La société hyper-industrielle Le nouveau capitalisme productif

Pierre VELTZ

L'ouvrage

Les forces de la mondialisation, de la financiarisation et de la révolution numérique ont profondément transformé notre système productif : Pierre Veltz appelle « hyper-industrielle » cette société vers laquelle nous nous dirigeons, animée par une constellation d’acteurs et d’enjeux qui sont en train d’émerger et qui font système, dans le cadre d’une imbrication de plus en plus forte de l’industrie, des services, et de la numérisation des activités économiques. Dans cet ouvrage il se propose d’en analyser toutes les dimensions, techniques, économiques, sociales et géographiques. Avec l’arrivée sur le devant de la scène des grands pays émergents, le capitalisme industriel est aujourd’hui également confronté à l’épineuse question de sa durabilité, alors même que la mondialisation de la production de masse fordiste à l’occidentale pourrait exercer des pressions gigantesques sur les écosystèmes si elle était adoptée par les géants démographiques d’Asie. Et comme l’économiste Stanley Jevons l’avait prophétisé dès la XIXème siècle, la dématérialisation actuelle et partielle de la production (comme dans l’industrie automobile il est vrai aujourd’hui plus soucieuse de développement durable) ne permettra pas forcément de diminuer l’impact global sur l’environnement, si elle s’accompagne dans le même temps d’une hausse plus forte de la consommation mondiale. Ainsi Jevons mettait déjà en garde en son temps ceux qui pensaient que l’efficacité plus grande des machines à vapeur allait permettre de faire baisser la consommation de charbon : c’est tout l’inverse qui s’est produit. Or, cet « effet rebond » pourrait bien peser très lourd pour l’avenir et la soutenabilité de notre modèle de développement, s’il se traduit par un creusement continu des inégalités et d’une pauvreté de masse dans le cadre d’un système productif toujours plus sélectif, élitiste et énergétivore. « Optimiser pour dématérialiser de manière relative n’est donc pas, à l’évidence, suffisant », même si Pierre Veltz note toutefois qu’il subsiste de grandes incertitudes sur la voie que vont finalement emprunter les grands pays émergents à long terme (principalement la Chine et l’Inde), qui pourraient être tentés d’évoluer vers des innovations plus économes en ressources naturelles. Il se pourrait bien toutefois que les vastes classes moyennes de ces pays cèdent à la tentation de l’hyperconsommation sur le modèle des pays les plus avancés.

Industrie et services : la grande convergence

Pierre Veltz analyse également dans ce livre une tendance fondamentale de nos systèmes productifs : la propagation de l’industrialisation à la production d’objets pour l’économie des services marchands et non marchands, et à l’économie de la connaissance. Tout l’enjeu est alors pour les pays de consolider cette base « hyper-industrielle » qui articule étroitement industrie et services, engagés dans une profonde mutation numérique et un basculement énergétique et écologique. Dans ce nouveau monde industriel, la France ne manque certes pas d’atouts, mais elle souffre tout de même de certaines faiblesses bien identifiées : un positionnement sur le niveau de gamme intermédiaire et non le haut de gamme comme l’Allemagne par exemple, la dépendance de nos PME vis-à-vis des grands donneurs d’ordre, la faiblesse des marges bénéficiaires, une épargne nationale insuffisamment dirigée vers l’investissement productif, et une érosion de notre compétitivité d’ailleurs soulignée par le rapport Gallois de 2012, et qui se mesure à la persistance de notre déficit commercial et à notre recul en termes de parts de marché à l’export. Si notre production industrielle a continué de progresser, la part dans la valeur ajoutée et dans l’emploi n’a pas cessé elle de régresser (d’où le thème de la « désindustrialisation »), et ce pour trois raisons : une externalisation croissante vers le secteur des services, des gains de productivité gigantesques réalisés (de 1995 à 2015 la production industrielle a été multipliée par deux et dans le même temps le total des heures travaillées a été divisé par deux), et une perte de compétitivité puisque la production nationale est fortement concurrencée par les importations et ne répond pas toujours à la demande mondiale. Mais Pierre Veltz rappelle qu’il faut toutefois fortement relativiser le thème du déclin de l’industrie si l’on tient compte de tout l’écosystème des services organisé autour des industries (on observe alors plutôt une industrialisation des services ou une orientation « servicielle » de l’industrie »). Selon lui dès lors, « une stratégie industrielle repensée doit non seulement intégrer ces secteurs des services, mais aussi s’appuyer sur eux comme un élément de force de l’économie française ». L’économie du partage et de la fonctionnalité pourraient ainsi aboutir à des changements très profonds, en privilégiant l’usage (la location de voitures etc.) plutôt que la propriété. Il en est de même pour l’économie des plateformes, à l’heure actuelle dominée par les géants du Net, qui démultiplie la puissance des réseaux et pourrait assez profondément modifier l’usine du futur et la stratégie des firmes industrielles dans le cadre d’un nouveau paradigme.

Par ailleurs la robotisation de l’industrie va s’accélérer et réactiver le débat très ancien sur le progrès technique régulièrement présenté comme l’ennemi de l’emploi. Durant l’âge d’or de l’après Seconde Guerre mondiale, le dynamisme des gains de productivité dans l’industrie et l’agriculture n’a pourtant pas empêché une économie de plein emploi, et de fortes créations d’emplois dans les services à plus faible productivité. Si le progrès technique peut exercer des effets déstabilisants au niveau microéconomique et sectoriel, l’histoire montre qu’il a un effet bénéfique à l’échelon macroéconomique pour élever les niveaux de vie, et couvrir les besoins de la population : ainsi on peut voir que le ralentissement des gains de productivité constaté depuis les années 1970 n’a pas empêché une progression continue d’un chômage de masse dans nos économies. Le mouvement de robotisation aujourd’hui ne fait que renouveler ce débat : par exemple, comme le rappelle Pierre Veltz, on dit souvent que dans le secteur de la photo, la grande firme Kodak a été remplacée par Instagram, avec à la clé beaucoup moins d’emplois créés, mais il faut en réalité tenir compte de tout l’écosystème des emplois associés à la photo numérique. Même au niveau macroéconomique on constate aujourd’hui que les pays qui ont le plus de robots en Europe, comme l’Allemagne, sont aussi ceux où le chômage est le plus faible, tandis que les pays émergents comme la Chine misent d’ores et déjà sur la robotisation pour assurer leur croissance future et poursuivre le rattrapage des économies avancées. Ce qui est certain c’est que les robots, qui sont de simples outils techniques, ainsi que la numérisation de nombreuses activités économiques, vont renouveler les débats sur la répartition des richesses créées. Les enjeux glissent alors vers le partage de ce temps libéré par les machines, et sur la manière dont on tient compte dans nos sociétés de la question des inégalités économiques, notamment entre les travailleurs qualifiés et les travailleurs moins qualifiés, pour concilier la compétitivité économique et la cohésion sociale. Comme l’écrit Pierre Veltz, « la question du lien technologie-emploi n’est pas technique, elle est socio-politique. Elle dépend de nos choix, pas de la fatalité ».

Quels enjeux pour demain ?

Pour Pierre Veltz, l’enjeu majeur de la compétitivité dans le nouveau monde « hyper-industriel » sera de fixer et attirer sur le territoire les emplois « nomades » (pour reprendre la formule de l’économiste Pierre-Noël Giraud) créateurs de valeur, dans un monde globalisé où les biens, les capitaux et les travailleurs très qualifiés connaissent une mobilité sans précédent. La clé sera aussi de créer un environnement propice aux investissements étrangers dans un contexte de concurrence féroce sur certains facteurs de la compétitivité (fiscalité, droit du travail, climat des affaires, sécurité juridique des contrats, etc.) L’auteur estime également que la production évoluera durablement vers la satisfaction des besoins centrés sur l’individu (mobilité, corps, santé, alimentation, plaisir, divertissement, éducation) et, avec un usage intensif des nouvelles technologies et des outils de la société de l’information, elle continuera d’impacter durablement nos modes de vie en interaction avec ce cœur industriel et tertiaire.

Cet univers productif s’appuiera principalement sur quatre axes selon Pierre Veltz : une économie des infrastructures et des savoirs communs (fondée sur un partage de la connaissance et sur la circulation des idées pour produire), une économie des relations (où la qualité du dialogue dans l’entreprise et entre les parties prenantes deviendra un facteur incontournable de compétitivité), une économie des coûts fixes et de la « concurrence monopolistique » (où les économies d’échelle, les rendements croissants et la différenciation des produits seront déterminants), et une économie de la communauté (où les relations de travail dans le salariat vont requérir flexibilité, adaptabilité et capacité à s’engager ponctuellement et rapidement autour de nouveaux projets productifs).

Pierre Veltz évoque ensuite la géographie de ce nouveau capitalisme productif qui non seulement bouleverse les cartes des rapports de forces entre les puissances économiques (notamment dans le domaine de la recherche scientifique, de l’attractivité de la matière grise et de l’innovation), mais modifie totalement les catégories traditionnelles de l’analyse dans un univers de pôles interconnectés, d’écosystèmes industriels et de hubs où l’enjeu majeur consistera à capter les flux technologiques, productifs, humains et financiers de la mondialisation.

Dans ce monde « hyper-industriel » le processus de production connaît deux tendances très fortes. Tout d’abord, une fragmentation avec des chaînes de valeur globales (« une mondialisation à grain fin ») de plus en plus sophistiquées qui décomposent la production des biens de manière hyper-rationnelle pour tirer avantage des dotations factorielles des différents territoires (comme le célèbre iPhone d’Apple). Ensuite, une polarisation toujours plus forte des espaces productifs au sein de l’économie mondiale, en raison des effets d’agglomération et de la concentration des activités productives (pour réduire les coûts, gagner en flexibilité, faire circuler l’information plus facilement dans le cadre de districts industriels, et profiter d’un cadre de vie agréable adapté aux cadres très qualifiés des classes moyennes supérieures), et d’un clivage substantiel et grandissant entre les grands centres urbains favorisés et les périphéries des villes. Le tout dans une économie du winner takes all (où les gains peuvent être énormes pour qui produit des activités « scalables » où une même unité de travail peut être vendue de nombreuses fois sur le marché mondial sans augmentation des coûts de production).

Dans ce monde « hyper-industriel », Pierre Veltz considère que la France possède un certain nombre d’atouts exceptionnels : la passion pour l’égalité et notre modèle social de redistribution des richesses qui peuvent contrecarrer les tendances à l’accroissement des inégalités territoriales dans le cadre de la mondialisation, nos ressources en matière de recherche scientifique et d’innovation, le tissu entrepreneurial et la créativité qu’il faut encourager, le dynamisme de nos capitales régionales, etc. Mais il précise aussi qu’il faut bien avoir conscience désormais que dans cette nouvelle étape de la mondialisation, « l’économie française comme ensemble plus ou moins intégré n’existe plus, seule l’économie européenne pourra faire pièce aux économies régionales américaines et asiatiques ». 

 

Quatrième de couverture

La sortie du monde façonné par l'industrie de masse du XXème siècle ébranle toute la société française. Quel sera le nouveau monde de la globalisation et de la révolution numérique ? Prenant le contrepied des analyses les plus répandues – désindustrialisation, passage à une société de services –, Pierre Veltz décrit une situation où les services, l'industrie et le numérique convergent vers une configuration inédite : le capitalisme " hyper-industriel ". Cette convergence se déploie à l'échelle mondiale, faisant émerger une nouvelle économie, mais aussi une nouvelle géographie. Un grand partage se dessine, entre un archipel de pôles ultra-connectés et des mondes périphériques résiduels. Grâce à l'intensité de la redistribution, l'Europe et la France échappent pour l'instant aux formes les plus brutales de cette dislocation. C'est un atout immense qu'il faut préserver et consolider.

L’auteur

Pierre Veltz est ingénieur et sociologue. Il a notamment publié Le Nouveau Monde industriel (Gallimard, 2008) et La Grande Transition (Seuil, 2008).

 

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