L'arrogance chinoise

Erik Izraelewicz

L'ouvrage

Le nationalisme une manifestation de l’arrogance chinoise

Alors que dans les années 1980 et 1990 les partenariats proposés entre l’industrie chinoise et les firmes occidentales s’inscrivaient dans un «deal win-win» (les multinationales américaines ou européennes accédaient au marché chinois les entreprises chinoises y voyaient de leur côté l’occasion d’acquérir une technologie, du capital, ou encore un savoir-faire), la Chine accorde désormais une priorité à " ’innovation indigène ": en clair, les entreprises étrangères ne sont pas exclues des marchés publics, ni de faire plus généralement du business en Chine, mais à condition de transférer tout leur savoir-faire, au risque d’en perdre la maîtrise. C’est ainsi par exemple qu’en peu de temps la question du train à grande vitesse s’est posée de manière radicalement différente. Au début des années 2000, le problème était de savoir qui de l’allemand (IGE) ou du français (TGV) allait emporter le «contrat du siècle». Aujourd’hui, les deux constructeurs d’Etat du pays sont capables de fabriquer leur propre équipement, à tel point que le train à très grande vitesse (TTGV) chinois menace déjà les concurrents français et allemand pour la conquête des marchés étrangers. Les autres secteurs de l’économie connaissent la même évolution, qu’il s’agisse de l’aéronautique, du marché des énergies nouvelles comme le solaire ou l’éolien.

Le patriotisme ; économique chinois s’inscrit dans une vague de montée du nationalisme, qui trouve son expression concrète dans la contestation des modes de fonctionnement des institutions internationales. Par exemple, la Chine dénonce actuellement les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui obligent à renoncer aux quotas et taxes sur les exportations (concernant surtout les métaux rares, dont l’Empire du Milieu a quasiment le monopole de la production mondiale), interdisent de prendre des décisions unilatérales, et d’utiliser de manière plus générale le commerce comme une arme politique.

Le nationalisme chinois s’exprime également dans la volonté nouvelle d’imposer des normes au monde entier. C’est le cas du classement des universités de Shanghai, désormais imposé dans le monde comme la référence, et ce sera peut-être aussi bientôt le cas de la notation des entreprises et des Etats. Sur ce dernier point, la Chine n’a de cesse en effet de dénoncer l’activité des trois grandes agences de notation qui dominent le marché mondial (les deux américaines Moody’s et Standard and Poor’s, et l’agence Fitch détenue par un groupe financier français), accusées de manquer d’objectivité et d’être sous « influence idéologique », pour promouvoir plutôt l’agence chinoise Dagong, présentée comme étant porteuse de nouvelles normes.

La Chine a donc changé en peu de temps. Si les dirigeants chinois des années 1980 et 1990 recommandaient la modestie à leurs concitoyens, car ils craignaient plus que tout la montée d’une vague de sinophobie dans le monde, il semble bien que les nouvelles générations maintenant au pouvoir ne prennent plus les précautions de leurs prédécesseurs. Ils pensent pouvoir se passer des freins encombrants que sont les capitalistes étrangers, puisqu’ils possèdent maintenant leurs savoir-faire, leurs technologies et leurs capitaux, et ont également la volonté de se passer des règles, des normes et aussi des lois fixées par des économies qu’ils considèrent comme décadentes.

L’arrogance chinoise est justifiée par des performances économiques élevées

En premier lieu, on a pu observer que la Chine s’est montrée capable de surmonter la crise monétaire asiatique de 1997-1998, le Krach des valeurs internet à la bourse de New-York en 2000, et enfin le Krach des subprimes en 2007 et la récession mondiale qui a suivi. Si à chaque fois ces crises ont produit un ralentissement de l’activité en Chine, elles n’ont pour autant pas engendré de véritable récession. Cette performance s’explique avant tout par le pragmatisme des dirigeants chinois. A titre d’illustration, l’économie chinoise a pu surmonter la crise de 2008 en remettant en cause les deux principes fondamentaux qui fondaient la stratégie du pays depuis une trentaine d’années, à savoir la libéralisation et l’ouverture. Grâce à un plan de relance massif et à un volontarisme industriel très affirmé, et au prix d’une accélération de l’inflation et d’une augmentation de la dette publique (jugée non menaçante toutefois), la Chine a pu dire qu’elle a à elle seule largement contribué à éviter que le monde entier ne plonge complètement dans la récession, ce qui est partiellement vrai puisqu’elle a augmenté ses importations, soutenu la demande des cours des matières premières, et aussi acheté des bons du trésor dans le monde entier.

Les performances économiques de la Chine s’expriment aussi dans l’absence de crise interne majeure. L’explosion sociale annoncée par les observateurs internationaux n’a pas eu lieu, en dépit des fortes inégalités qui existent dans ce pays : entre la riche côte Est et le reste du pays, entre gens des campagnes et gens des villes, entre ceux qui travaillent pour les multinationales et ceux qui demeurent insérés dans les échanges locaux. L’explosion environnementale n’a pas eu lieu non plus, alors que de nombreux experts occidentaux pronostiquaient à la fois une panne des carburants et un niveau insupportable de pollution généré par le décollage. Quant aux inévitables bulles immobilières et financières que le pays a dû affronter, elles ont été finalement globalement maîtrisées.

La réussite économique chinoise se traduit également au plan géopolitique. 15 ans après avoir intégré la Chine communiste, Hong Kong reste au sommet des lieux du monde où il est le plus facile de faire des affaires, juste derrière Singapour, et devant Londres. Quant à Taïwan, si celle-ci demeure un Etat souverain et indépendant, il n’en demeure pas moins que la fusion entre l’économie chinoise et l’économie taïwanaise ne cesse de s’accélérer. Par ailleurs, alors que l’Europe reste toujours son premier marché, la Chine a récemment intensifié ses relations avec le reste du monde, à savoir l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine. Elle est en outre l’un des premiers fournisseurs de l’aide publique au développement, avec des dons de l’ordre de 35 à 50 milliards de dollars par an, et des programmes d’aide ambitieux qui portent sur des grands projets d’infrastructure, réalisés plus vite et à un coût moins élevé que ceux financés par les organisations occidentales.

D’autres éléments attestent encore de la réussite économique chinoise. On peut citer le fait qu’elle soit déjà le premier partenaire commercial d’un certain nombre de pays (Brésil, Japon, Allemagne, Corée du sud), que ses exportations traduisent une montée en gamme de son économie (cela fait un moment que la Chine n’est plus seulement le fournisseur de «petite camelote», avec des exportations croissantes de produits sophistiqués), qu’elle soit aussi en 2011 le pays qui a déposé le plus grand nombre de brevets au monde, ce dernier fait s’expliquant par l’effort de recherche-développement accompli (1,5% du PIB, ce qui est presque au niveau des grands pays occidentaux) et par un investissement éducatif sans précédent.

Au total, le modèle chinois s’impose par son pragmatisme, à tel point qu’il pourrait finalement concurrencer, voire supplanter, le modèle du capitalisme démocratique basé sur les valeurs occidentales et le respect des lois du marché, par la promotion d’un autre paradigme, reposant sur le capitalisme autoritaire et les valeurs asiatiques. En effet, un des aspects les plus saillants de la réussite chinoise est qu’elle s’appuie sur un « illibéralisme », curieux mélange de capitalisme économique et d’autoritarisme politique, mais qui fonctionne, puisqu’il permet de gagner de nombreuses batailles économiques, financières, ou encore technologiques.

L’arrogance chinoise est aussi le fruit d’une angoisse collective

L’inquiétude chinoise a plusieurs sources.

Les Chinois ont tout d’abord peur de connaître la même histoire que les Japonais. L’envol économique de la Chine ne rappelle-t-il pas celui de l’Empire du Soleil levant 50 ans auparavant ? Pékin a en effet utilisé pour organiser son décollage les mêmes ingrédients que Tokyo : priorité donnée au «tout à l’export» avec des politiques volontaristes menées par un Etat fort, bas salaires, copie des technologies des pays développés, monnaie faible. On sait ce qui en a résulté pour le Japon : encore annoncé en 1980 par de nombreux observateurs comme le futur numéro 1 de la planète, ce pays a connu ensuite le début d’une longue stagnation qui a amené à imposer peu à peu l’idée de la «fin du miracle japonais». Certes, la Chine n’est pas le Japon, mais n’est-il pas avéré comme l’a bien montré Angus Maddison qu’un pays voit sa croissance se ralentir lorsqu’il accède à un certain niveau de revenu ? Conscients de cette difficulté qui est devant eux, les dirigeants chinois veulent changer leur modèle de croissance en s’appuyant davantage sur la consommation des ménages. Mais jusqu’ici les résultats n’ont guère été probants.

L’ampleur de l’épargne chinoise est aussi une autre source d’inquiétude. Si les chinois sont de grands épargnants (ils épargnent en moyenne 30 à 40% de leur revenu disponible), cette épargne ne contribue pas vraiment au développement du pays, puisqu’elle sert à combler les déficits surtout américain, mais aussi grec ou espagnol. Est-il souhaitable que les chinois continuent de se serrer la ceinture pour financer l’achat à crédit de voitures 4×4 par le consommateur américain ? Non seulement la Chine n’investit pas dans son propre avenir par ses placements à l’étranger, mais elle se sent également menacée par le niveau de ses créances à l’égard du plus gros emprunteur de la planète, à savoir les Etats-Unis. Qui garantit que les Etats-Unis seront toujours en mesure de rembourser les dettes accumulées ?

La peur de l’avenir des chinois s’enracine aussi dans le problème démographique que va bientôt connaître ce pays. Alors qu’on peut raisonnablement penser que c’est la masse humaine mobilisée autour de l’exportation industrielle qui a valu à la Chine son décollage, il est également raisonnable de supposer que l’épuisement démographique et le vieillissement de la population remettront en cause la croissance chinoise. Pour éviter cet arrêt brutal de la croissance, les chinois doivent passer d’un «modèle de croissance extravertie» à une «croissance inclusive» reposant sur la consommation intérieure.

Or, jusque-là toute entière mobilisée sur l’exportation, la Chine a négligé ses consommateurs, avec un partage de la valeur ajoutée qui s’est avéré au fil du temps de plus en plus favorable aux entreprises (la part du revenu global allant au travail était de 56% au début des années 1980 et de 36% en 2005, et la consommation des ménages ne représentait que 35% du PIB en 2010, c’est-à-dire la moitié de ce qu’elle est aux Etats-Unis).

Dès lors, tout le défi que devra relever l’économie chinoise dans les années à venir repose sur la stimulation de la consommation. Cependant, cette stimulation est loin d’être un processus mécanique. Elle suppose une augmentation des salaires, la mise en place d’une protection sociale efficace pour que le consommateur chinois n’ait plus peur de l’avenir, la réévaluation de la monnaie (puisque une monnaie faible signifie un pouvoir d’achat moindre). Elle suppose également une profonde restructuration de l’offre qui n’est pas simple à mener, puisqu’il s’agit pour l’appareil productif de passer de la copie à l’invention, pour séduire son propre marché plutôt que le consommateur américain ou européen. Les chinois seront-ils capables de franchir cette frontière technologique ? Enfin, le dernier point à considérer, et qui n’est pas le plus négligeable, est qu’un modèle de développement qui repose sur la liberté du consommateur suppose la mise en place d’un Etat de droit, garant d’un cadre juridique et institutionnel assurant la protection de la liberté économique des individus. En d’autres termes, il s’agit pour la Chine de remettre en cause l’illibéralisme qui a fait son succès jusqu’à présent. Les nouvelles générations chinoises pourront-elles engager le débat sur le terrain des libertés politiques ? N'y a-t-il pas un lien inexorable entre démocratie et marché

Conclusion

La Chine, dans son développement au cours des trente dernières années, a profité des marchés étrangers grâce certes à sa compétitivité, mais aussi grâce à une gestion administrative de sa monnaie (devise artificiellement sous-évaluée), et également en prenant un certain nombre de libertés avec le respect du principe de la propriété intellectuelle. En ce début du XXIème siècle, maintenant qu’elle est redevenue une grande puissance économique, elle doit s’assumer comme telle et s’affirmer comme un des grands « partenaires responsables » de la planète. C’est partiellement le cas puisqu’elle est déjà le troisième actionnaire du Fonds monétaire international derrière les Etats-Unis et le Japon (avec 6% des quotas) et qu’elle est un des membres influents du G20, groupe des chefs d’Etat et de gouvernement mis en place après l’explosion de la crise des subprimes fin 2008 pour prendre la place du G7. Dès lors qu’elle est intégrée dans ces institutions, la Chine doit s’engager à respecter la discipline collective qui y est fixée. Ceci est d’autant plus nécessaire que la « règle d’or » de l’économie veut que celui qui a l’or (et plus généralement la richesse) fixe les règles. C’est au nom de ce principe que l’Amérique a imposé ses règles du jeu au XXème siècle. C’est également au nom de ce principe que la Chine occupera une place de choix dans les futures règles du jeu mondial. Comme on le dit parfois à Pékin, il est bien possible que « la parenthèse occidentale arrive à sa fin ».

L'auteur

Erik Izraelewicz est né à Strasbourg en 1954. Ancien éditorialiste au quotidien Le Monde, il a été directeur de la rédaction des Echos, puis directeur de la rédaction de La Tribune. Il est l’auteur chez Grasset de Ce monde qui nous attend (1997), Le Capitalisme zinzin (1999, Prix du meilleur livre d’économie), et Quand la Chine change le monde (2005).

Table des matières

Introduction générale

Première partie : Le Dragon a la grosse tête

Introduction
Les «amis de la Chine» se rebiffent
Le petit frère n’a plus besoin du grand
La montée du nationalisme
Une grosse tête, deux petites faces
Quand la bête sort de sa cage
L’arbitre des élégances

Deuxième partie : Le Dragon a tout bon

Introduction
L’art de naviguer dans les turbulences
«Sœur Han», ces explosions qu’elle ne voit pas venir
Deux OPA réussies, une en suspens
Assaut sur les 3A (Asie, Afrique, Amérique latine)
Le Dragon d’or, comme la médaille

Troisième partie : Le Dragon a trop peur

Introduction
Le cauchemar nippon
Quand l’écureuil s’éveillera
Et la bête s’épuisa
Libérer le consommateur
Foxconn, l’avant-garde révolutionnaire
Chiffon rouge, drapeau vert
L’"illibéralisme" en questions

Conclusion générale : Vivre avec l’éléphant

Quatrième de couverture

La Chine tient ses promesses. Elle devrait dépasser les Etats-Unis et devenir la première puissance économique mondiale avant la fin de cette décennie. En trente ans, le niveau de vie des 1,3 milliard de chinois a déjà été multiplié par dix. L’Empire du milieu ne veut plus des leçons d’un Occident décadent. Elle est prête à lui asséner les siennes.

Mariage d’une économie de marché et d’un système politique autoritaire, ce régime, que l’auteur appelle l’«illibéralisme», séduit. Sommes-nous alors au bord d’un divorce douloureux avec le monde occidental ? Combien de temps accepterons-nous de voir classer, rétrograder, juger nos Etats ou nos grandes entreprises par le Dragon Rouge ? Comment lutter à armes égales avec un nationalisme industriel sans égal ? Faut-il se retirer d’un marché aussi vaste ?

Six ans après son ouvrage visionnaire, Quand la Chine change le monde, Erik Izraelewicz dresse ici un constat terrifiant. La Chine a pris sa revanche. Economie émergente, elle s’est transformée en puissance arrogante ! 

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