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L'ouvrage :
Faute de pouvoir être saisie en soi, la pauvreté en tant qu'objet d'étude scientifique tend à être reconstruite, notamment par les sociologues. Sur la voie de la vérité ou du moins de la justesse scientifique, les raisonnements concernant un sujet particulier sont supposés converger vers un point unique. Marcher dans l'erreur ménage beaucoup plus de liberté. Cette liberté propre aux raisonnements erronés et aux conclusions fautives n'en demeure pas moins déterminée. Elle ne se réduit nullement à un jeu aléatoire. Elle est l'occasion d'exprimer alternativement ou simultanément des inclinations personnelles, l'influence des idéologies, une vision de la société, des sentiments ou une volonté plus ou moins délibérée d'instrumentalisation. Les tentatives de tous ordres pour décrire et comprendre ce qu'est la pauvreté en offrent l'illustration.
Les innombrables manières de caractériser objectivement ce qu'est la pauvreté comptent parmi les symptômes les plus convaincants de la difficulté qu'il y a à la définir. Exprimés en termes monétaires, les seuils de pauvreté, fondés par exemple sur une fraction du revenu moyen ou du revenu médian à l'échelle d'un pays, devraient nous dire ce qu'est la pauvreté. Or, aucune des définitions de la pauvreté en termes monétaires n'est exempte de critique. Beaucoup sont défendables. Toutes sont précises. Aucune n'apparaît indiscutable au point de frapper les autres d'irrecevabilité. Leur concurrence dit à soi seul l'impossibilité d'objectiver la pauvreté. Ainsi, définir la pauvreté en termes monétaires peut paraître commode d'un point de vue pratique (philanthropique, médiatique ou politique) mais cela reste illusoire au plan scientifique.
Une approche alternative consiste à décrire les places et les rôles occupés par les individus au sein de la société. Les individus pauvres étant désignés à raison de la place qu'ils occupent. C'est alors moins la pauvreté que l'on décrit que la distribution des rôles et des places à un moment déterminé et le cas échéant les mécanismes dynamiques qui ont conduit à cet état. Ce qui permet de désigner des pauvres tout autant que des riches ou des membres de la classe moyenne. L'essence singulière de la pauvreté échappe encore.
Certains sociologues ont dès lors résolu de donner la parole aux présumés pauvres eux-mêmes. Exemplaire de cette démarche, La misère du monde de Pierre Bourdieu (Seuil, 1993) rencontra une fortune certaine. Pourtant, même lorsque la parole du pauvre est assortie d'une rigoureuse grille de lecture scientifique, la pauvreté demeure encore largement insaisissable. Car vivre la pauvreté ne saurait conférer la capacité de dire la pauvreté.
Ainsi, Michel Messu constate qu'il n'y a pas de définition satisfaisante de la pauvreté. Que l'on se trouve en présence d'une "impossibilité définitionnelle". Et, au-delà, qu'il n'y a pas de pauvreté en soi. Rejoignant en cela Georg Simmel. Dans cette impasse où la pauvreté est condamnée à rester une "fiction socialement construite ", la pauvreté a été redécouverte faute d'avoir été découverte.
La société au miroir de ses pauvres
Michel Messu rend hommage aux spécialistes des sciences politiques, aux philosophes et aux économistes qui ont su produire des analyses plus heureuses et en tout cas plus originales que celles de leurs collègues sociologues. Ces derniers auraient manqué d'inspiration. Ils auraient en outre fait trop largement écho aux discours communs sur la pauvreté en cautionnant des notions telles que la "nouvelle pauvreté", la "grande pauvreté" voire la "très grande pauvreté", le "quart monde" et surtout "l'exclusion".
Ces différentes notions disent en fait très peu du phénomène qu'elles prétendent éclairer. Elles n'expliquent pas grand chose de la pauvreté tout en trahissant beaucoup de la société considérant la pauvreté. C'est ce que G. Simmel veut dire lorsqu'il affirme qu'il n'y a pas à proprement parler de sociologie de la pauvreté mais seulement une sociologie de la "réaction sociale" face à la pauvreté. Cette réaction sociale prenant la forme de politiques d'assistance ou de lutte contre ladite pauvreté.
Ainsi, le discours sur le pauvre, y compris chez les sociologues, est déterminé historiquement, nationalement, idéologiquement. Les invariants qui pourraient en fonder la validité scientifique sont absents. A travers les définitions et analyses de la pauvreté, à travers les mesures politiques qui en découlent, les membres d'une société expriment d'abord un "idéal socio-politique" tout en fixant les bornes de la normalité. Dans sa préface, Robert Rochefort souscrit à cette idée : "L'obsédante question de l'exclusion exprime en creux la tyrannie de l'inclusion."
M. Messu rappelle que les notions "durkheimiennes" d'anomie, de lien social, d'insertion ont connu une fortune particulière dans les années 90. Inscrit dans leur sillage, le discours sur l'exclusion semble trahir une certaine conscience du lien social et de la nécessité de le préserver. Reconnaître l'exclu c'est reconnaître un alter ego , différencié mais également membre de la communauté sociale : distance, altérité mais reconnaissance d'un caractère commun, d'une appartenance commune. L'individu pauvre ou exclu est alors appréhendé d'abord dans sa condition encore sociale. Le reconnaître et lui porter assistance vise dès lors moins à améliorer sa condition qu'à maintenir la cohésion sociale. C'est bien la dimension sociale que l'on considère d'abord dans l'individu pauvre. Ce qui, à nouveau, rejoint les thèses de G. Simmel qui a pu écrire : "le but de l'assistance aux pauvres, est d'atténuer les manifestations les plus extrêmes de la différenciation sociale, afin que la structure sociale continue à se fonder sur cette différenciation. […] Il n'y a donc aucune raison d'aider le pauvre plus que ne le demande le maintien du statu quo social." E. Durkheim a, de son côté, formulé des conclusions analogues.
Un échec utile
Les sociologues semblent avoir échoué dans leur approche de la pauvreté. Par impuissance et facilité, ils ont cédé à la tentation de "l'inflation verbeuse". Ils ont cru découvrir alors qu'il ne faisait sans doute qu'inventer, guidés par le sens commun, les idéologies et ces idées reçues auxquelles Raymond Boudon s'est intéressé. Face à la réalité énigmatique de la pauvreté, ils ont eu recours aux "pauvres mots" qu'évoque Gaston Bachelard.
Ils auraient dû et devront à l'avenir davantage se méfier de leur propre discours, soumettre davantage à la critique leurs conclusions. La nouveauté est un objet trop séduisant. Elle ne devrait, le cas échéant, être entérinée qu'après avoir été soumise à un questionnement critique répété et infiniment patient. Le sociologue devrait toujours distinguer " ce qui relève de la représentation spontanée, au principe d'un éventuel engagement éthico-politique, et ce qui relève du concept construit, au principe d'une démarche explicative de type sociologique". L'auteur rappelle à cet égard l'impérieuse nécessité du "coup d'œil froid" dont a parlé en son temps Max Weber.
L'exercice est d'autant plus difficile qu'il est le plus souvent extrêmement délicat, dans l'analyse des phénomènes sociaux, de distinguer la continuité des césures. Le moment à compter duquel on bascule de la mutation mesurée à la radicale nouveauté est très difficilement discernable. Quand passe-t-on en effet de la dynamique lente du changement social propre à toute communauté humaine à la nouveauté substantielle caractérisée par un changement d'état ou l'émergence d'un phénomène social véritablement inédit ? C'est-à-dire un phénomène qui doive plus aux temps récents et présents qu'à la continuation d'inerties sous-jacentes inscrites dans un temps long.
On attend du sociologue, parfois qualifié d'historien du temps présent, qu'il tranche ces questions. Il le fait très volontiers (trop volontiers) lorsqu'il butte sur des objets insaisissables comme la pauvreté. Malheureusement, les réponses qu'il apporte sont mal fondées. " Le sociologue subit une sorte d'engluement dans le temps du présent, et donc de ce que ce dernier livre de lui-même" nous dit M. Messu. L'esprit de méthode et l'intransigeance autocritique seuls peuvent lui permettre de sortir de l'ornière et ainsi conforter la scientificité perpétuellement mise en doute de la sociologie.
L'auteur :
Professeur de sociologie à l'Université de Nantes, Michel Messu est directeur de recherche au Crédoc (Centre de Recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie).
Mots-clés :
pauvreté, exclusion, lien social, sociologie, épistémologie
Sommaire :
Préface , Robert Rochefort
Préambule
Livre I – Le concept de pauvreté
Chapitre 1. Chronique d'un impossible concept
Chapitre 2. La pauvreté est une construction réflexive et constitutive du social
Chapitre 3. La pauvreté est une fiction efficace
Chapitre 4. La sociologie de la pauvreté, une sociologie performative ?
Livre II – Un pseudo-concept concurrent : l'exclusion sociale
Chapitre 1. A propos d'un concept horizon
Chapitre 2. Du mauvais usage de la métaphore
Chapitre 3. Une dramaturgie réifiante
Livre III – L'assistance aux pauvres
Chapitre 1. De la sociologie de la pauvreté à la doctrine sociale
Chapitre 2. De la doctrine à la politique publique
Post-scriptum
Bibliographie
Notes
Index des noms cités
Index des thèmes
- Quatrième de couverture -
"Pour Michel Messu la société, face à la pauvreté, s'est d'abord complue à supposer sa disparition naturelle quand tout allait bien, d'où la nécessité de la qualifier de nouvelle en la redécouvrant, puis à la célébrer ensuite d'une façon autoculpabilisante et quelque peu masochiste… Et Michel Messu n'en reste pas là. Il veut nous dire également qu'en procédant ainsi, la société s'économise finalement la véritable interrogation sur elle-même qui ne se situe pas sur le sort qu'elle réserve aux différentes personnes qui la composent, mais plus essentiellement sur les ressorts qui la fondent. En adoptant cette approche, on comprend alors aisément que les concepts de "nouvelle pauvreté" ou d'exclusion sont purement tautologiques, qu'ils établissent une partition duale ex ante entre les "in " et les "out", entre ceux qui sont au-dessus du seuil de vie décente et ceux qui au contraire sont en dessous, ce que finalement on retrouve ex post en déclarant alors que l'on a mis au jour la fracture sociale fondamentale. Plus que d'éclairer, ces approches peuvent au contraire masquer les véritables débats.
L'obsédante question de l'exclusion exprime en creux la tyrannie de l'inclusion, des multiples inclusions auxquelles chacun est soumis. L'individualisme joue comme une force naturelle centrifuge, forçant la société à inventer en contrepoint de multiples pressions centripètes."
Robert Rochefort
Directeur général du Crédoc