La société translucide

Augustin Landier et David Thesmar
 

L'ouvrage

L’horlogerie des règles

Dans la première partie du livre, les auteurs analysent la raison d’être des règles qui encadrent l’économie de marché, avec l’ambition est de dépasser les oppositions idéologiques et stérilisantes entre l’Etat et le marché « et de sortir du symbolique et des antagonismes rhétoriques entre ceux qui « croient à l’Etat » et ceux qui « croient au marché ». Ces deux pôles ne peuvent pas être dissociés. Ils sont le recto et le verso d’une même idée, celle de l’échange efficace : ceux qui croient au marché croient aussi à l’Etat ». Les politiques publiques ont cherché depuis longtemps à contrôler et prévenir la constitution de monopoles : dès l’Antiquité, les autorités ont cherché à garantir les règles de la concurrence afin de protéger les consommateurs contre les ententes illicites de producteurs pour relever les prix ou entraver l’entrée de nouveaux concurrents. Dans nos économies modernes, dont le dynamisme est fondé sur l’innovation et les droits de la propriété intellectuelle, les pouvoirs publics se donnent toujours pour mission de lutter contre les cartels, les ententes et les abus de position dominante, comme l’exemple paradigmatique du procès intenté à Microsoft dans les années 1990, au nom de la loi antitrust américaine*, l’a montré. La théorie économique standard condamne le monopole, jugeant ordinairement qu’il produit trop peu et conduit à des prix trop élevés (pour dégager un profit supérieur) au détriment du consommateur. L’ouverture à la concurrence permet donc d’augmenter la production et l’emploi : la libéralisation du transport routier en France dans les années 1980 s’est par exemple accompagnée d’une baisse importante des prix des transports et a stimulé l’activité et l’emploi dans le secteur.

Pourtant, appliquée à une économie en mutation technologique rapide où l’innovation prend une importance capitale, la théorie du monopole se complexifie : les brevets et les droits de la propriété industrielle permettent également aux firmes qui commercialisent les innovations de rentabiliser leurs investissements (souvent très onéreux) en matière de recherche-développement. A partir de l’exemple de Microsoft, il convient de distinguer la concurrence « effective » (faible dans cet exemple) et la concurrence « potentielle » (réelle, puisque le marché est en réalité contestable, comme le montre la concurrence de Apple ou de Mozilla, et pousse Microsoft à poursuivre son effort d’innovation).

David Thesmar et Augustin Landier s’appuient sur le cas de l’eau du robinet pour étudier les monopoles « naturels » : dans la mesure où la duplication d’un réseau de distribution d’eau serait trop coûteuse, la liberté de choix du consommateur est certes limitée, mais une compétition destructrice entre des investisseurs privés qui chercheraient à rentabiliser leurs investissements ferait sans doute doubler la facture d’eau. Le cas de la distribution de l’eau illustre parfaitement le cas des rendements croissants : un coût fixe important et irréversible doit être acquitté au départ (installation et entretien de l’infrastructure), tandis que le coût associé au service d’un client supplémentaire se révèle faible. On retrouve d’ailleurs cette situation à des degrés variables dans nombre d’industries en réseaux : poste, gaz, électricité, rail, télécoms, transports urbains, etc. Les monopoles naturels sont toutefois minés par une certaine inefficacité qui résulte d’un manque d’incitation à innover, à réduire les tarifs ou à améliorer la qualité du service. Les auteurs rappellent à cet égard les travaux de Jacques Laffont et Jean Tirole en matière de théorie de la régulation qui offrent des pistes intéressantes pour favoriser une meilleure gestion des monopoles naturels dans le cadre des contrats de délégation (plus de 15 000 en France pour l’eau à l’échelon local). La possibilité de faire des profits et le jeu de la concurrence conduisent à une gestion plus efficace, tandis que le régulateur peut sélectionner les producteurs les plus performants dans le cadre d’enchères ou de procédures de « benchmarking ». L’exemple du transport ferroviaire et de la SNCF, déjà en compétition avec la route et le transport aérien, montre que l’on peut conserver le monopole du réseau ferré et ouvrir le secteur à la concurrence d’opérateurs privés afin de rendre le marché « contestable ».
 

Analyse économique et comportements individuels

La violence routière et la conduite en état d’ivresse (et les externalités négatives extrêmes qui y sont associées) montrent que les comportements humains ne peuvent s’harmoniser en l’absence de règles (sanctions pénales, amendes). L’analyse économique offre de puissants outils pour expliquer l’intérêt d’une taxation des comportements nuisibles à autrui : les travaux de l’économiste britannique Arthur Cecil Pigou montrent que l’imposition d’une taxe peut aider à limiter ou supprimer les externalités négatives. C’est sur ce type de raisonnement qu’est fondée la taxe imposée aux automobilistes circulant dans le centre ville de Stockholm ou de Londres (avec un montant modulé en fonction de l’heure de circulation). En France, le projet de taxe carbone s’inscrivait également dans cette logique de lutte contre le réchauffement climatique par l’internalisation des externalités liées aux émissions de CO2. Dans ce cadre, la tâche du régulateur consiste à faire coopérer les individus et faire coïncider bonheur privé et bonheur social grâce à des incitations adéquates.

La question du bien-être est cependant l’une des plus complexes en économie : en effet, on peut considérer que la hausse des niveaux de vie crée une insatisfaction relative de nature sociologique. Des auteurs comme Pigou et Veblen ont montré que les individus mesurent leur richesse non en valeur absolue mais relativement à celle des autres. En matière d’économie du développement, on évoque le « paradoxe d’Easterlin » formulé dans les années 1990 : les habitants des pays les plus riches ne sont pas forcément les plus heureux. Cela étant, des travaux de recherche plus récents et plus complets retrouvent bien une corrélation entre niveau de vie et bien-être déclaré, donc entre croissance et bien-être – ce qui au regard de ces données rend le souhait de décroissance conviviale peu crédible. La science économique analyse également le cas des externalités positives : la production d’idées nouvelles, même si elles s’appuient sur le stock de connaissances existantes pour les perfectionner, en fournit un bon exemple. On sait que l’éducation et la recherche-développement constituent de puissants facteurs de croissance, l’économiste Paul Romer ayant ainsi démontré que les pays proches de la « frontière technologique » ont intérêt à agir directement sur la formation du « capital humain » en misant sur les dépenses universitaires et la recherche.

Il en découle un dilemme fondamental sur les droits de la propriété intellectuelle : ils sont certes indispensables pour inciter les inventeurs à poursuivre leurs recherches, mais, s’ils sont trop contraignants, ils peuvent freiner le processus d’accumulation des connaissances, lequel dépend bien souvent d’un accès libre aux résultats scientifiques existants. L’Etat peut alors dédommager les inventeurs et mettre leurs découvertes dans le domaine public : c’est précisément ce qu’a fait la France pour le procédé mis au point par Daguerre qui donna lieu ensuite à de rapides améliorations à l’échelle mondiale et à la naissance de la photographie.
 

Le paternalisme moderne

Dans le cadre de ce qu’Augustin Landier et David Thesmar appellent un « paternalisme moderne », l’Etat peut également être amené à protéger les individus contre les défaillances du marché par des procédures de redistribution et de protection collective, notamment dans le domaine du logement. Il dispose pour cela de trois leviers : le contrôle des prix, le service public et les transferts financiers ciblés. L’Etat doit décider quel est le meilleur instrument à mobiliser en essayant de limiter ses effets pervers : par exemple, le contrôle des loyers peut apparaître comme une mesure utile mais il peut entraîner une restriction de l’offre de nouveaux logements (qui pénalise les jeunes et les couples avec enfants notamment) ou favoriser à terme une vétusté des logements par manque d’entretien par les propriétaires.

On atteint aussi, dans d’autres domaines, les limites de l’Etat bienveillant : le régulateur peut se trouver capturé par les intérêts privés qu’il est censé réguler. Ainsi, un soutien particulier peut-il être apporter à certains secteurs jugés stratégiques comme l’automobile ou l’armement tandis que des satisfactions diverses (contrats, subventions, commandes publiques…) peuvent être apportées aux revendications de groupes d’intérêts proches du pouvoir politique. Aux Etats-Unis, la crise financière a ainsi mis sous le feu des projecteurs les connivences entre le monde de la finance et celui de la politique, au point d’évoquer un « corridor Wall Street-Washington ».

L’Etat peut également rencontrer de sérieux obstacles lorsqu’il souhaite mener des réformes, face à la  mosaïque des intérêts organisés. Traditionnellement, les économistes ont tendance à découpler la recherche de l’efficacité économique (pour maximiser le bien être collectif) et celle de la justice (par la fiscalité), mais il existe des stratégies qui concilient les deux objectifs (théorème de Coase et stratégies win-win). Dans le cas contraire, il faut dédommager les « perdants » de la réforme ou éventuellement racheter leurs avantages acquis pour limiter les « rentes toxiques » – idée défendue par les économistes Charles Wyplosz et Jacques Delpla, qui estiment nécessaire, pour rendre les réformes acceptables, de racheter les différents privilèges corporatistes constitués, comme ceux des taxis, des pharmaciens, des notaires etc. Sinon, le statu quo risque de devenir la norme et les changements de paraître illégitimes aux yeux de la population. 
 

Les politiques publiques face à la tyrannie du court terme

La difficulté à réformer est encore aggravée par un biais court-termiste des politiques publiques : face à un électeur informé (mais pas toujours rationnel, comme l’ont montré de récents travaux sur le vote, le poids de la socialisation politique et l’influence des médias), les décideurs sont tentés de donner satisfaction aux intérêts organisés, ce qui crée une alternance incessante des majorités politiques et un biais dépensier qui aggrave l’endettement public au gré des revendications diverses inscrites à « l’agenda politique » (théorie classique du cycle politique). Il faut y ajouter la propension à « dépolitiser » un certain nombre de questions (sur le modèle des décisions de politique monétaire par la Banque centrale européenne) et à organiser des comités d’experts supposés être mieux informés des questions importantes mais coupés d’opinions extérieures parfois précieuses. Tous ces éléments s’additionnent pour paralyser l’action de l’Etat. Il devient dès lors urgent d’impliquer davantage la société civile et les citoyens dans l’action publique : « le régulateur doit maintenant apprendre à fonctionner en architecture ouverte, sur le modèle des programmes informatiques « open source », dont le code, en perpétuelle évolution, est ouvert à l’usage et aux contributions de tous ». A condition également que l’accès de chaque citoyen à l’information soit rapide et peu coûteux et que la transparence du processus de prise de décision des pouvoirs publics soit assurée. A titre illustratif, l’opacité d’une partie du monde de la finance a montré les ravages créés par les rentes informationnelles et la dissémination des risques au sein d’un système peu régulé. Sur le plan du droit à l’information et de l’évaluation des politiques publiques, un long chemin reste à parcourir en France, au regard notamment de la démocratie américaine.

*souvent associée au démantèlement de la surpuissante compagnie pétrolière Standard Oil de John D. Rockefeller et au Sherman Act de 1890.

Les auteurs

Augustin Landier est professeur d’économie à la Toulouse School of Economics. David Thesmar est professeur à HEC, membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre. Tous deux ont coécrit Le Grand Méchant Marché (Flammarion, 2007).

Table des matières

Introduction

- L’horlogerie des règles.
- Les imperfections de l’action publique.
- La régulation en architecture ouverte.

Conclusion

Quatrième de couverture

L’Etat est de retour sur le devant de la scène économique. Il aide les entreprises, investit dans les secteurs jugés stratégiques, dit son mot sur la nomination des grands patrons, définit de nouvelles règles. Beau programme, sauf qu’en matière fiscale, bancaire ou industrielle, il y a un gouffre entre les effets d’annonce et la réalité. Il ne suffit pas d’invoquer l’intérêt général pour le promouvoir. Il n’y a pas de pilote bienveillant aux commandes de l’appareil d’Etat mais des hommes inévitablement dotés d’intérêts particuliers, guettant les prochaines élections, ou tout simplement soucieux d’optimiser leurs carrières. Oublions donc la mythique neutralité d’un Etat aux mains propres et efficaces ! Fixons-nous plutôt des objectifs concrets, modestes et aux résultats contrôlables : livrer une information fiable et détaillée aux citoyens exigeants que nous sommes devenus, prêter une oreille attentive à nos critiques légitimes. Pour échapper à la tyrannie du court terme et à la multiplication des réformes avortées, Augustin Landier et David Thesmar donnent le mode d’emploi d’une société translucide, autrement dit assez adulte pour sauver, dans la décennie qui s’ouvre, le modèle français.

 

 

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