Immigration : le grand déni

François Héran

Résumé

En France, la question migratoire est bien souvent abordée à travers la problématique du « déni », consistant à grossir le phénomène à outrance pour conclure à la nécessité de lui infliger une réduction drastique. A partir d’une analyse scientifique, François Héran montre qu’il ne sert à rien d’être pour ou contre un phénomène aussi fondamental. Il faut « faire avec », et définir les éléments d’une nouvelle politique migratoire.

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L’ouvrage

Cet ouvrage, dans la continuité de l’Histoire de France de Jacques Bainville (1924) qui énonce que « le peuple français est un composé ; c’est mieux qu’une race : c’est une nation » et des déclarations récentes du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à l’Assemblée nationale  affirmant que « l’immigration est une composante durable et inéluctable de la société française », vise à prendre le contrepied du déni d’immigration pratiqué aujourd’hui en France par l’extrême-droite française, et aussi par une large partie de la droite républicaine.

Le déni d’immigration est un procédé qui consiste à grossir l’immigration à outrance pour conclure à la nécessité de lui infliger une « réduction drastique », voire de la tarir totalement, et cela de manière à éviter le « grand remplacement » des populations, à la fois quantitatif et qualitatif, démographique et civilisationnel. Ce procédé vise à justifier une politique d’effacement qui peut prendre des formes diverses mais cependant convergentes : une sévère diminution de l’immigration, un moratoire de plusieurs années, une suppression pure et simple de toute une catégorie de titres de séjours, ou encore l’expulsion illico presto de tous les étrangers clandestins. L’idée sous-jacente à toutes ces mesures est que la population immigrée n’est pas une composante légitime de la société française. Elle ne serait qu’un phénomène tardif, une excroissance imposée à la « France millénaire », privant le peuple français du « droit à la continuité historique », expression, faut-il le rappeler, forgée par Jean-Marie Le Pen en 2002.

Au rebours de ce déni d’immigration, le livre de François Héran propose une nouvelle politique migratoire qui s’appuie sur les apports des chercheurs qui ont souvent une approche plus réaliste du problème que les politiques, parce qu’au lieu de répercuter sans recul les doléances brutes des citoyens, ceux-ci s’astreignent à mener des observations prolongées sur le terrain, à réunir des témoignages, à brasser des archives, à construire de vastes enquêtes représentatives, ou à dresser des bilans comparatifs. L’objectif est de sortir du déni de multiples façons : en anticipant la « crise migratoire » annoncée par les instances situées en première ligne et en mobilisant au plus tôt les moyens humains nécessaires, en rappelant de manière objective les réussites tout autant que les échecs de l’intégration, en relayant les travaux tels que ceux de l’OCDE qui, dans son rapport sur l’année 2001, montrait clairement que l’immigration rapporte plus au budget public qu’elle ne lui coûte, en rompant avec une logique perverse qui veut faire de l’intégration une condition d’entrée sur le territoire, alors que chacun sait que cette intégration s’est toujours effectuée à force de temps, sur une ou deux générations, et au prix d’un effort mutuel de toutes les parties.

Pour mettre en œuvre cette nouvelle politique, il est nécessaire désormais de travailler à accélérer l’intégration des groupes minorisés, de prendre au sérieux les luttes contre les discriminations de toutes sortes, et de manière générale de poursuivre le mouvement engagé depuis plusieurs générations pour élargir les contours de la population majoritaire, en renouvelant notre vision de la « francité ». C’est que nous disposons maintenant d’assez de données pour affirmer que le brassage des populations progresse dès la deuxième génération, même si des combats d’arrière-garde veulent encore nous ramener au rêve désuet d’une France vierge de toute immigration. Notre horizon n’est pas le « grand remplacement », mais plutôt le « grand renouvellement ».

Voir la vidéo de Julien Guez « L’impact de l’immigration sur l’Union européenne »

I- Les faits de l’immigration

Au premier janvier 2022, il y a selon l’INSEE près de 7 millions d’immigrés en France, sur 67,6 millions d’habitants, soit 10,3% de la population (4,5 millions d’étrangers et 2,5 millions de personnes ayant acquis la nationalité française après leur migration).

Depuis 2000, la population immigrée en France a connu une augmentation soutenue : elle est passée de 4,5 à 6,8 millions de 2000 à 2020, soit une augmentation de 53%, une augmentation très supérieure à celle de la population de la France, limitée à 9%. Mais à ce niveau trois points sont à considérer : le premier point est que cette tendance s’est produite quelles que soient la majorité politique au pouvoir, de droite comme de gauche : cela montre qu’il ne faut pas surestimer la capacité du pouvoir politique à modifier la tendance générale de l’immigration. Le deuxième point est qu’il ne s’agit pas d’un phénomène français, mais mondial : entre 2000 et 2020, selon l’ONU, le nombre total d’immigrés recensés dans les pays de destination est passé de 173 à 281 millions, soit une progression de 62%, nettement supérieure à l’augmentation de 27% de la population mondiale. La mobilité des personnes progresse à travers le monde. Le troisième point est que, contrairement à ceux qui pensent ou dénoncent une « attractivité excessive » de la France, il semble bien que la trajectoire française en matière d’immigration soit nettement en retrait par rapport à ses voisins de l’Europe de l’Ouest. Par exemple, avant la crise migratoire surgie en 2015, la France devançait l’Allemagne par le poids de l’immigration dans sa population : elle s’est depuis largement laissée distancée par celle-ci.

Si on ajoute maintenant la « deuxième génération », c’est-à-dire les personnes qui n’ont pas connu elles-mêmes la migration mais qui sont nées en France d’au moins un parent immigré, les deux générations représentaient en 2021 près de 22% de la population totale de la France. Mais au-delà de ce chiffre, il importe de bien considérer l’ampleur des unions mixtes nouées dès la deuxième génération, renforcée par la réduction rapide de la taille des familles d’une génération à une autre. A mesure qu’elle gagne en importance, la composante migratoire pénètre la société française, et le brassage progresse au fil des générations. L’immigration en France n’est donc pas une intrusion massive, mais plutôt une infusion durable, et cela illustre parfaitement le caractère fallacieux du « grand remplacement ».

Et si on élargit maintenant le regard à la question de la « continuité historique » du peuple français, incarnée par exemple par la formule de Nicolas Sarkozy dans son livre de campagne en 2016 (« le peuple français a le droit à la continuité historique »), il semble bien que cette continuité soit un mythe. Même si dès la fin du XIXème siècle, les esprits étaient hantés par l’idée d’un remplacement général, la vérité est que, migrations ou pas, les populations de la France n’ont jamais eu droit à la continuité historique, et ce quelle que soit l’époque considérée. D’ailleurs, dès la première moitié du XIXème siècle, l’unité nationale est loin d’être acquise. Les Parisiens qui traversaient la Loire avaient le sentiment de faire face à des étrangers, et on peut même dire que des fractions entières de la France paraissaient peuplées d’immigrés de l’intérieur. La France était donc un patchwork. L’essor récent de l’immigration n’a fait que s’insérer dans la longue série de ces mutations, et il faut rappeler comme l’a bien montré l’Histoire mondiale de la France (Patrick Boucheron, sous la direction de, 2017) que le génie national n’a pas consisté à les rejeter, mais plutôt à en tirer parti.

Voir la note de lecture de l’ouvrage de El Mouhoub Mouhoud « L’immigration en France »

Voir la note de lecture « Les migrants en bas de chez soi »

II- Quelques idées fausses à combattre

La question migratoire renferme bien des crispations, qui reposent cependant sur des incompréhensions ou des erreurs de raisonnement.

L’une des plus sensibles est le non-respect de la loi par les étrangers en situation irrégulière, manifesté notamment par le fait de rester en France alors qu’on est sous le coup d’une OQTF, obligation de quitter le territoire français. Le discours dominant est de se montrer intraitable envers les « clandestins », au nom de l’adage latin « dura lex, sed lex » (« la loi est dure, mais c’est la loi »). Mais en réalité la dichotomie entre les clandestins et les réguliers est assez peu réaliste. Dans le monde tel qu’il est, l’expulsion des personnes en situation irrégulière est plus facile à dire qu’à faire, et par ailleurs peu souhaitable, car ces « clandestins » sont présents dans bien des secteurs-clés de l’économie (nettoyage, restauration, hôtellerie, travaux publics, services domestiques, transports avec chauffeur…). C’est la raison pour laquelle le traitement de la migration irrégulière doit plutôt reposer sur une vision pragmatique inspirée d’un autre adage : « summum jus, summa injuria » (« justice extrême, extrême injustice »). Comme le dit si bien Montesquieu, « l’extrême justice est injustice lorsqu’elle n’a nul égard aux considérations raisonnables qui doivent tempérer la rigueur de la loi ». Il existe en outre des passerelles légales entre l’illégal et le légal, qu’il serait bon de consolider maintenant.

Une deuxième crispation est l’attribution des titres de séjour, dont certains dénoncent la progression en accusant le gouvernement, et cela sans même examiner de manière précise les statistiques. D’une part, il importe de bien voir que cette progression s’inscrit dans un mouvement planétaire, auquel la France à elle seule peut difficilement échapper. En Europe, c’est une lame de fond qui touche toutes les démocraties. Seuls restent à l’écart les régimes illibéraux d’Europe centrale, qui sont largement des pays d’émigration, faute d’être attractifs. D’autre part, quand on examine les catégories de motifs, on constate que les catégories qui contribuent le plus à la hausse générale des titres de séjour sont les étudiants internationaux, les travailleurs qualifiés, et les réfugiés connus ou régularisés. La montée de ces titres n’a rien de surprenant dans le contexte international. Ajoutons pour conclure sur cet aspect que depuis 15 ans, les migrations familiales sont contenues, et que rien ne justifie en conséquence les attaques acharnées dont elles sont l’objet. Au total, il semble bien que la France ne soit pas le pays le plus attractif d’Europe, et il faudrait plutôt s’en inquiéter. Pourquoi ce sujet est-il absent des débats sur l’immigration ?

Une troisième crispation est relative à l’accueil des exilés. Là aussi, selon certains commentateurs, la montée des demandes d’asile depuis 2015 est entièrement imputable à la politique laxiste des derniers présidents de la République. Comment peut-on imaginer que les guerres civiles et les interventions étrangères en Syrie, en Irak et en Afghanistan auraient pu être sans conséquence sur les demandes d’asile en Europe et en France ? Plus sérieusement, quand on dresse un bilan des vagues successives de réfugiés sur la période 2014- 2020, le bilan est maigre pour la France en ce qui concerne les ressortissants de Syrie, Irak et Afghanistan : 106000 demandes de traitement seulement, soit 4,5% des 2,33 millions de demandes déposées dans l’Union européenne. Il faut donc dégonfler le mythe d’une France trop attractive en matière d’asile. Et la crise ukrainienne débouche sur le même enseignement. La France n’a accueilli que 119000 réfugiés ukrainiens, alors que l’Allemagne en accueillait 1022000. Si la France avait réellement pris sa part de l’accueil des Ukrainiens en Europe, elle aurait dû accorder une protection temporaire à 450000 ukrainiens.

Voir la synthèse « Migrations internationales de population et développement

III- Faire avec l’immigration

Dans la continuité de son essai de 2017 « Avec l’immigration », François Héran rappelle dans ce livre qu’il n’y a guère de sens à être pour ou contre un phénomène social aussi fondamental que l’immigration. Il faut « faire avec ». Mais que signifie exactement l’expression « faire avec » si l’on ne prône pas le « laisser-passer » d’Adam Smith pour lequel la meilleure politique migratoire est de ne pas en avoir ? Dans la pensée de l’économiste classique, le libre mouvement des hommes est censé rétablir l’équilibre des salaires entre les régions riches et les régions pauvres, par le mécanisme de la main invisible.

Si on admet que l’intervention de la puissance publique en la matière est à la fois juste et nécessaire, puisque seuls les Etats ont les moyens de garantir l’application des droits humains, tout en respectant un « standard minimum commun » tel que celui défini par les Cours européennes, l’expression « faire avec » est aujourd’hui tout l’enjeu du projet de loi Darmanin-Dussopt qui devrait être discuté à l’Assemblée nationale au cours de l’année 2023.

Faire avec l’immigration, c’est d’abord respecter le droit international de la migration et du refuge, qui n’est pas une contrainte extérieure imposée par un « gouvernement des juges », mais un ensemble de normes interétatiques que des Etats souverains ont bâti après la seconde guerre mondiale. D’après ces normes, l’immigration ne se justifie pas seulement dans une optique utilitariste (comme celle évoquée plus haut), mais aussi dans une optique juridique, qui assure pleinement la part de l’humanitaire, sans pour autant nier la dimension sécuritaire. Dans un Etat de droit, il y a des migrations de droit, mais aussi un droit des Etats à contrôler les migrations, droit qui doit demeurer encadré et proportionné.

Faire avec l’immigration, c’est aussi anticiper les urgences massives des conflits internationaux et des guerres civiles en « prenant sa part » de l’accueil solidaire sur la base des critères lisibles et cohérents concertés à l’échelle européenne de manière à assurer une répartition équitable des migrants et des demandeurs d’asile.

Faire avec l’immigration, c’est également dégager les moyens pour mettre fin aux procédures administratives qui plongent dans l’irrégularité des immigrés qui étaient en situation régulière, du simple fait que les préfectures sont incapables de gérer les demandes de rendez-vous dans les délais légaux. C’est donc entretenir des passerelles entre l’illégalité et la légalité, dans la continuité de la circulaire de novembre 2012, que plusieurs préfectures refusent aujourd’hui d’appliquer, créant de ce fait une rupture d’égalité sur le territoire qui viole un principe fondateur de la République.

Faire avec l’immigration, c’est enfin viser une insertion positive de chaque immigré dans le système socio-économique, que l’on n’obtiendra pas en exigeant d’entrée de jeu des nouveaux venus une intégration linguistique et civique, mais en construisant au fil du temps un parcours d’apprentissage de la langue, de progression scolaire, de formation professionnelle, de participation associative et civique, qui sont autant des voies d’émancipation réalistes et praticables.

Quatrième de couverture

Etrange paradoxe : ceux qui s’imaginent que la France ferait face à un « tsunami » migratoire, par la faute des politiques, de l’Union européenne ou des juges, sont également convaincus que la migration est une anomalie dont la France pourrait se passer. On grossit l’immigration pour mieux la dénier. Pour dissiper cette illusion, il faut revenir aux faits. Oui, la population immigrée a progressé en France depuis 2000, mais moins que dans le reste de l’Europe. Non, notre pays n’a pas pris sa part dans l’accueil des réfugiés. La hausse vient d’abord de la migration estudiantine et économique, tandis que la migration familiale a reculé. En exposant les enjeux de la loi Darmanin de 2023, en rappelant combien la frontière est poreuse entre séjour régulier et séjour irrégulier, ce livre propose une approche résolument nouvelle de la question migratoire.

L’auteur

Professeur au Collège de France sur la chaire « Migrations et sociétés », François Héran anime l’Institut Convergences Migrations. Il a notamment publié Avec l’immigration (La Découverte, 2017), Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression (La Découverte, 2021), et codirigé la 4ème édition de Controling immigration. A comparative perspective (Stanford, 2022).

Voir la vidéo de Lionel Ragot « Quelle politique européenne des migrations ? »

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