La France sans ses usines

P.Artus ; M-P.Virard

L'ouvrage

Cette nouvelle contribution du directeur de la Recherche et des études de Natixis, Patrick Artus, et de la journaliste économique Marie-Paule Virard va permettre de faire un état des lieux de la structure productive de l'économie française et de poser la question de la réindustrialisation. En effet, le processus de désindustrialisation qui touche un nombre certain de pays développés n'a pas épargné la France. Il s'accompagne d'effets très négatifs, mais n'apparaît pas pour autant inéluctable contrairement à la situation d'autres économies, notamment au sud de l'Europe. Cependant, la réindustrialisation, sans laquelle la France deviendrait la « Floride de l'Europe », nécessite de respecter quelques priorités.

Comment expliquer la désindustrialisation de l'économie française ?

Les années 2000 ont conduit à une vague de désindustrialisation en France, même si le phénomène commence après le premier choc pétrolier, notamment dans la sidérurgie. En 10 ans, les emplois industriels ont perdu 500 000 postes, tandis que la part de l'industrie dans le PIB passait de 24% à 14%. Les auteurs reconnaissent que les tendances à l'externalisation des services, et notamment de la gestion des ressources humaines à travers l'intérim, expliquent grandement cette évolution. Cependant, ils considèrent qu'au regard de certains voisins européens comme l'Allemagne ou la Suède, l'industrie française décroche. La désindustrialisation a finalement été plus rapide en France, et si l'automobile semble emblématique de ce phénomène avec une baisse de 16% des effectifs entre 2000 et 2008, les secteurs des biens intermédiaires, des biens d'équipement (-8%), de l'énergie (-8%) et de l'agroalimentaire (-3%) n'ont pas été épargnés.

Le processus est également visible dans la dégradation de la balance commerciale et la baisse de la part de marché de la France dans le commerce mondial, passant de 6% en 1980 à 4% en 2010. Cette situation n'est pas tenable à terme car elle va poser et pose déjà des problèmes de solvabilité externe comme interne. En effet, l'industrie reste une activité structurante qui permet d'exporter des produits pour couvrir les importations, et permet d'accroître la compétitivité et les niveaux de vie d'une économie. C'est le secteur qui est à l'origine des innovations et des gains de productivité, qui crée les emplois les plus rémunérateurs et qui est à l'origine d'emplois indirects en grand nombre. Son effondrement pose problème.

Pour les auteurs, il faut rejeter l'idée selon laquelle une durée du travail ou une productivité trop faibles seraient à l'origine de cette dynamique. Contrairement aux discours répétés par les politiques et certains experts, les actifs occupés français ne travaillent pas moins ni moins bien. En revanche, les coûts salariaux ont divergé à partir du milieu des années 2000 avec un accroissement beaucoup plus rapide en France. Mais de nouveau, les auteurs ne considèrent pas ces tendances suffisantes pour expliquer la perte de compétitivité de l'économie française. En revanche, ils expliquent que les délocalisations maîtrisées par les industriels allemands, en particulier vers les pays d'Europe centrale et orientale, ont permis de réduire fortement les coûts salariaux unitaires «réels» qui sont estimés inférieurs de 20% à la moyenne de la zone euro. En implantant une partie de sa production en Europe de l'Est, y compris les emplois qualifiés, la compétitivité de l'industrie allemande s'est accrue au détriment de ses partenaires européen.

Par ailleurs, l'industrie française n'a pas réussi à suffisamment monter en gamme pour ne pas subir les conséquences néfastes de l'appréciation de l'euro, contrairement au voisin allemand dont les succès à l'export reposent aussi et principalement sur une compétitivité hors-prix élevée. Le manque de recherche et développement (2% du PIB seulement en France, concentrés sur quelques niches), le manque de dynamisme des PME innovantes qui éprouvent des difficultés de financement, une fiscalité plus lourde qui freine l'investissement, ont handicapé et handicapent les entreprises françaises.

Enfin, les auteurs considèrent que l'euro a été un révélateur de la désindustrialisation. En effet, avant la monnaie unique, de nombreux pays, dont la France, pratiquaient des politiques de dévaluation compétitive pour compenser la baisse de leur compétitivité. Ce n'est plus possible. Et contrairement à la dynamique de convergence supposée par les promoteurs de l'euro, les structures productives ont divergé en Europe. Les pays qui, comme la France, étaient spécialisés dans le milieu de gamme ont vu leurs parts de marché dans le commerce mondial grignotées par les économies émergentes. Et suivant la loi des avantages comparatifs, l'industrie s'est concentrée au nord (Allemagne, Pays-Bas), la construction et les services non exportables au sud (Espagne, Portugal, Grèce), la France et l'Italie restant dans une situation intermédiaire.

Quelles conséquences de la désindustrialisation ?

Le modèle bipolaire, très souvent mobilisé au cours des années 1990-2000, qui voulait que l'industrie s'installe dans les pays émergents, les nouvelles technologies et les services restant dans les pays développés, n'a pas fonctionné. Ce modèle est faible en croissance et en emploi dans les pays développés : les nouvelles technologies ne pèsent pas assez lourd pour dynamiser l'emploi ; les services ne sont à l'origine que de faibles gains de productivité, ce qui limite les augmentations de salaire. Surtout, ce modèle pérennise le déficit commercial, ce qui pose nécessairement des problèmes de solvabilité puisqu'un déficit commercial structurel nécessite un endettement privé ou public.

En effet, et c'est un point fondamental de l'argumentation de Patrick Artus et de Marie-Paule Virard, à partir du moment où une économie ne produit plus assez de biens à exporter, un problème de solvabilité externe se pose. Des déficits de la balance des transactions courantes alimentent une dette externe qui doit être financée. Cet endettement externe conduit à un endettement interne élevé, soit privé (les ménages empruntent pour consommer comme aux États-Unis avant la crise de 2007-2008), soit public (lorsque les ménages se désendettent, ce sont les déficits publics qui prennent le relais). Dès lors, pour éviter un cercle vicieux d'insolvabilité externe comme interne, trois solutions apparaissent : une hausse du taux d'épargne de la nation ; une baisse de la consommation de produits manufacturés ; une baisse de l'investissement productif. La désindustrialisation ne peut alors que conduire à une dégradation du bien-être collectif.

Enfin, les emplois de service qui se développent sont peu ou pas qualifiés pour la plupart d'entre eux (hôtellerie, distribution, tourisme etc.) et moins bien rémunérés que dans l'industrie. Lorsqu'on compare les rémunérations brutes annuelles en 2010, un salarié de l'industrie percevait en moyenne un tiers de plus qu'un salarié travaillant dans les services à la personne. Dès lors, la désindustrialisation est à l'origine d'une dégradation des conditions de vie, en particulier pour les plus jeunes qui développent un fort sentiment de déclassement. Les auteurs vont même plus loin en considérant qu'elle met en péril le vivre ensemble et la démocratie du fait que les partis politiques populistes voient leur audience croître au fur et à mesure que le désespoir populaire se développe. L'argument semble pertinent au regard des résultats du premier tour des élections présidentielles françaises.

Que faire ?

Face à la désindustrialisation de l'économie française, le thème de la démondialisation a connu un succès certain dans les médias. L'idée, émanant du Philippin Walden Bello en 2002, consiste à reterritorialiser la production dans l'économie nationale grâce à des barrières douanières. Si la mondialisation est coupable de la désindustrialisation (délocalisation, précarisation, chômage), il faut la remettre en cause. D'autant que l'opinion publique considère comme déloyale la concurrence des pays émergents au niveau social (salaires faibles) comme au niveau écologique (productions polluantes). C'est d'ailleurs l'un des arguments de l'actuel ministre du Redressement productif, Arnaud Montebourg, qui fit campagne sur ce thème lors des primaires socialistes de 2011, et publia un ouvrage pour défendre cette idée, Votez pour la démondialisation ! - La République plus forte que la mondialisation.

Cependant, pour Patrick Artus et Marie-Paule Virard, la mondialisation n'est pas réversible. En premier lieu, ils nous expliquent que si dans une approche dynamique du modèle HOS on peut considérer que la protection des secteurs sophistiqués peut être efficace, cela concerne les économies émergentes et pas les économies développées. En effet, un pays qui voudrait enrichir sa spécialisation pourrait décider de protéger ses industries naissantes, aux coûts de production plus élevés, le temps d'améliorer sa compétitivité. C'est ce que firent le Japon et la Corée du Sud. Ce ne serait pas efficace pour l'Europe aux industries vieillissantes.

D'autant quériger des barrières tarifaires n'a pas de sens lorsque les échanges concernent des produits complémentaires (conséquence de la division internationale des processus productifs) et que des mesures de rétorsion sont possibles (ce qui est le cas dans le cadre de l'OMC). Par ailleurs, les auteurs rappellent, à partir de l'exemple de la Chine, que 2/3 de ses exportations sont le fait de firmes de la triade qui y sont implantées, et que le contenu en importations des exportations chinoises est très élevé (pour un I-phone exporté 179 dollars, 172,5 dollars de produits ont été importés, la production chinoise ne s'élevant qu'à 6,5 dollars !). Enfin, il ne faut pas se tromper de stratégie. Les coûts de production sont fortement croissants dans les pays émergents du fait des rattrapages, et ceux-ci représentent pour les années à venir des marchés très dynamiques qui ne doivent pas se fermer à nos produits.  

Pour les auteurs, la réindustrialisation reste possible mais nécessitera des décisions importantes. Au regard des expériences historiques, seuls la Suède et, dans une moindre mesure, le Japon sont parvenus à développer ou maintenir leur industrie. L'économie suédoise entra en crise au début des années 1990 ce qui conduisit à un accroissement important du chômage et à l'explosion du déficit public (16% du PIB en 1993). La réforme décidée alors a consisté en une baisse importante de la dépense publique et une flexibilisation du marché du travail. Le coût du travail a baissé et surtout l'effort de R&D a été porté à 3,75% du PIB, conduisant le pays à la tête des pays de l'OCDE pour ce qui est du nombre de brevets déposés par million d'habitants. Dans le même temps les dépenses d'éducation par étudiant sont restées élevées correspondant pratiquement au double de la moyenne de celles de la zone euro. Aujourd'hui, la croissance économique de la Suède atteint 5,5% et sa dette est descendue à 40% du PIB. Comme la Suède n'est pas membre de la zone euro, certains y ont vu un élément d'explication, la politique de change restant nationale. Cependant l'explication ne tient pas pour deux raisons. D'abord, la parité couronne/euro n'a quasiment pas bougé. Ensuite, la baisse de 15% du taux de change effectif réel de la couronne depuis 1999 s'explique principalement par la baisse des coûts salariaux.

Ainsi, si la réindustrialisation semble difficile au regard de l'histoire économique, elle n'est pas impossible. L'économie française dispose d'atouts importants pour y parvenir : elle est au centre de l'Europe, elle dispose d'infrastructures de qualité, le potentiel innovant existe, l'énergie reste encore bon marché. Cependant, le coût du travail et notamment le niveau des «charges» (les auteurs ne parlent jamais de cotisations sociales mais toujours de «charges»), un environnement insuffisamment «business friendly», le manque d'intégration budgétaire et financière au niveau européen l'empêchent pour l'heure.

Patrick Artus et Marie-Paule Virard vont alors fixer les priorités qui permettraient de réindustrialiser la France. Il faudrait d'abord développer le fédéralisme économique et budgétaire au niveau européen. Cependant l'intégration européenne dépend aussi de nos partenaires de l'Union européenne ou de la zone euro, et ne pourra être mis en œuvre rapidement.

Au niveau de la France, il conviendrait de favoriser le développement des PME innovantes dans un objectif de montée en gamme de nos secteurs industriels. Cinq pistes sont alors avancées pour y parvenir. Il conviendrait d'abord de développer un «small business Act» à l'image de la loi états-unienne concernant les marchés publics réservés, totalement ou en partie, aux PME. Ce dispositif permettrait de dynamiser l'innovation en vue de débouchés intéressants. Il faudrait également améliorer les relations de sous-traitance entre donneurs d'ordre et PME afin que celles-ci puissent pleinement développer leur potentiel innovant. En effet, deux problèmes majeurs sont mis en évidence. D'une part les délais de paiement sont très longs, ce qui pose des problèmes de trésorerie ; d'autre part, dès qu'une PME commence à décoller, elle est rapidement rachetée par un groupe multinational qui casse la dynamique innovante. Par ailleurs, si les pouvoirs publics doivent supprimer un certain nombre de dépenses considérées comme inutiles, il serait nécessaire de renforcer l'investissement dans l'éducation et la recherche à l'image de nos voisins. Ce n'est pas en réduisant les niveaux de qualification et les dépenses de recherche que la France améliorera sa capacité à innover. Enfin, une réforme fiscale et sociale leur apparaît nécessaire. Pour les auteurs, la réindustrialisation passe aussi par une baisse des prélèvements sociaux sur le travail, trop coûteux aujourd'hui, compensée par une réforme de la fiscalité, notamment par la mise en place d'une CSG universelle qui permettrait de financer la solidarité. C'est d'ailleurs un élément qui a été avancé lors de la «grande conférence sociale» tenue les 9 et 10 juillet 2012.

En définitive, les questions posées par Patrick Artus et Marie-Paule Virard ne manquent pas de pertinence au regard de l'actualité économique de cet été 2012. Et les réponses apportées, si elles trouvent également un écho dans l'actualité du moment, vont bien au delà du court terme. Il s'agit pour les auteurs de proposer un programme d'actions publiques qui permettent d'enrichir la croissance potentielle de notre économie. Ce programme passe par une baisse du coût du travail, le développement d'un environnement propice au développement de PME innovantes, et l'accroissement des dépenses d'éducation et de R&D. Mais il ne se réalisera pas sans un retour à l'industrie.

Table des matières

 

 

Introduction

Chapitre 1 : Désindustrialisation à la française, le mal court

Chapitre 2 : L'industrie, c'est dépassé, sa sent mauvait et c'est dangereux

Chapitre 3 : Nous sommes tous des "indignés" de la désinsdustrialisation

Chapitre 4 : Démondialisation heureuse, la nouvelle illustion

Chapitre 5 : "L'idée d'une France sans usine est une idée folle"

Chapitre 6 : La France future Floride de l'Europe ?

 

 

Les auteurs

Patrick ARTUS est professeur à l'École Polytechnique, professeur associé à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, membre du Conseil d’analyse économique, du Cercle des économistes et membre de la Commission économique de la Nation. Il est ancien administrateur de l'INSEE. Il est membre du conseil d'administration de Total.

Marie-Paule VIRARD est journaliste économique.

Ils ont obtenu le Prix Schumpeter délivré par l'International Schumpeter Society en 2008 pour leur ouvrage The Market Way to Riches : Behind the Myth (Edward Elgar, 2006). 

Quatrième de couverture

La France perd ses usines et ses ouvriers. Pendant longtemps, hommes politiques et beaux esprits ont voulu nous faire croire que le modèle économique idéal pour la France était d'abandonner l'industrie aux pays émergents et de se spécialiser dans les services et les nouvelles technologies. On mesure aujourd'hui les ravages de cette illusion : désertification industrielle régionale, baisse du niveau des emplois et des salaires, déficit extérieur et dette en croissance exponentielle.

Il n'y a donc rien d'étonnant si la désindustrialisation est en passe de s'imposer comme un des thèmes majeurs de la campagne présidentielle. Sauf que nous en connaissons très mal l'ampleur, les conséquences et les origines. C'est tout le mérite de Patrick Artus et Marie-Paule Virard que de démonter idées reçues, erreurs de politique économique et choix hasardeux. Mais leur livre est aussi un plaidoyer pour la réindustrialisation, autour de quelques réformes structurelles ici exposées avec une clarté qui emporte l'adhésion. Car il y va de nos emplois et de l'avenir de nos enfants.

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