L'économie à l'épreuve de l’éthique : Bonheur, justice, marché

Jérôme Ballet

L'ouvrage

Dans cet essai, Jérôme Ballet plaide pour que la réflexion économique intègre davantage les enjeux éthiques.

L’ambition de son ouvrage est d’étudier toutes les questions que traitent habituellement les économistes, en y ajoutant la dimension éthique, non comme supplément d’âme de l’économie, mais comme indispensable fondement de tout raisonnement sur les questions économiques et sociales. Et il se focalise sur le bonheur, la justice et marché, pour proposer « un ouvrage d’éthique pratique appliqué à l’économie ». Mais c’est bien avec le regard de l’économiste qu’il souhaite étudier ces questions, en interrogeant notamment ce qu’il appelle la théorie économique standard et les principes libéraux qui, selon lui, éludent les enjeux éthiques.

3 questions à Jérôme Ballet en partenariat avec le Prix Lycéen Lire L'Economie 2021 : 

Bonheur et consommation : quelles relations ?

Si la question du bonheur a été explorée par les économistes, Jérôme Ballet s’interroge sur le lien entre la consommation de masse et notre satisfaction : « notre monde de consommation frénétique et l’accroissement perpétuel du revenu qu’il exige nous rendent-ils heureux ? » Selon lui, l’accroissement de la consommation nous donne seulement l’illusion d’être plus heureux « avec un attirail d’illusions marchandes », une « vaste machine à plaisirs » : certes nous avons connu depuis l’après-guerre une phase de démocratisation du désir de consommation, tandis que l’accès aux biens sur les marchés devenait un marqueur d’ascension sociale et de différenciation sociale (« ma Mercédès est plus grosse que la tienne »). Mais nous sommes désormais passés à une consommation toujours plus toujours plus hédoniste, émotionnelle et hyper-individualiste (« une différenciation individualisante »). Nous sommes comme sur « un tapis de course » : nous devons avancer un pas de plus, avoir un revenu qui augmente pour conserver la même satisfaction, et le revenu dont nous disposons à un moment donné n’a que peu de chances de nous satisfaire longtemps. Et comme le plaisir de la consommation est forcément éphémère, il faut sans cesse le renouveler : « nous n’en avons jamais assez, non parce que nous ne pourrions pas nous en contenter, mais parce que, socialement, notre positionnement dépend de ce que nous avons et consommons ». Et le modèle de consommation qui s’est progressivement mis en place a engendré une véritable dépendance des consommateurs, dont les comportements deviennent parfois compulsifs. Or les instruments de la théorie économique procèdent par un certain réductionnisme : le bonheur a été assimilé à l’hédonisme, dans le cadre d’une doctrine morale utilitariste, en vertu de laquelle la recherche du bonheur et l’évitement de la souffrance constituent le but ultime de l’existence humaine. L’acte de consommation s’inscrit alors dans une « corne d’abondance », où consommer toujours plus accroît forcément le plaisir et la qualité de vie. Or certains travaux, notamment ceux de Robert Nozick, montrent que le plaisir est un élément important mais qui s’insère dans une conception plus large de la qualité de la vie, où la liberté de choix (et non l’achat compulsif) s’impose comme fin. 

Lire la note de lecture sur le livre de Claudia Sénik, « l’économie du bonheur » :

La définition du bien-être, comme référence de la théorie économique, suppose aussi que la satisfaction des préférences, quelles qu’elles soient, est le critère ultime. Mais là aussi, Jérôme Ballet considère qu’il s’agit d’une vision bien restrictive : « tandis que du point de vue de l’individu, ce sont ses préférences qui dictent son choix, du point de vue de l’observateur, l’économiste, ces sont les choix qui révèlent les préférences. En adoptant une telle démarche, l’analyse économique abandonne le bien-être pour se limiter à la rationalité ». Les économistes partent du principe que plus le revenu est important, plus on peut consommer, et plus il est aisé de satisfaire ses préférences. Or des travaux comme ceux de Richard Easterlin (1974), remettent en cause une telle relation mécanique entre croissance du revenu ou de la consommation, et accroissement de la satisfaction :  si les habitants des pays riches sont en moyenne plus heureux que ceux des pays pauvres, et si les pays pauvres peuvent améliorer le bonheur de leur population par une élévation du revenu, ses analyses montrent pourtant que malgré une augmentation croissante du revenu national depuis les années 1960, le nombre de personnes se déclarant heureuses a stagné dans les pays développés. In fine, « le revenu améliore le bonheur, mais de moins en moins à mesure que le revenu augmente ». Dès lors, pour Jérôme Ballet, c’est une hypothèse héroïque de considérer que seul l’accroissement de la richesse peut améliorer le bonheur : on peut tout aussi bien imaginer que le bonheur peut s’accroître par des politiques qui se focaliseraient sur d’autres déterminants du bonheur (il cite ainsi la promotion de la consommation sobre qui n’est pas incompatible avec davantage de satisfaction).

Jérôme Ballet estime que la société d’opulence par la consommation n’est pas une société du plaisir, c’est une société du désir : « la société du désir suppose une frénésie de la consommation qu’il faut stimuler sans fin ». Or les racines de la science économique présentent l’activité économique comme un combat perpétuel contre la rareté, et assimilent spontanément plus de production à plus d’efficience, et plus de consommation à plus de satisfaction.

Jérôme Ballet analyse également la rareté du temps dans nos sociétés : elle conduit à une accélération pathologique des rythmes sociaux et à une accélération du rythme de vie, des innovations techniques ensuite, et même à une accélération des bouleversements dans les institutions qui encadrent nos vies, le travail et la famille. Or cette accélération du temps social crée de nouvelles formes d’aliénation : « nous ne contrôlons rien, et c’est bien ce manque de contrôle qui nous donne l’impression que nous manquons toujours de temps ». D’où également une obsession pour la croissance économique, dont la consommation de masse et personnalisée est un moteur puissant, alors qu’il s’agit selon Jérôme Ballet d’une funeste illusion, qui crée une souffrance au travail, une dégradation de notre santé mentale et sociale attestée par de nombreuses études, car liée à des objectifs toujours plus élevés de productivité.

Lire la synthèse sur les travaux de la Commission Stiglitz sur les indicateurs pour mesurer le bonheur :

Extension du domaine du marché

Jérôme Ballet analyse aussi dans cet ouvrage les rouages de l’économie de marché : il regrette que les économistes se soient focalisés sur des aspects techniques, notamment dans le cadre de leur modèle canonique de concurrence pure et parfaite. Rarement les supposés éthiques d’une telle analyse sont explicités, voire sont présentés comme allant de soi : le marché est présenté comme un espace de liberté qui facilite la coordination des agents de manière neutre. Or Jérôme Ballet montre que la liberté des individus est encadrée par de fortes contraintes sur le marché (à l’image des asymétries d’information), tandis que l’intervention de l’État est indispensable, par exemple pour garantir au consommateur, comme au travailleur, le respect de normes minimales de sécurité. L’auteur conteste également l’idée de neutralité du marché : les droits de propriété peuvent être répartis non équitablement et conduire à une croissance cumulative des inégalités économiques, tandis que l’on ne peut nier des phénomènes de domination dans l’échange et dans le travail (il cite les salariés des ateliers de confection du textile dans les pays pauvres), sur lesquels la théorie économique standard est muette. « Ce n’est donc pas la domination en tant que telle qui nous choque estime Jérôme Ballet, mais plutôt la manière dont elle s’exerce et les conséquences qu’elle produit, notamment en matière d’appropriation de richesse ». Selon lui d’ailleurs, dans le cadre de l’échange marchand, le marché n’est pas un lieu d’expression de nos choix libres : il est un espace de captation de la clientèle par les vendeurs qui déploient des stratégies pour faire croire aux clients qu’ils choisissent librement.

 

Pour Jérôme Ballet, la généralisation de la logique du marché a surtout conduit à une « marchandisation », et il est urgent selon lui que la théorie économique confronte les autres valeurs sociales à la seule logique de l’intérêt personnel. En effet le marché est moins un outil d’analyse qu’une référence active pour la construction des identités des sociétés : la logique marchande, si elle n’est pas encadrée, peut conduire à monétiser la vie, le corps, et créer des incitations perverses en mettant à mal la dignité des personnes conduites à acheter leur consentement. Or, précisément, « l’extension du marché ne devient un problème que quand il provoque une atteinte à la dignité, entendue ici comme une marchandisation des gens ». De la même manière, les incitations pécuniaires, souvent valorisées dans la théorie économique, au-delà de leur pure efficacité économique, peuvent entrer en conflit avec des valeurs de certains individus qui donne du sens à leur identité dans la société (générosité, bienveillance…) Dès lors, « le marché n’est peut-être pas cet espace de liberté rêvé par les économistes libéraux, il est peut-être notre pire ennemi, celui qui nous fait oublier qui nous sommes ».

 

Lire le cours de spécialité Ses en première sur le marché concurrentiel :

Redistribution et justice

Dans la théorie économique standard, l’intervention de l’État à des fins redistributives apparait comme une atteinte à l’efficience et au bien-être social, qui atteignent leur maximum grâce au jeu de la concurrence. Or, ces fondements utilitaristes de l’analyse libérale supposent donc que davantage d’égalité conduit à une diminution du bonheur global (optimalité au sens de Pareto). Jérôme Ballet considère que cette théorie est discutable au sens où elle considère que la pauvreté doit être consentie au nom de l’efficience : « les conditions de maximisation de l’utilité globale doivent permettre aux « sacrifiés » de garder espoir. Le mythe de la croissance autoredistributive permet d’adopter un utilitarisme téléologique qui fasse croire aux « sacrifiés » qu’ils en sont aussi les gagnants ». De plus, il estime que si l’on ne peut affirmer en tout lieu et en tout temps que les inégalités freinent la croissance, on ne peut pas en conclure, selon la thèse inverse, que la croissance réduit automatiquement les inégalités. Dès lors, il est raisonnable pour Jérôme Ballet de défendre des politiques de redistribution en accompagnement des politiques de croissance, car « les sacrifiés sur l’autel de la croissance pourraient bien se lasser d’attendre que leur sort s’améliore ». Enfin, il est tout aussi concevable de présenter la réduction des inégalités et la protection sociale comme des facteurs d’efficacité et de productivité (« la solidarité est efficace »), en démocratisant l’accès à la santé par exemple (« la protection sociale publique est une ressource collective qui améliore le bien-être subjectif des travailleurs »). Les mécanismes de redistribution ne sont d’ailleurs pas l’ennemi de la compétitivité dans la mondialisation néolibérale. Cette dernière ne devant d’ailleurs pas être le bouc émissaire de l’inaction des États qui, selon Jérôme Ballet, conservent des marges de manœuvre certaines pour décider du degré de marchandisation de leurs économies de marché. Or, au-delà d’un certain consensus sur la nécessaire égalité des chances, le débat éthique sur notre tolérance aux inégalités de résultat (donc sur l’intervention correctrice de l’État au nom de la justice sociale), ne doit pas être éludé.

Au final, pour Jérôme Ballet, qui se prononce en faveur d’un revenu de base inconditionnel, « la générosité, la bienveillance et le don peuvent devenir des vecteurs de l’organisation sociale », à condition de donner enfin au raisonnement économique des fondements plus éthiques.

Quatrième de couverture

Le livre s'articule autour de trois axes : le bonheur, la Justice et le marché. Son originalité est de partir de l'analyse économique pour chacun de ces thèmes et de la confronter à des perspectives éthiques. L'auteur interroge ces grands axes de l'économie qui reposent souvent sur des présupposés, mais dont les bases ne résistent pas à nos jugements éthiques. Il s'agit de les mettre en évidence en vue de réorienter les pratiques de l'économie : Comment le bonheur est-il pensé et mis en oeuvre dans nos sociétés ? Quel degré d'équité ou d'iniquité acceptons-nous ? Quelle place joue le marché dans l'organisation de nos sociétés ? Il Interroge également le point de vue des économistes et notamment des économistes libéraux les plus standards à l'aune de considérations éthiques et nous livre un plaidoyer pour une économie moins aveugle, afin de rendre notre monde plus vivable.

L’auteur

Jérôme Ballet est enseignant-chercheur au GREThA, Université de Bordeaux. Chercheur en éthique et économie, économie sociale et solidaire et développement durable, il enseigne depuis 20 ans les questions d’éthique appliquée à l’économie. Il est l’auteur de nombreux ouvrages en anglais et intervient dans des grandes écoles de commerce et comme consultant auprès de grandes institutions internationales des Nations Unies.

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