Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique

Pierre Rosanvallon

Introduction

Il n’y a pas de théorie du populisme. Les ouvrages de sociologie électorale qui s’y consacrent le considèrent généralement comme un symptôme, révélateur du déclin des partis, du fossé qui s’est créé entre la classe politique et la société, ou encore de l’effacement du clivage entre la droite et la gauche. De même, l’assimilation fréquente du populisme à sa dimension protestataire n’en prend pas la pleine mesure, puisqu’il masque le fait qu’il constitue une véritable proposition politique, qui a sa cohérence et sa force positive. Quant aux typologies réalisées du populisme, elles sont une sorte de catalogue à la Prévert, n’aidant pas à appréhender l’essentiel, à savoir le noyau des éléments invariants qui le constituent.

Par ailleurs, si on examine la chose d’un point de vue historique, on constate que les grandes idéologies de la modernité, comme le libéralisme, le socialisme, l’anarchisme, ou même le conservatisme, ont été associées à la publication d’œuvres fondatrices, alors qu’il n’en est rien pour le populisme, qualifié parfois d’idéologie molle ou faible.

Ce livre a pour ambition de faire la théorie manquante du populisme, ce qui implique de le reconnaître pour ce qu’il est, à savoir l’idéologie ascendante du XXIème siècle. Cette reconnaissance est en effet nécessaire à l’instruction de sa critique approfondie sur le terrain de la théorie démocratique et sociale. Pierre Rosanvallon entreprend cette tâche en trois temps : l’anatomie du peuple en le constituant en idéal-type, l’histoire du populisme qui conduit à intégrer celui-ci dans une typologie générale des formes démocratiques, et sa critique pour terminer.

Synthèse

L'anatomie du populisme

La culture populiste se construit autour de cinq éléments.

Le premier élément est la distinction entre « eux » et « nous ». Le « nous », figure du « peuple-commandant », prend des formes différentes qui oscillent entre le peuple- corps civique (le peuple qui a pris la Bastille, celui qui se rassemble en 1791 sur le Cham-de-Mars pour fêter la Fédération) et le peuple-corps social, longtemps identifié au prolétariat. Aujourd’hui, le peuple ne se définit plus à partir d’une appartenance à la structure sociale. Le peuple contemporain est celui qui s’oppose à « l’oligarchie », à savoir les détenteurs du pouvoir économique, social ou culturel, censés former bloc pour maintenir leur domination.

Le deuxième élément est une théorie de la démocratie s’appuyant sur trois points : une préférence donnée à la démocratie directe (sacralisée par le recours au référendum), une vision polarisée de la souveraineté qui rejette les corps intermédiaires et les institutions non élues (Cours constitutionnelles et autorités indépendantes), une conception de la volonté générale comme étant susceptible de s’exprimer spontanément.

La conception populiste de la représentation est le troisième élément de la culture populiste, rejetant les partis politiques assimilés à des appareils loin des réalités et paralysés par d’incessantes luttes d’influence entre des groupes concurrents. Le populisme exalte le « peuple-Un », auquel s’identifie un leader charismatique, censé être non seulement l’élu ou le délégué, mais aussi celui qui rend présent le peuple à chaque instant.

Le quatrième élément est le national-protectionnisme. Ce protectionnisme ne se justifie pas essentiellement par un bilan économique et social critique du libre-échange, mais par une volonté politique qui dénonce le transfert du pouvoir de gouverner à des mécanismes anonymes, rendant de ce fait impossible la souveraineté des peuples sur leur destin.

Enfin, le dernier élément de la culture populiste s’adosse à la mobilisation d’un ensemble de passions et d’émotions sont l’importance est reconnue et théorisée. Le populisme utilise à plein le rôle des affects en politique, qui vont bien au-delà des recettes traditionnelles de la séduction.

 

Les trois histoires du populisme

La première histoire du populisme est celle du mot. Le mot prend naissance en Russie dans les années 1870-1880, avec un mouvement d’intellectuels et de jeunes gens des classes aisées, critiques des projets de modernisation du pays à l’occidentale, et qui avaient entrepris de « descendre vers le peuple ». L’idée était que les paysans seraient en Russie la force du renouvellement que l’on attendait du prolétariat industriel en Occident. Une décennie plus tard, c’est en Amérique qu’un People’s Party verra le jour, mobilisant essentiellement les petits agriculteurs des Grandes Plaines en guerre contre les compagnies de chemins de fer et les banques auprès desquelles ils étaient endettés. En France, le mot fait son apparition en 1929, sans lien avec les mouvements sociaux évoqués en Russie et aux Etats-Unis. C’est un mouvement littéraire incarné dans le « Manifeste du roman populiste » qui invite les romanciers français à prendre davantage comme objet les milieux populaires.

La deuxième histoire du populisme est celle des régimes qui, sans revendiquer l’appellation de populisme, s’inspirent des constituants de celui-ci. Rosanvallon en retient trois. Le Second Empire, tout d’abord, qui illustre de manière exemplaire la manière dont le culte du suffrage universel et du référendum peut se lier à la construction d’une démocratie autoritaire. L’Argentine et la Colombie du milieu du XXème siècle ensuite, qui mettent en œuvre la capacité de mobilisation de l’opposition peuple/oligarchie et le principe de représentation-incarnation dans des sociétés qui ne sont pas des sociétés de classes à l’européenne. La période 1890-1914 enfin, qui présente l’intérêt de constituer un bon observatoire des conditions de montée en puissance des thèses populistes au moment de la première mondialisation, notamment en France et aux Etats-Unis.

La troisième histoire du populisme est une histoire sociale et conceptuelle, qui réalise une histoire longue du caractère problématique de la démocratie. L’histoire de la démocratie n’a en effet rien de linéaire : elle est constituée de conflits permanents autour de sa définition, et marquée par des luttes sociales intenses autour de la mise en place de ses institutions majeures (que l’on pense à la conquête du suffrage universel par exemple). Dans ce cadre, le populisme est une forme limite du projet démocratique, aux côtés de deux autres formes limites que sont les démocraties minimales (réduites aux droits de l’Homme et à l’élection des dirigeants) et les démocraties essentialistes (définies par la mise en place d’un pouvoir-société en charge de l’édification du bien), parfois qualifiées de « démocraties réelles » parce qu’elles visent à la réalisation d’un ordre social communautaire. Chacune de ces formes est menacée de dégradation, et le populisme tout particulièrement risque de dériver vers une « démocrature », c’est-à-dire un pouvoir autoritaire qui peut être doté (parfois) de réversibilité.

 

La critique du populisme

La première et la plus évidente critique que l’on peut faire au populisme est son illibéralisme, à savoir sa tendance à considérer que l’affirmation de la souveraineté collective prime sur les droits des individus. Cette critique est importante, mais certainement pas du point de vue des populistes contemporains eux-mêmes, puisque ceux-ci (comme Viktor Orban ou Vladimir Poutine) considèrent que la démocratie n’est pas nécessairement libérale.

C’est pourquoi la critique fondamentale du populisme met en relief son caractère non démocratique, que l’on considère la question sous un angle théorique ou sous un angle pratique.

Sous l’angle théorique, il importe tout d’abord de montrer les limites du référendum, moyen de consultation du peuple privilégié par les populistes. Le référendum présente en effet quelques inconvénients majeurs du point de vue de la vie démocratique d’une nation. Il dissout la responsabilité politique et implique une confusion entre la notion de décision et celle de volonté politique. Il s’accompagne également d’une secondarisation de la dimension délibérative de la démocratie. Il sacralise enfin le fait majoritaire en tendant à lui donner une dimension d’irréversibilité. D’une manière plus générale, la vision populiste a tendance à conduire à une forme d’absolutisation de la décision par les urnes, mettant en cause les autorités indépendantes du pouvoir et les Cours constitutionnelles non élues. Or, puisqu’on sait que le pouvoir électoral-majoritaire, même s’il a son importance, n’est qu’une manifestation très imparfaite de la volonté générale, il importe de promouvoir au contraire de la vision populiste des dispositifs institutionnels qui donnent corps de façon plus consistante à l’idéal démocratique. C’est ainsi que les Cours constitutionnelles et les autorités indépendantes du pouvoir sont par essence démocratiques, en constituant une garantie du peuple à l’encontre de ses représentants quand cela s’avère nécessaire, permettant de promouvoir le « pouvoir de personne » (les autorités indépendantes sont au service de tous, sans rattachement à quelque intérêt que ce soit) et le pouvoir de « n’importe qui » (chaque individu est reconnu comme aussi important que les autres membres de la communauté).

Sous l’angle pratique, les conditions de mise en œuvre des régimes populistes dans l’histoire conduisent à réduire la liberté sous toutes ses formes, que ce soit en supprimant ou en manipulant les autorités indépendantes du pouvoir, en exerçant un contrôle strict sur les médias, les associations ou les partis d’opposition, en mettant en cause l’indépendance également du pouvoir judiciaire, et enfin en mettant bien souvent en place des dispositifs juridiques pour organiser l’irréversibilité des régimes en les installant dans la durée (ce qui peut conduire à mettre en cause le principe fondateur de légitimation par les urnes évoqué plus haut).

Conclusion

Le populisme, plutôt que d’être dénoncé sans nuances, doit être pris au sérieux, en ce qu’il invite à penser une souveraineté du peuple généralisée et démultipliée qui peut être la source d’un enrichissement de la démocratie. Il est vrai que les limites du pouvoir électoral-majoritaire ont été reconnues depuis longtemps, ne serait-ce que sous la plume de Tocqueville qui faisais observer que « La notion de gouvernement se simplifie : le nombre seul fait la loi et le droit. Toute politique se réduit à une question d’arithmétique ».

Selon Rosanvallon, c’est aujourd’hui l’inverse qu’il faut faire, c’est-à-dire complexifier la démocratie en la rendant plus vivante. Pour remédier à la crise de la représentation politique, il importe d’enrichir les modalités et les expressions de cette représentation, au-delà de l’exercice électoral qui demeure évidemment indispensable. Cet enrichissement de la vie politique peut prendre plusieurs formes. Ces formes consistent à démultiplier les procédures et les institutions démocratiques avec des dispositifs de consultations, d’information, qui débouchent sur une véritable démocratie interactive (par exemple sous la forme de conseils citoyens pour faire vivre des procédures d’interpellation des pouvoirs) ou en faisant renaître sous une forme différente « l’œil du peuple », si présent dès le début de la Révolution française sur les placards imprimés ou les pages de garde des journaux. Elles consistent aussi à ne pas en rester à une démocratie d’autorisation, c’est-à-dire à la délivrance électorale d’un permis de gouverner. Ce sont les conditions de l’exercice du pouvoir qui doivent aussi obéir à des critères démocratiques. Cela suppose la mise en place d’une démocratie d’exercice qui repose sur la formulation de principes devant régir les relations des gouvernants aux gouvernés (lisibilité, responsabilité, réactivité), et aussi la détermination des qualités personnelles pour être un « bon gouvernant » (l’intégrité et le « parler vrai » dont l’importance était déjà reconnue dans la Grèce ancienne), tout cela permettant de fonder la démocratie de confiance qui fait défaut aujourd’hui.

 

Quatrième de couverture

Le phénomène du populisme n’a pas encore été véritablement pensé. C’est en effet surtout à caractériser sociologiquement les électeurs populaires que ses sont attachés la plupart des livres sur le sujet ; ou à discuter ce dont il est le symptôme (le désenchantement démocratique, les inégalités galopantes, la constitution d’un monde des invisibles, etc.) ; ou encore à sonner le tocsin sur la menace qu’il représenterait.

Cet ouvrage propose de le comprendre en lui-même, comme une idéologie cohérente qui offre une vision puissante et attractive de la démocratie, de la société et de l’économie. S’il exprime une colère et un ressentiment, sa force tient au fait qu’il se présente comme la solution aux désordres du présent. Il est pour cela l’idéologie ascendante du XXIème siècle, à l’heure où les mots hérités de la gauche semblent dorénavant résonner dans le vide.

L’auteur en présente une théorie documentée, en retrace l’histoire dans celle de la modernité démocratique et en développe une critique approfondie et argumentée. Il permet ainsi d’en finir avec les stigmatisations impuissantes et dessine les grandes lignes de ce que pourrait être une alternative mobilisatrice à ce populisme.

L'auteur

Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France. De L’âge de l’autogestion (1976) au Bon Gouvernement (2015), il est l’auteur de nombreux ouvrages qui occupent une place majeure dans la théorie politique contemporaine et la réflexion sur la démocratie et la question sociale.

 

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements