La prospérité du vice

Daniel Cohen

L’ouvrage

« L'humanité doit [...] à l'Europe d'avoir découvert la pierre philosophale : la possibilité d'une croissance perpétuelle, non pas seulement de la population mais du revenu moyen de ses habitants ».

Au XVIIIe, les puissances européennes s'engagent dans une compétition économique durable marquée par la course à l'innovation (mais aussi par des guerres meurtrières entre les Etat-nations). Alors qu'un préjugé euro-centrique conduit parfois à oublier que la Chine possédait l'essentiel des techniques occidentales (notamment en matière de navigation) dès le Moyen-Age, les sociétés occidentales prennent un avantage économique décisif et entament un processus permanent de progrès, de « destruction créatrice » pour reprendre la formule célèbre de Joseph Schumpeter.

Daniel Cohen évoque également les fondements moraux du système capitaliste, ses ressorts psychologiques, tantôt considérés comme le moteur du progrès économique et social, tantôt critiqués comme le ferment de l'avidité, de la consommation ostentatoire, et de la puissance de l'argent au sein de sociétés noyées « dans les eaux glacées du calcul égoïste », citant la formule de Marx. 

Naissance de l’économie : pourquoi l’Occident ?

Selon les préhistoriens, la révolution de l'agriculture au néolithique marque les débuts de la «tyrannie de la productivité » (avec les progrès techniques dans ce secteur), et déclenche un accroissement démographique déterminant et une plus grande densité de population.

Si les grandes civilisations sumériennes, égyptiennes, indiennes ou chinoises naitront dans le sillage de ces inventions, c'est la civilisation occidentale qui prend l'ascendant à partir du XVIesiècle.

Entre la période médiévale et 1880, c'est une multiplication par trois du revenu par tête qui est enregistrée (dans la seule industrie du livre par exemple, la croissance de la productivité est de 1 % par an en moyenne entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle, ce qui fait passer la production de manuscrits de 120 livres par an à 20 millions en 1790 selon Ronald Findlay et Kevin O'Rourke). Les progrès décisifs dans le domaine de la science et du savoir (comme la philosophie) contribueront à une profonde révolution spirituelle de l'Europe : « quelle que soit la douleur de cet accouchement, l'homme moderne, dans ses doutes et ses attentes, vient ici au monde ». 

Les Etats européens parviennent progressivement à domestiquer la violence politique et à lutter contre la fragmentation du pouvoir (chefferies, seigneuries, etc.) pour inventer le modèle de l'Etat-nation, à mi-chemin entre la cité athénienne et l'empire romain, et pousser plus avant le processus de « civilisation des mœurs » où les individus intériorisent de nouvelles normes de vie en société, comme le montreront les travaux de Norbert Elias.

Cette concurrence politique entre les Etat-nations empêche la restauration d'un empire et constitue un puissant facteur d'émulation, y compris dans le domaine scientifique : « le procès de Galilée va étouffer, un temps la science italienne, mais le flambeau passera sans difficulté dans l'Angleterre de Newton ». C'est l'époque où la supériorité militaire européenne et la maîtrise des techniques de navigation autorisent la conquête de nouveaux espaces lors des grandes découvertes du Nouveau Monde. 

Mais malgré ces conquêtes, l'Europe a toutefois dû dépasser la « loi de Malthus » (du nom de l'économiste classique Thomas Robert Malthus), selon laquelle les sociétés sont condamnées à la stagnation du revenu de leurs habitants en raison du fait que la croissance de la population, en l'absence de contraintes, dépasse largement les possibilités de subsistance.

Les enseignements de l'économie politique naissante, baptisée par certains la « science sinistre » – the dismal science – montrent ainsi en vertu des prophéties de Malthus que les vices comme la guerre, la violence et la mauvaise vie sont utiles pour casser l'expansion démographique : ainsi ceux qui survivent vivent mieux...

D'autant que « l'avarice de la nature » se traduit par un rendement décroissant des terres mises en culture. Comme le note Daniel Cohen, « dans le monde malthusien, les inégalités sont une bonne chose ! Elles ne changent rien au niveau de vie des classes populaires et soustraient à la misère celles qui les exploitent... les inégalités augmentent donc le revenu moyen. C'est véritablement le règne de la prospérité du vice ». Vers le milieu du XVIIIe siècle, l'Angleterre constituera le berceau de la révolution industrielle, portée par une série d'inventions dans le domaine du textile (à l'instar de la navette volante de John Kay) : en « libérant Prométhée » pour reprendre le titre de l'ouvrage de David Landes, l'Europe entame un développement industriel continu, nourri par l'exploitation de nouvelles énergies (comme le charbon), mais aussi par la colonisation et le commerce triangulaire.

Pour Daniel Cohen, « le miracle prométhéen aurait tourné court sans les réserves en charbon du sous-sol anglais, les terres américaines et les esclaves africains. La loi de Malthus est vaincue, mais sans gloire. »

En 1776, Adam Smith développe l'idée selon laquelle l'économie de marché garantit une harmonie naturelle des intérêts : par une « main invisible », la recherche de l'enrichissement personnel n'est plus considérée comme un vice mais devient une vertu, en concourant à l'intérêt général. S'amorce également selon l'auteur de La richesse des Nations, un cercle vertueux entre la division du travail et l'extension des marchés, notamment grâce au commerce international qui repousse la contrainte de débouchés et incite à de nouveaux efforts de spécialisation.

Si, face aux inégalités sociales marquant le capitalisme industriel en gestation, Karl Marx décrira la misère grandissante des masses comme un moteur de l'accumulation du capital, et ce uniquement au service de la classe détentrice des moyens de production, Joseph Schumpeter insistera quant à lui sur le rôle central du progrès technique comme moyen d'élever le revenu moyen de la population (y compris celui du prolétariat).  

Prospérité et dépression

Le début du XXe siècle est marqué en Europe par la tragédie de la Première Guerre mondiale, rendue possible par le recours à des technologies issues de la seconde révolution industrielle (moteur à explosion, chimie, électricité, etc.). A l'issue de ce premier conflit meurtrier de l'ère industrielle, la paix de Versailles impose à l'Allemagne défaite une « paix carthaginoise », pour reprendre la mise en garde formulée par John Maynard Keynes dans son essai, Les conséquences économiques de la Paix, publié en 1919. L'ampleur des réparations imposées à l'Allemagne humiliée obère les perspectives de paix sur le continent et contribue à la montée en puissance du nazisme, sur fond de volonté de revanche. 

S'amorce pourtant une décennie marquée par une certaine prospérité économique (aux Etats-Unis notamment), souvent baptisée les roaring twenties, « les années 1920 rugissantes », jusqu'à la crise de 1929, où l'expansion s'interrompt brutalement par un mouvement de panique sur les marchés financiers américains.

La contraction de l'activité frappe très durement les Etats-Unis (le taux de chômage atteint 25 % en 1933 et la production industrielle se réduit de moitié entre 1929 et 1932), avant que la crise ne se propage à l'Europe, notamment en raison de l'effondrement du commerce international consécutif au repli protectionniste des nations, mais aussi à l'inaction des banques centrales face à l'ampleur de la crise bancaire (et dont les leçons seront tirées face à la crise de 2007-2008).

Keynes insistera sur l'impératif de la dépense à tout prix pour soutenir la demande globale, initiant ainsi une véritable révolution scientifique en réhabilitant le rôle de l'Etat, alors que la théorie néoclassique insistait plutôt sur la capacité des forces du marché à restaurer l'équilibre. Après la Seconde Guerre mondiale, s'ouvre une période demeurée dans l'imaginaire collectif comme celle d'un âge d'or de la croissance, celle des « Trente Glorieuses » pour reprendre la célèbre formule de Jean Fourastié, portée par la rapidité des gains de productivité et accompagnée de la montée du secteur tertiaire – qualifié de Grand Espoir du XXe par le même Fourastié, puisque le travail physique s'efface progressivement devant l'effort cérébral.

La croissance de cette période est d'autant plus exceptionnelle qu'elle est fondée sur le rattrapage du pays leader, les Etats-Unis, de telle manière qu'elle finit par s'essouffler inéluctablement. Elle a toutefois permis de soutenir la socialisation d'une partie des revenus et le déploiement de l'Etat providence (notamment le système de retraites), même si la rupture de la croissance à partir de 1973 marque un tournant pour les sociétés occidentales, confrontées à des problèmes redoutables, parmi lesquels la crise des finances publiques.

Le bonheur des sociétés est ainsi particulièrement fragile : « c'est l'amélioration de sa situation qui rend une société heureuse. Les sociétés modernes sont avides de croissance, davantage que de richesse. Mieux vaut vivre dans un pays pauvre qui s'enrichit (vite) que dans un pays (déjà) riche et qui stagne ».

Les défis de la mondialisation

On peut considérer que l'entrée de la Chine et de l'Inde dans le jeu du capitalisme mondial constitue le trait le plus marquant de la phase actuelle de mondialisation de l'économie.

En 2005, le revenu total de la Chine était ainsi le troisième du monde derrière les Etats-Unis et le Japon. Selon les projections de la banque américaine Goldman Sachs, elle pourrait devenir le pays le plus riche du monde dès 2030, même si d'autres prévisions se montrent moins optimistes. Le capitalisme chinois est néanmoins confronté à un certain nombre de fragilités, notamment parce qu'il est engagé dans un processus d'exode rural comparable à celui qu'a connu l'Europe en son temps et qui exerce une pression forte sur la progression des salaires.

La croissance du niveau moyen des revenus conduit à une élévation du taux d'épargne (notamment parce que le système de protection sociale est insuffisant et laisse la place à la prévoyance individuelle) : l'excès d'épargne est la contrepartie d'une économie en forte croissance, et qui adopte progressivement les normes de consommation des sociétés occidentales.

Fukuyama ou Huntington ?

La chute du Mur de Berlin et l'effondrement des économies planifiées ont conduit à un élargissement de la sphère du marché à l'échelle mondiale : Francis Fukuyama parlait de « fin de l'Histoire » pour désigner la convergence des sociétés vers l'économie de marché et la démocratie représentative. Mais les attentats du 11 septembre 2001 ont renouvelé les analyses en termes de « choc des civilisations » pour reprendre la formule de Samuel Huntington dans un monde culturellement fragmenté où chaque civilisation persévère dans son être propre et ne converge pas avec les autres.

En tout état de cause, les civilisations sont aujourd'hui confrontées à des crises financières de plus en plus violentes, d'autant que la finance contemporaine a laissé se déchaîner la cupidité – les analyses de Max Weber montraient au contraire que le déploiement du capitalisme reposait sur la capacité à rationaliser les appétits et la cupidité, à les maîtriser.

Plus fondamentalement, les sociétés sont exposées au risque de krach écologique. Citant le livre de Jared Diamond, Effondrement, qui rappelle de manière magistrale comment de nombreuses civilisations ont succombé aux désastres écologiques, Daniel Cohen rappelle que la volonté collective doit d'urgence se manifester pour éviter un désastre collectif, même « s'il faudra un immense effort coordonné de recherches scientifiques et de décisions politiques pour s'entendre sur de nouvelles normes internationales ».

L'économie immatérielle constitue à l'évidence un nouvel espoir pour les nations, même si le cybermonde crée en réalité une mondialisation des images de la mondialisation et peut, face à l'exemplarité affichée du modèle occidental, conduire en retour à une crispation sur les identités de référence.

Le rattrapage des émergents est également facteur d'inquiétudes dans ce vaste et rapide processus « d'occidentalisation du monde », vers une forme, inédite dans l'Histoire, de civilisation unique. Au contraire de l'Europe qui raisonnait dans le cadre d'un progrès infini, l'humanité est sans doute à un stade où elle doit mentalement apprendre à raisonner dans le cadre d'un monde fini.

L’auteur

Daniel Cohen est professeur à l'Ecole normale supérieure, vice-président de l'Ecole d'économie de Paris et éditorialiste associé au journal Le Monde. Il a publié de nombreux ouvrages dont le dernier, Trois leçons sur la société post- industrielle (Le Seuil), a été un best-seller.

Table des matières

Introduction

Première partie : Pourquoi l'Occident ?

I. Genèse

II. Naissance du monde moderne

III. La loi de Malthus

IV. Prométhée libérée

V. La croissance perpétuelle

Deuxième partie : Prospérité et dépression

VI. Les conséquences économiques de la guerre

VII. La grande crise et ses leçons

VIII. L'âge d'or et sa crise

IX. La fin des solidarités

X. La guerre et la paix

Troisième partie : A l'heure de la mondialisation

XI. Le retour de l'Inde et de la Chine

XII. La fin de l'histoire et l'Occident

XIII. Le krach écologique

XIV. Le krach financier

XV. Le capitalisme immatériel Conclusion

Quatrième de couverture

Ce livre étonnant est un voyage. Un voyage qui montre comment l’économie façonne la société au fil du temps. Une immense fresque aussi, qui fait passer de l’Empire romain à celui d’Hollywood, de la crise des années trente à celle des subprimes, de l’Allemagne du Kaiser à la Chine contemporaine. Un voyage inquiet, hanté par une question : comment l’Occident, qui a arraché l’humanité au règne de la faim et de la misère, a-t-il pu finir sa course dans le suicide collectif des deux guerres mondiales ? Quel est le poison, le vice caché qui a anéanti l’Europe ? La question n’est pas seulement rétrospective. Le monde s’occidentalise aujourd’hui à vive allure : les tragédies européennes pourraient-elles se répéter, en Asie ou ailleurs ? La planète pourra-t-elle éviter un nouveau suicide collectif, écologique cette fois ? Comme la crise financière l’a brutalement rappelé, une incertitude d’ordre systémique plane sur le capitalisme : sait-il où il va, où il entraîne le monde ? Telles sont les questions graves dont dépend le XXIème siècle. Ce qui est frappant est l’extraordinaire capacité de vulgarisation de Daniel Cohen. Jamais on avait retracé l’histoire de l’humanité et les incertitudes qui pèsent sur son destin avec une telle concision, un tel sens des formules et une telle érudition, délivrée avec tant de sobriété.

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