tant qu’être agissant et unique qui accomplit une tâche et contribue à l’œuvre collective. Dans l’entreprise, les normes de parformance (le travail objectif, mesuré) peuvent heurter la solidarité et le travail collectif, parce-que les objectifs sont systématiquement individualisés et l’insécurité au travail en est alors augmentée. Dès lors « la dépendance des travailleurs vis-à-vis des autres, faute d’être valorisée, est vécue comme une contrainte ». En définitive, le travail dans la société moderne est fondé sur une triple expérience : une expérience subjective valorisée par la reconnaissance, une expérience objective par la performance, et une expérience collective par la solidarité. Le travail réel est alors selon Pierre Yves Gomez la réalisation de la combinaison de ces trois expériences à la fois.  Or l’économie financiarisée a instillé un individualisme qui a détérioré le lien avec la communauté de travail, notamment en développant un rapport parfois cynique à la participation à une entreprise collective, pour en dégager une forte rentabilité personnelle à court terme, en raison de l’insécurité et de l’anxiété qui règnent dans certaines organisations productives. La vision dominante des décideurs en termes de travail objectif et de critères de performances standardisés a escamoté la dimension réelle du travail subjectif, transformé en ratios et en normes : « nos entreprises en sont souvent là : des managers obnubilés par la performance et le contrôle gèrent un travail appauvri, et, de plus en plus imaginaire ». Afin de donner une nouvelle humanité au travail dans l’économie financiarisée, Pierre-Yves Gomez plaide pour la reconnaissance de l’économie de la gratuité (n’est-ce pas troublant, note-t-il, que l’essentiel de la communication sur Internet se fasse gratuitement dans une société marchande ?), et pour redonner du sens au travail objectif : en effet, l’imposition de normes de performances standardisées a asphyxié l’esprit d’entreprise puisque le salarié est incité à optimiser ses efforts et se placer dans une attitude de donnant/donnant avec l’entreprise. Or le travailleur réel a besoin de se sentir utile : le bon leader, le bon manager, qui donne envie de le suivre, serait alors celui qui met en relation une performance et une utilité sociale (citant sur ce point Simone Weil selon laquelle perdre le sens de ce que nous faisons c’est perdre notre liberté). Le manager efficace est alors celui qui reconnaît la personne comme un sujet et le travail comme pouvant être utile à d’autres : « comme naguère il a fallu désamienter les entreprises, il faut désormais les définanciariser ». Selon l’auteur, la culture des entreprises et des administrations de demain doit porter sur la valorisation du travail réel. Pour cela les salariés pourraient davantage participer à un processus de codétermination au sein des organisations qui les valorise en tant que travailleurs subjectifs. Selon Pierre-Yves Gomez, la crise, davantage qu’une crise de la sphère financière, nous convoque pour élaborer un nouveau projet politique, quitte à dessaisir l’oligarchie financière de son pouvoir, et avec elle ses alliés objectis, « ceux qui font profession de dénoncer le travail comme une malédiction, les agents du dolorisme : sociologues de l’horreur économique, économistes de l’épouvante sociale, esthétes de la distanciation artistique, intellectuels de la malédiction d’être. Ce sont les prophètes d’un Eden sans travail et les choristes des damnés de la Terre ». Pendant ce temps, nous dit Pierre-Yves Gomez, l’idéal de la société de rente se nourrit aujourd’hui d’un travail dématérialisé et rendu invisible, même si "dans la vraie vie, tous ne veulent pas rester des ombres".

Quatrième de couverture

Voilà trente ans que l’on nous fait la promesse d’une société où l’on ne travaillerait plus. Une société ludique, des loisirs sans fin, des subventions faciles, de l’oisiveté aristocratique, une société dont la devise serait « du pain et des jeux ». L’esprit de rente est l’opium du peuple. Un puissant narcotique pour gouverner une société indolente où des magiciens divertissent les travailleurs et les font disparaître. Pendant ce temps, les nouveaux capitaines du monde ont imposé leurs cartes, leurs mesures et leurs desseins grâce à un savoir mystérieux et terriblement efficace : « la finance ». Ils nous ont fait croire qu’on pouvait créer de la valeur à partir de rien. Et le piège spécualtif s’est refermé sur nous. Mais la solution se profile déjà. La crise montre que les travailleurs aspirent à être reconnus comme des sujets et non de simples opérateurs. Dans la vraie vie, le travail peut être pénible et fatiguant, mais il est aussi stimulant et enrichissant. Dans la vraie vie, le travail est vivant. Véritable thriller économique, cet essai déroule la logique fascinante qui nous a conduit à cette situation absurde. Il plaide pour une économie du travail vivant, seul vrai projet politique sur lequel repose notre avenir. Un livre indispensable pour comprendre ce qui ronge nos sociétés mais aussi ce qui, déjà, les renouvelle.

L'auteur

Pierre-Yves Gomez est professeur à l’EM Lyon et directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises. Spécialiste du lien entre l’entreprise et la société, il tient une chronique mensuelle dans Le Monde. Il a été élu en 2011 président de la Société française de management.

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