La mondialisation de l'inégalité

François Bourguignon

L'ouvrage

On constate ainsi que les inégalités ont récemment décru entre les pays, en particulier sous l’effet du rattrapage économique des pays émergents (Chine, Inde notamment), mais qu’elles se sont creusées au sein des pays eux-mêmes. De toute évidence, les inégalités de niveaux de vie demeurent considérables entre les nations, très au-delà de ce qu’une communauté nationale pourrait accepter sans fortes tensions sur le pacte social. Le niveau de vie des 10% les plus pauvres du monde (comme l’Ethiopie) reste en moyenne quatre-vingt-dix fois inférieur au niveau de vie des 10% les plus riches du monde (aux Etats-Unis par exemple). Selon les critères de la Banque mondiale, en 2005, 1,4 milliard de personnes vivaient encore avec moins de un euro par jour, soit 20% de la population mondiale. Les inégalités de niveaux de vie avaient continûment augmenté au cours du XIXème siècle et tout au long de la première moitié du XXème siècle, sous l’effet de la Révolution industrielle : l’écart de richesse entre les 10% les plus riches du monde et les 10% les plus pauvres a été multiplié par trois de 1820 à 1980, même si les inégalités ont légèrement décru après la Seconde Guerre mondiale sous l’effet des politiques redistributives mises en place par les pays d’Europe continentale. Si 1/5ème de la population mondiale reste confronté à la pauvreté, la réduction des inégalités mondiales a été spectaculaire depuis les années 1980, même si un grand renversement s’est opéré avec le creusement des inégalités internes aux pays, y compris au sein des pays émergents : « on entrerait alors dans un processus « d’internalisation » de l’inégalité mondiale au sein des communautés nationales, l’inégalité entre Américains et Chinois se voyant progressivement remplacée par l’inégalité entre riches et pauvres Américains et riches et pauvres Chinois ». La crise n’a d’ailleurs que peu affecté l’évolution des inégalités à l’échelle mondiale puisque les pays émergents semblent solidement installés sur un trend de croissance vigoureux, très supérieur à celui des économies avancées.

Baisse de l'inégalité mondiale, hausse des inégalité nationales

Le mouvement de réouverture des inégalités internes constitue une tendance générale dans les pays à hauts revenus de l’OCDE depuis les années 1980, en particulier aux Etats-Unis : entre 1979 et 2009, le revenu moyen des ménages américains a augmenté au total de 50%, même si la croissance n’a été que de 10% pour le quintile inférieur, tandis qu’elle dépassait 100% pour le décile supérieur. Dans tous les pays avancés, le creusement des inégalités internes de revenus primaires et de salaires s’explique en particulier par la forte progression des plus hautes rémunérations. Si ce phénomène a également touché la France, son impact a été limité par l’existence du salaire minimum qui a freiné l’aggravation des inégalités salariales, même si l’inégalité face au chômage s’est accrue, sur un marché du travail fortement segmenté entre les titulaires de CDI et d’emplois atypiques. Les pays émergents sont également touchés par une aggravation des inégalités internes, à l’instar de la Chine, et ce dans l’ensemble des secteurs économiques et géographiques. Mais ce mouvement n’est pourtant pas uniforme puisque le Brésil a connu une forte réduction des inégalités depuis une dizaine d’années. La mondialisation a entraîné des bouleversements gigantesques dans l’économie mondiale : insertion dans le commerce mondial d’un milliard de travailleurs, à l’origine d’une raréfaction du capital et du travail qualifié à l’échelle internationale, et d’une pression à la baisse sur les salaires des travailleurs non qualifiés ; intensification de la concurrence au sein des pays développés et notamment en Europe ; décompositition internationale des processus productifs. Pourtant, « il ne faudrait pas croire que la phase actuelle d’accélération de la mondialisation a entraîné un appauvrissement général des économies développées au profit des économies émergentes. Globalement, les deux groupes ont gagné à cette extension des échanges ». Si certains secteurs directement confrontés à la concurrence avec les pays à bas salaires en ont pâti (l’emploi manufacturier a été divisé par deux aux Etats-Unis, et par un peu moins de deux en France), d’autres secteurs comme les industries intensives en capital et en travail qualifié en ont bénéficié, alors que certains services restaient abrités de la concurrence avec les économies émergentes. Par ailleurs, d’autres causes bien identifiées expliquent le déclin de l’emploi industriel : le progrès technique, plus rapide dans l’industrie qu’ailleurs, ou la déformation de la consommation en faveur des services. Pour autant, il est clair que la pression concurrentielle s’intensifie dans certains services et touche désormais des emplois de qualification moyenne. Dans les pays émergents, les effets bénéfiques du développement et de l’ouverture internationale se sont conjugués pour entraîner une restructuration profonde des appareils productifs, ce qui a favorisé l’enrichissement d’une partie de la population et une concentration accrue des revenus. Mais ce phénomène a également concerné les pays développés puisque dans certains secteurs (sport, culture, show business), « l’effet superstar » et les mutations technologiques se sont renforcés pour générer une croissance très forte des revenus (sur la base d’un pourcentage perçu sur un gros volume de transactions), tandis que la globalisation financière et la forte mobilité du capital a entraîné une forte progression des revenus financiers. Si cette dernière a pu entraîner une allocation plus efficace des capitaux et alimenté les investissements directs étrangers vers les pays émergents, elle a également permis une élévation des rémunérations des décideurs et des travailleurs les plus qualifiés. D’autres facteurs institutionnels ont favorisé l’aggravation des inégalités, parmi lesquels la concurrence fiscale entre les nations qui a pu justifier une baisse de la fiscalité progressive dans de nombreux pays développés, même si le poids des dépenses sociales dans le PIB a augmenté dans la majorité des pays de l’OCDE. L’effet des politiques de flexibilisation du marché du travail sur les inégalités reste ambigu et « la diminution de la protection de l’emploi ne semble pas avoir joué de rôle dans la hausse de l’inégalité, là où elle a eu lieu ».

Pour une mondialisation équitable

Selon François Bourguigon, la mondialisation a joué un rôle considérable dans l’évolution des inégalités : elle a contribué à hisser plusieurs centaines de millions de personnes au-dessus du seuil de pauvreté, même si elle a contribué directement (concurrence avec les pays à bas salaires, prime donnée aux détenteurs de capitaux) ou indirectement (libéralisation des économies, désindustrialisation des économies avancées) à une augmentation des inégalités au sein des nations. Dès lors, « l’inégalité interne serait-elle le prix à payer pour que les économies nationales se développent efficacement dans un monde globalisé ? » A long terme, il est très net que la différence de productivité entre les économies développées et les économies émergentes est encore suffisamment importante pour que le processus de rattrapage économique se poursuive dans le futur, et dépendra notamment de leur capacité future à mobiliser leur capacité d’investissement matériel, humain et organisationnel et de continuer à tirer parti des transferts de technologie. Dans les pays développés, la stagnation économique et le processus de lente désindustrialisation seront difficiles à conjurer, de telle manière que la convergence internationale des niveaux de vie devrait se poursuivre. Mais la question fondamentale demeure la nécessité d’aider les pays pauvres à tirer parti de la mondialisation : une partie de l’explication de la croissance récente de certains pays de l’Afrique subsaharienne réside dans l’amélioration des termes de l’échange (hausse du prix des matières premières) dont ils ont bénéficié et de l’exploitation de nouveaux gisements découverts. Pour autant d’autres pays africains ont divergé par rapport au reste du monde, en particulier à cause de troubles politiques et sociaux, et c’est largement de leur performances futures que dépendra l’évolution des inégalités à l’échelle mondiale. « Il s’agit maintenant, ni plus ni moins, de faire «émerger » les pays pauvres d’Afrique subsaharienne et d’Asie centrale ».

En ce qui concerne les inégalités à l’intérieur des nations développées, les perspectives s’annoncent sombres: les pressions à la déformation des revenus en faveur du travail qualifié et du capital devraient perdurer, au détriment des qualifications basses et moyennes. Dans les pays émergents, la focalisation sur le marché intérieur et l’intégration des masses paysannes au marché du travail devraient favoriser une certaine diminution de la pauvreté et un resserrement des inégalités (comme l’avait observé l’économiste Simon Kuznets pour les pays développés depuis la Révolution industrielle), même si le processus n’est pas acquis notamment pour les pays les plus pauvres, par exemple si la rente tirée de l’exploitation des matières premières reste accaparée par une oligarchie dirigeante

Le dilemme égalité/efficacité dans la mondialisation

Dès lors s’agit-il de choisir entre l’égalité et l’efficacité économique ? Car si les inégalités se sont incontestablement creusées au sein des nations, la correction de ces inégalités par la redistribution des revenus peut influer sur l’efficacité économique, car « redécouper un gâteau de façon plus égalitaire rétrécit le gâteau ». En effet, la redistribution introduit des distorsions dans le fonctionnement des marchés et dans le comportement des agents (désincitation au travail, à l’épargne, à l’innovation et à la création d’entreprises). Au final, la création de richesses risque d’en être amoindrie (baisse du volume de biens et services disponibles dans l’économie). Ainsi, une taxation excessive des revenus excédant un certain seuil pourrait favoriser le rétrécissement de la base imposable, et une garantie d’un revenu minimum élevé sans contrepartie pourrait réduire l’offre totale de travail disponible pour l’économie. Mais un seuil d’inégalités trop important engendre également des coûts non négligeables : la crise des subprimes a démontré que la stagnation des revenus de la classe moyenne américaine a favorisé le recours à l’endettement excessif. L’inégalité de fortune et de relations peut entraîner une difficulté d’accès au crédit et empêcher des créateurs d’entreprises de mettre en œuvre leurs projets, tandis que les inégalités scolaires peuvent freiner la réussite des élèves doués issus des classes populaires et contrecarrer leur accession aux études supérieures. Enfin, un niveau excessif d’inégalité peut favoriser des troubles sociaux et politiques graves dont l’impact peut s’avérer extrêmement négatif sur la croissance. La relation entre redistribution et efficacité économique s’avère particulièrement complexe et multiforme, et il faut donc se prémunir contre les simplifications abusives : « la redistribution peut donc permettre d’améliorer le fonctionnement de l’économie. Mais comme elle peut être elle-même coûteuse, son effet final dépend essentiellement de la forme qu’elle prend et de l’importance, et aussi de la nature des inégalités qu’elle permet de corriger ». Face à l’impact de la mondialisation sur les inégalités, le retour au protectionnisme constituerait-il une voie de sortie ? Rien n’est moins sûr. La démondialisation ralentirait le progrès économique dans les pays émergents et le mouvement de réduction de la pauvreté, et viendrait largement annuler les effets de l’aide internationale aux pays pauvres, déjà relativement modeste. Dans les pays développés, le protectionnisme aurait sans doute l’avantage de réduire la concurrence avec les pays à bas coût de la main-d’œuvre dans les secteurs intensifs en travail non qualifié et réduire les inégalités salariales (vêtements, jouets, chaussures, électronique grand public)…mais il impliquerait également de coûts : une baisse des exportations vers les pays dont on se protège, une hausse des prix des biens importés et un risque de ralentissement de l’innovation désormais à l’abri de l’aiguillon de la concurrence. Au final, « l’analyse économique suggère que le bénéfice net d’une telle politique est globalement négatif ». L’un des outils privilégiés par la redistribution est l’impôt progressif : pourtant les taux marginaux supérieurs de cet impôt se situent déjà à des niveaux élevés dans les pays de l’OCDE, et lorsque l’on intègre les autres prélèvements obligatoires auxquels sont soumis les revenus du travail (avec la taxation indirecte), on obtient un prélèvement effectif élevé en France. Sur 100 euros de salaire additionnel, un cadre très supérieur (qui s’acquitte de la tranche exceptionnelle de 45% de l’impôt sur le revenu) subit un prélèvement effectif compris entre 60 et 75 euros, selon que l’on considère les cotisations sociales contributives comme un revenu différé ou non. De la même manière, une taxation trop forte du capital conduirait les propriétaires à l’investir dans les autres pays (afin de bénéficier d’une fiscalité plus favorable) au titre de ce que l’on appelle « l’optimisation fiscale » qui diminue in fine la base fiscale et le produit de l’impôt. Il serait alors nécessaire de mettre en œuvre une certaine coordination internationale des politiques fiscales. Les politiques de réduction des inégalités peuvent agir ex post (par la fiscalité) mais elle peuvent aussi agir ex ante, par exemple en déployant des politiques éducatives pour égaliser la distribution des facteurs de production détenus par les agents et qui déterminent leur revenus primaires : « dans les pays développés, on peut penser qu’un effort en matière d’éducation pourra permettre à la main-d’œuvre non qualifiée et mal rémunérée de devenir plus compétitive par rapport à la concurrence des économies émergentes ». Des politiques ambitieuses d’éducation et de formation pourraient efficacement agir sur le processus de formation des inégalités, tandis que les politiques d’amélioration du fonctionnement du marché du travail (aujourd’hui très segmenté) et de régulation des marchés financiers seraient à même de corriger un certain nombre d’effets délétères liés aux inégalités. Au final, selon François Bourguignon, toute politique de réduction des inégalités peut potentiellement engendrer des coûts (en termes d’efficacité économique), et le plus important serait que ceux-ci soient plus faibles que les coûts engendrés par l’injustice sociale. Mais dans une économie ouverte, une plus grande concertation internationale pourrait être nécessaire : « éviter la mondialisation de l’inégalité passe aujourd’hui par une mondialisation de la redistribution ».

L'auteur

Ancien économiste en chef de la Banque mondiale, françois Bourguignon est directeur de l’Ecole d’économie de Paris. Spécialiste des inégalités, il a notamment publié, avec Anthony Atkinson, Handbook of income Distribution (North-Holland, 2000).

Quatrième de couverture

La mondialisation est-elle responsable de la hausse sans précédent des inégalités dans le monde ? Condamne-t-elle tout espoir d’égalité et de justice sociale ? En réalité elle a eu des effets antagonistes. D’un côté en raison des économies émergentes, l’inégalité mondiale a diminué : le niveau de vie des Brésiliens, des Chinois, des Indiens se rapproche de celui des Américains et des Européens. En une vingtaine d’années plus de 500 millions de personnes sont sorties de la pauvreté. Mais d’un autre côté, les inégalités ont explosé à l’intérieur d’un grand nombre de pays, alimentant injustice et tensions sociales. Ce livre examine les tenants et les aboutissants de ce paradoxe, ainsi que les instruments dont disposent les décideurs nationaux et internationaux pour le maîtriser. Le développement de l’économie mondiale doit continuer à faire converger les niveaux de vie, mais ce progrès ne sera durable que s’il respecte un principe d’équité au sein même des nations.

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements