La double démocratie : une politique européenne pour la croissance

Michel Aglietta, Nicolas Leron

L'ouvrage

Dans cet essai, Michel Aglietta et Nicolas Leron analysent la crise que traverse aujourd’hui l’Europe dans l’économie globale : impuissance publique et incomplétude de l’euro en sont pour eux les causes fondamentales. Menacée de déconstruction (et si le « Brexit » annonçait la chute d’autres dominos ?) et de repli nationaliste dans un contexte d’exacerbation des populismes, l’Union européenne et la zone euro se trouvent aujourd’hui dans une impasse.
Les auteurs décrivent l’Union comme aujourd’hui en panne, écartelée entre un autoritarisme technocratique de normes supranationales punitives (en matière budgétaire), et un autoritarisme politique nationaliste. Leur analyse de la situation se veut hétérodoxe et pluridisciplinaire, mobilisant tout à la fois la dimension économique, politique et juridique, afin de décrypter la crise de l’euro, qui est selon eux aussi une crise de l’analyse économique dominante (un fonctionnalisme qui perçoit l’union budgétaire comme une pure question technique).
Or Michel Aglietta et Nicolas Leron établissent le constat que cette approche est aujourd’hui en situation d’échec face aux forces dépressives qui manifestement retardent la reprise économique dans la zone euro. Le point de départ de leur argumentation est la question du politique au sein du système politique européen, car « le politique est, de manière constitutive, relié à la monnaie, à la dette, au budget et à la souveraineté juridique ». Ils militent ainsi pour une « Europe puissance publique », une modification du pacte politique européen, pour aborder les problèmes en termes de capacité (puissance publique), et non pas seulement de compétence (souveraineté juridique).

En appelant de leurs vœux une double démocratie, où la puissance publique européenne et la puissance publique nationale se renforcent mutuellement, ils escomptent sortir l’Europe de la spirale négative où elle est enfermée et la remettre sur les rails d’un jeu à somme positive.

La crise du système politique européen

Les auteurs font le constat de l’entropie de l’organisation politique de l’Europe aujourd’hui, prisonnière d’une dynamique négative qui sape les fondements démocratiques de l’ensemble, tant au niveau de l’UE qu’au niveau de ses Etats membres. L’Europe souffre déjà d’une attrition de sa vie politique et d’une faible légitimité par le suffrage universel (les élections européennes restent des élections nationales de second rang).

Par ailleurs, il n’existe pas d’articulation entre des partis politiques européens structurés et une opinion publique européenne (« l’espace européen est la grande arlésienne de l’Europe politique : désespérément recherchée à coups de campagnes de communication institutionnelle, jamais trouvée »). L’Europe, par sa gouvernance multi-niveaux, relativement complexe et opaque, articule plusieurs sources de légitimité (Etats membres, Parlement européen, Commission…) Plus problématique, les citoyens européens n’existent, dans cette construction institutionnelle originale, que comme agents économiques et sujets de droits bénéficiant de la liberté de circulation au sein de l’UE telle que définie par la Cour de Justice européenne : « le sentiment d’appartenance (purement géographique et juridique), d’être européen, n’existe réellement que chez certains individus militants ou certains groupes professionnels très circonscrits ».

L’intégration négative (le poids des normes fixées par des institutions indépendantes) prend alors le pas sur l’intégration positive (la capacité du législateur européen à faire). Le système politique européen souffre ainsi de l’incapacité croissante à connecter les préférences politiques des citoyens au processus de décision, tant au niveau européen qu’au niveau national. Preuve en est l’incapacité de l’Union à harmoniser les législations nationales dans des domaines clés comme la fiscalité et le droit du travail : aucune impulsion politique en surplomb ne vient contrebalancer les forces de la concurrence sociale et fiscale, notent les auteurs. La dynamique centripète qui a longtemps présidé à l’intégration européenne (avec la stratégie des petits pas voulue par les pères fondateurs de l’Europe dès les années 1950) s’est mue en dynamique centrifuge de rupture, complète ou partielle, de certains Etats membres avec l’UE. Pour Michel Aglietta et Nicolas Leron, ce qu’ils appellent « la constitution économique européenne » (concurrence libre et non faussée, libre circulation des citoyens, orthodoxie monétaire et budgétaire inscrite dans les Traités), place l’Union européenne dans une situation de concurrence réglementaire qui révèle un déficit démocratique structurel.

Les failles de la zone euro

Mais l’édifice de la zone euro est également vicié car fondé selon eux sur une conception radicalement fausse de la monnaie : celle véhiculée par la théorie néoclassique de l’équilibre général des marchés qui la perçoit comme un épiphénomène, et postule sa neutralité. Or la monnaie est « le bien public le plus fondamental des sociétés unifiées par la valeur marchande », une institution indissolublement liée à la souveraineté politique : dès lors donner à une institution fédérale aussi puissante que la Banque centrale européenne (BCE) la responsabilité de l’intégrité de l’euro, face à des Etats membres engagés dans une gouvernance intergouvernementale, a constitué une faute originelle majeure. Cette incomplétude structurelle de l’euro a alors placé les Etats membres devant un dilemme insoutenable : soit mener des politiques d’austérité budgétaire (et des réformes structurelles indéfiniment), soit contrevenir au Pacte de stabilité et de croissance, en laissant filer les déficits et l’endettement publics.

Pour faire face à la crise des dettes souveraines, il restait à durcir encore la discipline financière par une mise sous tutelle du pouvoir budgétaire des parlements nationaux. Or cette perte de pouvoir au niveau national n’a pas été compensée par un transfert vers un budget européen digne de ce nom (qui demeure notoirement insuffisant pour jouer son rôle traditionnel de stabilisation macroéconomique). Pour les auteurs, « le statu quo devient mortel, son terme ne semble plus si éloigné qu’on aurait pu, il y a seulement quelques années, le penser ».

En évoquant « l’éclipse du souverain en zone euro », Michel Aglietta et Nicolas Leron soulignent l’étrangeté de la zone euro, qui dispose d’une monnaie déconnectée d’une véritable communauté politique et d’une souveraineté. Le véritable souverain par défaut est ainsi la Banque centrale européenne (BCE), qui règne sur un espace politique écartelé entre l’ordre juridique de l’Union européenne et les ordres juridiques nationaux. En l’absence d’une communauté politique solide sur laquelle l’euro pourrait s’adosser, les forces de la concurrence marchande et de l’ultralibéralisme peuvent se déchaîner, et de surcroît dans un contexte de libéralisation financière accéléré.
Loin de s’appuyer sur une conception classique de la souveraineté politique, la zone euro mise sur l’autorégulation des marchés par les normes pour assurer l’unité de l’espace social. La monnaie unique reste extérieure aux Etats, ne dispose pas de budget fédéral sous l’autorité d’un Parlement qui pourrait jouer le rôle de prêteur en dernier ressort (actuellement assumé par la BCE par un véritable acte de souveraineté), et opérer des transferts budgétaires entre les Etats. Puisque la monnaie et les finances publiques sont les attributs principaux de la souveraineté économique, mais sont aujourd’hui corsetés à l’échelle nationale, et en l’absence de puissance publique compensatrice instituée à l’échelle européenne, les citoyens des Etats membres perdent progressivement le sentiment de maîtriser leur destin.

Or après de longues stratégies d’austérité budgétaire mortifères, il est temps selon les auteurs d’amorcer une vraie dynamique de croissance, seule à même de faire diminuer les ratios dette/PIB, lorsque le taux de croissance reste durablement supérieur au taux d’intérêt réel moyen payé sur la dette. Or, mais à condition de réformer la « règle d’or » inscrite dans les traités, cette politique de croissance en Europe doit s’appuyer sur un effort décisif d’investissement productif seul à même de redresser la croissance potentielle à long terme et d’abaisser le taux de chômage structurel, et à condition de tolérer un taux d’inflation plus élevé qu’aujourd’hui, de manière à diminuer les taux d’intérêt réels.  

A l’heure actuelle, en dépit de la théorie optimiste de l’ajustement automatique des marchés, de profonds déséquilibres structurels persistent au sein de l’union économique et monétaire (en matière de balance des paiements entre pays créanciers et pays débiteurs), et la polarisation économique s’accentue entre les pays du Sud et les pays du Nord, prélude peut être à de nouvelles déflagrations financières. Pour Michel Aglietta et Nicolas Leron, le seul moyen de sauvegarder l’union monétaire est donc désormais d’avancer sur la voie d’une union budgétaire, en misant sur l’investissement en matière d’infrastructures publiques, la création de biens publics d’intérêt communs, et en accélérant la transition énergétique. Cet effort puissant sera à même d’enclencher à nouveau une boucle vertueuse de gains de productivité, d’innovation et d’entrepreneuriat.

Car pour l’heure, l’Europe reste confrontée à l’incertitude du souverain (« une indétermination structurelle de la souveraineté ») : qui est le souverain dans l’Union européenne ?

Une troisième voie : la double démocratie

Face à ce constat, et face à la fragilisation du socle démocratique de l’Europe, qui offre un espace important aux discours nationalistes et populistes, Michel Aglietta et Nicolas Leron envisagent une troisième voie : celle d’une Europe puissance, capable de « faire société », dans le cadre d’une démocratie européenne refondée sur un budget alimenté par des ressources fiscales, permettant de faire des choix concrets d’investissement. Mais cela ne sera possible que si la zone euro, aujourd’hui sous-optimale, avance vers une union de transferts basée sur des ressources supranationales propres permettant de mettre en œuvre un investissement européen en dernier ressort (« si la création de la monnaie unique fut possible, alors l’institution d’un budget européen doit l’être »). Mais la souveraineté économique ne sera retrouvée que si elle s’appuie sur une légitimité politique solide : l’objectif de la croissance inclusive et soutenable ne sera atteint que si l’Europe développe la participation politique, le dialogue et le débat.

Pour retrouver la dimension historique du projet européen, les auteurs plaident alors pour toute une série de propositions ambitieuses mais concrètes :

- un budget européen de 3,5% du PIB (aujourd’hui de 1%) issu de ressources fiscales propres ;

- une capacité à s’endetter sur les marchés financiers internationaux sous la forme d’euro-obligations (euro-bonds) ;

- une fonction d’investissement en dernier ressort (dans le cadre d’un programme articulant investissement public et investissement privé) ;

- une réforme de la gouvernance budgétaire européenne (avec notamment la création d’une agence budgétaire européen qui évaluerait les budgets nationaux au titre de la régulation contra-cyclique) ;

- et promotion du rôle des banques publiques de développement et des investisseurs financiers responsables.

 

Quatrième de couverture

Nous avons un besoin absolu d'Europe. Le « Brexit » illustre la défiance des peuples à l'égard d'une Union européenne dont ils dénoncent l'autoritarisme technocratique. Attisé par la victoire de Trump, le repli nationaliste pourrait bien l'emporter.

En prenant pour point de départ la question de la démocratie, cet essai développe des propositions concrètes pour surmonter la crise européenne en commençant par rendre aux citoyens le pouvoir de se prononcer sur les grandes options économiques. La méthode des petits pas est révolue. Le contexte historique actuel appelle un nouvel acte fondateur, comme le furent l'institution du marché commun ou la création de l'euro. Cet acte, les auteurs le situent dans un budget européen, avec sa double dimension d'élément constitutif d'un ordre politique et de fonction d'investisseur en dernier ressort pour recouvrer une croissance soutenable.

Seul l'avènement d'une véritable puissance publique européenne peut permettre la revitalisation des démocraties nationales en desserrant l'étau réglementaire de l'UE. En concevant la possibilité d'un partage des responsabilités politiques entre ces deux niveaux, les auteurs envisagent la figure inédite d'une double démocratie.

 

Les auteurs

Michel Aglietta est professeur émérite à l'université Paris-Ouest et conseiller au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) et à France Stratégie.

Nicolas Leron, chercheur associé au Centre d'études européennes de Sciences Po, est président du think tank EuroCité et président du site de critiques Nonfiction.

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