A la recherche de la nouvelle croissance

Cercle des économistes, sous la direction de Jean-Hervé Lorenzi

L'ouvrage

En quête d’une définition de la nouvelle croissance

Considérant qu’il faut préciser les vocables galvaudés de « croissance durable », ou de « croissance équitable », trop imprécis, Jean-Hervé Lorenzi, qui a dirigé l’ouvrage, pointe quelques acteurs et secteurs dans l’industrie et les services, porteurs de cette nouvelle croissance, même s’ils ne seront sans doute pas à eux seuls suffisants : le Green business (énergie, transports et bâtiments verts), l’économie des seniors (bio-ingénierie, sciences du vivant), la société numérique (nanotechnologies, robotique), les processus de production plus économes en matières premières, ainsi que l’agronomie et l’hydraulique pour répondre à l’épuisement des terres arables. Dans la mesure où le moteur de la croissance de demain sera plus que jamais l’innovation, les pouvoirs publics devront faire porter l’effort sur l’investissement productif, la productivité globale des facteurs, la R&D, et l’éducation. L’Etat devra jouer un rôle « d’amorceur » de la technologie verte, en particulier par le biais de la fiscalité et des infrastructures financières. Dans cette quête de la nouvelle croissance, Jean-Marie Chevalier fait valoir que la crise a fait apparaître un monde « à plusieurs vitesses » : alors que les pays d’ancienne industrialisation comme l’Europe disposent d’une croissance potentielle limitée (inférieure à 2 % en France), le centre de gravité de la puissance économique et géopolitique va irrémédiablement basculer vers le monde émergent (une Easternisation de l’économie mondiale), dont le potentiel démographique, de production et de consommation, devrait tirer durablement la croissance à des niveaux très élevés. Souvent fondées sur un modèle qui articule capitalisme d’Etat et capitalisme privé, les économies émergentes ont certes développé un modèle économiquement très performant, mais aussi créateur d’inégalités et de corruption, avide de ressources rares (hydrocarbures) et dans le cadre duquel la protection des droits de l’Homme et la conservation de l’environnement ne constituent pas des priorités stratégiques. Si des moteurs similaires ont historiquement permis aux pays développés d’élever leur propre niveau de vie, c’est désormais à eux qu’il revient d’inventer les critères d’une croissance plus équilibrée, adossée à l’éducation, la solidarité, la soutenabilité énergétique et environnementale, la qualité de vie au quotidien. La combinaison de l’entrepreneuriat et de l’innovation (technologique, financière, organisationnelle et institutionnelle) sera au cœur de la nouvelle croissance, qui redéfinira les rôles des acteurs au sein des dynamiques territoriales, entre l’Etat central et les collectivités locales.

Patrick Artus plaide pour l’édification d’une « économie de qualité », où les conditions de vie sont convenables (logement, qualité de l’emploi, protection sociale), compte tenu des standards de l’époque et des progrès techniques : la croissance doit être suffisamment forte pour couvrir les besoins matériels et déformer la structure sectorielle de l’économie vers des emplois de qualité. La croissance doit être durable car économe en ressources épuisables, en énergie et en émission de CO2, mais également prévenir les bulles de crédit en évitant un dopage artificiel de la demande. Néanmoins, cette « économie de qualité » se heurte selon lui à quatre difficultés majeures : une certaine désindustrialisation de l’Europe à laquelle il faudrait remédier pour retrouver des gains de productivité et conjurer la stagnation des revenus ; l’échec du modèle bipolaire industrie/services domestiques à l’américaine très clivé entre emplois qualifiés et peu qualifiés ; l’incapacité de la croissance « verte » à assurer le plein emploi selon les estimations disponibles ; la faiblesse de la croissance potentielle, en France notamment, insuffisante pour couvrir les besoins futurs de santé. Plus fondamentalement, la ré-industrialisation de l’Europe se heurte à un dilemme : si elle est indispensable pour éviter le creusement des inégalités de revenus, elle pourrait compromettre l’objectif d’une croissance économe en ressources fossiles.

Espoirs et contraintes

La théorie de la croissance a fait des progrès significatifs depuis une trentaine d’années : Robert Solow avait mis en évidence le rôle de la productivité globale des facteurs (PGF), en montrant qu’elle expliquait les 7/8 de la productivité américaine sur la période 1909-1949, tandis que les théoriciens de la croissance « endogène » ont explicité certains de ses fondements en tenant compte de l’interaction entre les acteurs (rôle de l’apprentissage, de l’éducation, des infrastructures publiques, des systèmes financiers, des effets d’agglomération, etc.). La recherche récente se tourne vers le rôle clé de la qualité des institutions, puisque l’on sait que leur faiblesse peut entraîner d’importants coûts de transaction : dans son article, Pierre Jacquet y voit un terrain fécond pour une meilleure compréhension des interactions entre les individus, et un thème sur lequel les économistes pourraient travailler en collaboration avec les anthropologues, les politologues, les sociologues, les historiens et les juristes. Si de nombreux travaux académiques ont montré que les bonnes institutions devaient être adaptées au contexte, elles dépendent en particulier de la distance à la « frontière technologique » : en phase de rattrapage, l’imitation des techniques existantes soutient la croissance des pays émergents, tandis que les pays développés, proches de la frontière, doivent davantage mettre l’accent sur la recherche et l’innovation par une gouvernance adaptée. Les travaux de Douglas North insistent sur la cohérence des « ordres sociaux », en tant que structures, institutions et pratiques qui gouvernent les interactions entre les individus. Dans un « ordre social à accès limité », une élite gère les droits de propriété et distribue les différentes formes de rente (au prix parfois d’un niveau élevé de népotisme, de clientélisme et de corruption), tandis que dans le cadre d’un « ordre social à accès ouvert », l’accès à la rente se fait par la concurrence, à la fois dans le champ économique et dans le champ politique, ce qui rend sa détention potentiellement contestable et donc plus acceptable. Les pays émergents relèveraient essentiellement du premier ordre économique social et politique : tout l’enjeu de leur développement consisterait à faciliter, par des réformes successives et cumulatives, la transition vers un ordre social plus ouvert.

Jose Maria Figueres, président du Costa Rica de 1994 à 1998, s’interroge sur la possibilité d’une réflexion sur la croissance durable dans un monde soumis à l’instantanéité : face au contexte économique, il note ironiquement que le FMI faisait part de ses vives inquiétudes lorsque jadis son pays dépassait les 3 % de déficit, tandis que les pays européens frôlent désormais les 10 % « sans que personne ne bronche ». La reprise sera lente et les moyens employés n’auront qu’une efficacité qu’à court terme selon lui, tandis que trois icebergs redoutables pourraient nous faire couler : les limites spatiales de notre planète conjuguées à la pression démographique ; l’insuffisance énergétique dans un monde de ressources rares ; la destruction de l’environnement.

Michel Aglietta dénonce dans son article une erreur de diagnostic majeure des pays européens, qui traitent un des symptômes plutôt que la cause de la maladie : le recours à l’austérité budgétaire de manière trop précoce, alors que la dégradation de la dette est venue principalement du naufrage de la dette privée, ne ferait qu’aggraver le mal et plonger l’Europe dans la dépression. Il note que l’utilité marginale de la dette (augmentation du PIB due à un dollar de dette supplémentaire) s’est effondrée sur longue période, puisqu’elle a surtout servi, jusqu’à la crise, à alimenter la bulle immobilière, les rachats d’actions par les entreprises, à financer le private equity, et à nourrir la frénésie pour les fusions-acquisitions : in fine, cette dette n’a que peu servi à financer l’économie réelle et soutenir les gains de productivité. Confronté à la stagnation des revenus salariaux, le secteur privé n’est donc pas en mesure pour l’heure de prendre le relais de la consolidation budgétaire des Etats : de nouvelles incitations fiscales doivent être crées afin de modifier les prix relatifs et pousser les consommateurs à consommer autrement. Une fiscalité carbone à l’échelle européenne (d’un montant s’élevant progressivement jusqu’à 200 dollars par tonne de carbone à l’horizon 2020) permettrait de réduire les cotisations sociales sur les salaires et augmenter le budget européen, et générer un « double dividende » sous la forme d’investissements accrus dans les technologies bas carbone et d’une amélioration de la compétitivité des entreprises face aux pays émergents. Mais selon Michel Aglietta, il n’y aura pas de nouvelle croissance en Europe sans une politique commune qui articulera trois novations : une refonte fiscale, une expansion du budget européen, et une construction d’un système de financement plus adapté à l’investissement environnemental.

La gouvernance de la croissance future : entre conflits et coopération

Agnès Benassy Quéré et Laurence Boone analysent les racines profondes de la crise de la zone euro : selon elles, l’architecture inadaptée de la politique économique pèse sur la croissance. Si le Traité exclut qu’un pays confronté à la dégradation de ses finances publiques puisse faire appel à la Banque centrale européenne ou à ses partenaires européens, il ne prévoit pas qu’un des Etats membres puisse se déclarer en défaut de paiement afin de rééchelonner sa dette. Or, le risque de défaut augmente mécaniquement dans une union monétaire, puisque les Etats ne peuvent recourir à la dévaluation. En théorie, le respect du Pacte de stabilité devait éviter la survenue d’un défaut souverain : mais certains pays n’ont pas toujours respecté le Pacte (France, Allemagne), d’autres n’ont pas toujours présenté des comptes sincères (dont la Grèce), tandis que certains ont laissé des déséquilibres massifs se développer dans le secteur privé (Espagne, Irlande). Au Conseil européen d’octobre 2010, les Etats européens se sont entendus pour élargir le périmètre de surveillance macroéconomique, coordonner les politiques macroéconomiques, renforcer la pression sur les mauvais élèves par des sanctions plus rapides, pérenniser le fonds d’urgence (créé en mai 2010) pour venir au secours des pays confrontés au défaut souverain. Mais ces mesures de solidarité budgétaire importantes, même si elles demeurent davantage punitives qu’incitatives, pourraient à terme pousser les Etats à franchir un nouveau seuil d’intégration budgétaire, avec un impôt européen dédié aux affaires de la zone, ainsi qu’une autorité de supervision financière afin de gérer l’intégration financière et en contenir les risques. John Kay fait d’ailleurs valoir qu’à l’origine, les écarts de crédit entre les dettes des pays souverains de la zone euro avaient pratiquement disparu en raison des mécanismes de discipline budgétaire et de solidarité financière (la dette grecque apparaissant aussi sûre que la dette allemande), mais se sont reformés par la suite sous l’impact du revirement des stratégies court-termistes des marchés financiers. La crise de la zone euro n’est que le symptôme d’une crise de la régulation de la sphère financière.

Pour Rodrigo de Rato Y Figaredo, la sortie de crise qui s’amorce lentement apporte quelques faits nouveaux : signe des temps et du nouveau rapport de force entre les puissances économiques, les Etats-Unis n’ont plus le leadership de la reprise, pour la première fois depuis 1945 : après une brève récession à la fin de 2008, les pays émergents ont largement renoué avec la croissance (surtout en Asie) et constituent les locomotives de l’économie mondiale. De telle manière que les marchés font davantage confiance aux pays émergents désormais qu’à certains pays de l’OCDE, confrontés à la crise de la dette souveraine et au fléchissement de la croissance potentielle. Hubert Védrine considère que l’économie mondiale sera marquée par une compétition multipolaire dont nous ne percevons actuellement que les prémisses, et par le déclin irrémédiable de la domination occidentale, qui obligera l’Europe à davantage d’efforts de coopération (particulièrement entre la France et l’Allemagne) si elle veut conserver une place importante dans le monde, plutôt qu’un simple fauteuil de spectateur du duel sino-américain.

Amy Chua craint un retour des conflagrations violentes fondées sur la haine raciale, alors même que la chute du Mur de Berlin avait naguère suscité l’espoir d’une harmonie durable entre le marché et la démocratie : en raison du « syndrome des minorités économiques dominantes », une minorité ethnique s’arroge dans certains pays l’essentiel du pouvoir politique, économique et culturel, jusqu’à ce que le retour des conflits ethniques menace potentiellement les équilibres sociaux. Selon Jean-Michel Charpin l’histoire nous enseigne que le succès économique dépend fondamentalement de la possibilité offerte à chacun d’améliorer son sort et celui de sa famille, honnêtement, par son travail et ses initiatives. Dans les pays développés, la classe moyenne est soumise à de fortes tensions sur le partage des revenus, tandis que des fractions importantes de la population restent exclues du progrès économique au sein des pays en développement. Dès lors, la régulation publique, nationale et internationale, devra s’impliquer dans trois domaines cruciaux : la gestion du risque climatique, le maintien du dynamisme des pays émergents, et la lutte contre les rentes qui freinent le développement.

Dominic Barton évoque quant à lui les grandes mutations de l’économie mondiale qui constituent des tendances lourdes et durables : l’urbanisation de l’Asie, de l’Amérique Latine, et de l’Afrique ; la numérisation du monde qui représente un gisement d’innovations et un facteur de liens entre les personnes (4,6 milliards d’individus possèdent un téléphone portable aujourd’hui, 400 millions en Afrique contre 8 millions au tout début du siècle) ; le vieillissement démographique dans les pays développés ; la valorisation de la planète malgré le risque de pression croissante sur les ressources rares ; l’engagement de l’Etat dans l’économie, à la fois pour aider les entreprises à créer des emplois, et pour accompagner les mutations économiques et protéger les plus fragiles. Pour cela, de profonds changements institutionnels sont nécessaires et, parmi eux, une pensée davantage tournée vers le long terme ainsi qu’une meilleure prise en compte de toutes les parties prenantes de l’entreprise.

Enfin, pour Robert Reich, la mondialisation exige que les pays développés harmonisent leurs politiques monétaires et fiscales afin de soutenir la demande globale, promouvoir l’investissement, les gains de productivité et contenir les inégalités. Le soutien budgétaire à court terme, nécessaire pour éviter une grande récession, devra s’accompagner d’une inévitable réduction des emprunts publics par la suite, en recentrant la dépense publique sur les secteurs d’avenir. Le retour de la croissance permettra une stabilisation du ratio dette/PIB. Dans la mondialisation actuelle, la concurrence et le progrès technologique se cumulent pour aggraver les inégalités au sein des pays riches, tandis que la stagnation du revenu moyen obère la capacité de consommation de la classe moyenne, acculée à un endettement périlleux. Face à ces forces centrifuges, les politiques publiques devront déterminer une nouvelle clé de répartition des richesses à l’avenir pour une croissance durable.

Les auteurs

Le Cercle des économistes réunit trente économistes qui ont le souci d’associer réflexion théorique et pratique de l’action. Ce groupe s’est donné pour objectif, en tirant profit de l’indépendance et de la diversité des positions de ses membres, de favoriser le débat économique sans réduire la complexité des faits et des analyses.

Quatrième de couverture

On a beaucoup dit que nous étions au milieu du commencement de la crise, ou, pour citer Winston Churchill, que « ce n’est pas la fin ; ce n’est même pas le commencement de la fin ; c’est peut-être la fin du commencement ». On s’est beaucoup penché sur les origines de la crise, beaucoup félicité sur les mesures prises pour empêcher qu’elle ne dégénère en catastrophe planétaire. Actuellement, on ne parle plus que de réduction de la dette publique, peu de choses encore sur la nouvelle croissance dont le monde occidental a tant besoin, sur les opportunités rendues paradoxalement possibles grâce à la crise, notamment sur le nouveaux secteurs économiques à développer. On trouvera dans ce cahier, à côté des contributions des membres du cercle des économistes, les pistes proposées par quelques grands acteurs du monde international universitaire, politique et économique. Parmi eux, Robert Reich de l’Université de Berkeley ; Rodrigo de Rato y Figaredo, président de Caja Madrid, Jose Mria Figueres, ancien président du Costa Rica, etc.

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