Il était une fois… l’argent magique

Jean-Marc Daniel

L'ouvrage

Dans son dernier ouvrage, Jean-Marc Daniel s’interroge, fort de sa fine connaissance de l’histoire de la pensée et des théories économiques, sur la viabilité de notre modèle économique actuel, où l’on tend à confondre richesse et endettement. Certes, la lutte contre les effets de la crise sanitaire se justifie, mais la réponse qui consiste à faire couler à flots l’argent de l’endettement privé (et surtout public) qui se substitue au travail et aux efforts de productivité, expose notre économie à des dangers redoutables. Selon lui, « au point où nous en sommes arrivés, il devient urgent de démonter les sophismes des alchimistes modernes », à l’heure où l’endettement public fait peser sur nos économies une épée de Damoclès, car « le financement de cette dépense par l’explosion de la dette publique ne sera pas sans conséquences négatives sur notre niveau de vie futur ».

D’où vient « l’argent magique » ?

Certes, Jean-Marc Daniel rappelle que, dans le système monétaire moderne, les banques commerciales ont historiquement acquis, en s’émancipant de la référence à un stock de métal précieux, le pouvoir de création de monnaie ex nihilo, à partir de rien, qui donne le sentiment de réaliser le rêve des alchimistes de fabriquer de l’or sans limite. La monnaie est une créance particulière car elle est dotée d’un pouvoir libératoire général : c’est une dette qui permet de s’acquitter de toutes les dettes. Il en va exactement de même en ce qui concerne un avoir sur un compte-courant : le solde créditeur du compte est une dette de la banque et une créance du client. La création de monnaie résulte donc d’un processus de monétisation de créance. Si un entrepreneur dispose d’une créance sur un autre entrepreneur, il peut, sous certaines conditions, transférer cette créance à une banque qui lui remettra en contrepartie un avoir monétaire sous la forme d’une somme inscrite au crédit du compte de l’entreprise. La monnaie dont dispose ainsi l’entreprise est créée par la banque à l’occasion d’un crédit (puisque, à l’échéance, la banque devra se faire rembourser la créance auprès du débiteur), sans qu’elle n’ait utilisé ses propres ressources.

Cela entraîne des possibilités de dépenses supplémentaires, et sans que quelqu’un au préalable ait renoncé aux siennes. Jean-Marc Daniel nous le rappelle : dans un tel système, ce sont donc bien les crédits qui font les dépôts. Lorsque le crédit arrive à échéance et qu’il fait l’objet d’un remboursement, la quantité de monnaie correspondante est détruite. La quantité de monnaie en circulation dans une économie à un moment donné est donc le résultat d’un processus de création et de destruction de monnaie. Si cette quantité de monnaie augmente, c’est que les opérations de création de monnaie l’emportent sur les opérations de destruction de monnaie. Depuis la fin de la référence à l’or ou à une devise clé, soit depuis l’avènement des changes flottants au niveau international (accords de la Jamaïque en janvier 1976), et que Jean-Marc Daniel analyse comme un point de rupture, les banques continuent à créer de la monnaie selon le mécanisme du crédit, mais sans l’adosser à un dépôt initial, qu’il soit sous forme d’un métal précieux ou quelque autre forme de monnaie. Le pouvoir de création monétaire des banques est ainsi potentiellement illimité ! Mais en pratique il fait néanmoins l’objet d’une double limitation :

  • une limitation institutionnelle qui a d’abord concerné les banques d’émission et qui prend aujourd’hui la forme du contrôle exercé par les autorités monétaires sur les banques de second rang ;
  • une limitation liée à la concurrence interbancaire. En effet toute banque de second rang qui crée de la monnaie s’expose à des « fuites » hors de son propre circuit bancaire. Ces fuites exigent de la banque qu’elle détienne une forme de monnaie qu’elle n’a pas le pouvoir de créer : la monnaie banque centrale. Une banque qui émet « trop » de monnaie s’expose donc à un risque d’illiquidité. Certes, le plus souvent la banque peut se procurer la liquidité qui lui fait défaut en l’empruntant, mais cette opération est coûteuse et réduit la rentabilité de la banque. Dès lors, « la banque moderne se voit d’abord contrainte et encadrée par l’instrument naturel de régulation de l’économie qu’est la concurrence qui joue en la matière un rôle autorégulateur ».
Jean-Marc Daniel raconte "Il était une fois... l'argent magique - Conte et mécomptes pour adultes"

Lire le cours sur la monnaie et la politique monétaire en spécialité SES en classe de Première

Argent magique, illusion tragique

Jean-Marc Daniel rappelle qu’aujourd’hui la création monétaire est fondamentalement un « commerce des promesses », l’emprunteur prenant l’engagement vis-à-vis de la banque de créer la richesse qui permettra de rembourser le prêt et d’en payer les intérêts. Ainsi, « le volume des crédits est la production des banques, le taux d’intérêt, le prix auquel elles la facturent ». À une époque, les dépôts et le stock d’or freinaient la création monétaire, mais aujourd’hui ce serait plutôt, en dernière instance, le nombre d’emprunteurs potentiels porteurs de projets d’investissement rentables.

Des économistes de renom parmi lesquels Maurice Allais ont d’ailleurs dénoncé cet « argent magique », en parlant sans équivoque de « faux droits » (sur la production) et alerté contre la nocivité d’un tel système fondé sur « les miracles du crédit ». Quant à la Banque centrale, elle est devenue au fil du temps l’acteur non pas du financement de l’État (comme elle a pu l’être à une certaine époque où les pouvoirs publics lui demandaient de « battre monnaie »), mais du refinancement de l’économie. Aujourd’hui, et c’est un point crucial, lorsque l’État emprunte, il ne peut pas le faire directement auprès de la Banque de France, mais il le fait auprès de « spécialistes en valeurs du Trésor » (SVT). La Banque centrale a essentiellement aujourd’hui deux missions : celle de prêteur en dernier ressort pour sécuriser les prêts aux acteurs économiques, et celle de contrôle du taux d’inflation pour défendre le pouvoir d’achat de la monnaie.

Comme l’explique l’auteur, « l’argent magique », c’est donc la dette qui augmente dans l’actif des banques commerciales, permettant simultanément au passif des banques, qui représente les avoirs des particuliers, de croître dans les mêmes proportions : dans un contexte de taux d’intérêt très bas, souhaité par les banques centrales, les banques commerciales ont toujours la possibilité, en, cas de crainte de défaut de crédit, de revendre à leur Banque centrale les prêts en question dans le cadre des politiques d’assouplissement quantitatif (quantitative easing).

Pour Jean-Marc Daniel, les dettes que finance ce crédit échappent de plus en plus à la rationalité économique : elles deviennent de plus en plus publiques, puisque les déficits publics sont monétisés par les banques centrales dont le bilan s’accroît dangereusement (« les États sont en train de pervertir le système en s’endettant sans autre principe qu’après moi le déluge »), et les dettes privées sont de moins en moins orientées vers des investissements productifs.

Lire la synthèse de Patrick Artus sur la politique monétaire des Banques centrales

Bonne dette et mauvaise dette

Dans cet ouvrage, Jean-Marc Daniel prend soin, loin de condamner toute forme d’endettement, de distinguer la « bonne dette » et la « mauvaise dette » :

  • La première est celle qui finance un accroissement des capacités productives de l’économie, stimule les gains de productivité et élève la croissance potentielle ;
  • La seconde est celle qui conduit à une affectation défectueuse de cet accroissement de ressources ;

Il analyse aussi les implications d’une économie d’endettement, à la lumière des théories économiques. Dans une économie où les crédits font les dépôts, c’est l’investissement qui crée l’épargne : l’accroissement des richesses permet d’accroître le flux de revenus distribués et donc, in fine, l’épargne disponible. L’égalité entre épargne et investissement se fait donc par les décisions des chefs d’entreprises et des ménages qui s’endettement pour financer l’investissement et la consommation. Dans une approche keynésienne d’économie monétaire de production, l’accroissement de la demande globale justifie alors de nouvelles décisions de production, etc.

Mais pour que les politiques de relance fonctionnent conformément au modèle keynésien standard, il faut que rien ne vienne perturber les effets du multiplicateur, soit la capacité d’une dépense étatique initiale à générer une hausse plus que proportionnelle du revenu : - Que la propension à importer ne vienne pas creuser le déficit commercial (et vienne générer des « déficits jumeaux » avec l’aggravation simultanée du déficit budgétaire) ;

  •  Qu’aucun agent économique ne réduise ses dépenses quand l’État augmente les siennes grâce à son endettement (que l’effet d’éviction soit nul) ;
  •  Qu’aucune entreprise n’ampute la demande effective par une accélération de l’inflation ;

Toutes ces conditions, très rarement réunies, ont justifié des critiques théoriques solides développées par les économistes monétaristes et ceux de la Nouvelle École classique (NEC) : par exemple, le théorème d’équivalence Ricardo-Barro montre que les agents sont en mesure d’accroître leur épargne en anticipant les effets d’une politique de relance financée par une hausse d’impôts.

 

Jean-Marc Daniel estime que l’endettement public fondé sur « l’argent magique » pourrait, comme l’avaient d’ailleurs souligné de nombreux économistes dans l’histoire de la pensée (des « classiques » du XIXème siècle à Milton Friedman), se heurter très rapidement à trois effets mortifères pour notre niveau de vie :

  •  Une accélération de l’inflation qui érode le pouvoir d’achat ;
  • Un effet d’éviction qui pénalise le secteur privé et asphyxie la croissance potentielle (comme Henry Morgenthau le soutenait déjà dans les années 1930 comme conséquence des déficits publics de la stratégie budgétaire de F. Roosevelt) ;
  • Une perte de crédibilité de la monnaie et une hausse des taux d’intérêt exigée comme prime de risque par les investisseurs internationaux ;

Les États peuvent considérer les stabilisateurs automatiques et le déficit conjoncturel comme des amortisseurs des chocs liés au cycle économique, ou face à des circonstances exceptionnelles comme une crise sanitaire, mais il serait raisonnable qu’ils veillent à réduire le déficit structurel, d’ailleurs évoqué par les Traités européens. Pour lui, la dette publique « est moins un problème de relation entre jeunes et vieux qu’entre cigales et fourmis » : si la dette pénalise ceux qui paient les impôts, elle est simultanément une source de revenus pour les épargnants. En fait, la dette publique ne réalise pas un transfert d’une génération à l’autre, mais d’un groupe social (les contribuables) vers un autre (les détenteurs de titres publics) qui perçoit les intérêts. Elle a donc des effets antiredistributifs de « Robin Hood reversed » (Robin des Bois à l’envers). Ainsi, « dans la génération suivante, les pauvres doivent payer des impôts pour que l’État verse des intérêts à ce qu’il est convenu d’appeler des rentiers ».

Lire le fait d’actualité sur la dette publique française

Le niveau des taux d’intérêt actuel, historiquement faible, peut aussi susciter l’inquiétude selon Jean-Marc Daniel : en effet, Robert Solow avait montré que le taux d’intérêt de long terme est égal à celui de la croissance potentielle, elle-même fondée sur la productivité et la mobilisation des facteurs de production, dont le travail. Or, le niveau faible des taux d’intérêt de nos jours est clairement une stratégie des banques centrales pour faciliter le refinancement des déficits publics et les politiques budgétaires de relance des États. Pour Jean-Marc Daniel, « la détention de la dette publique par la Banque centrale n’est pas une monétisation au sens strict du terme, mais elle est assimilable à une annulation de la dette publique. Elle a pour l’État le même effet qu’une banqueroute ». Cette politique monétaire hyper-expansionniste est aussi un symptôme préoccupant de l’affaiblissement de la croissance potentielle, car il exprime l’idée, de plus en plus répandue, que nous serions bel et bien entrés dans une période de « stagnation séculaire ». Les pays développés souhaitent un niveau de taux d’intérêt très bas, quitte à aplatir le rendement des titres obligataires, pour alléger à tout prix le fardeau du service de la dette, alors qu’ils sont confrontés à un accroissement très substantiel de leur dette publique. En réalité, ils sont surtout averses au coût politique d’une stratégie d’assainissement des comptes publics et de réduction des dépenses, alors que certains pays comme la Suède ou le Canada, cités par Jean-Marc Daniel, ont su mener des réformes structurelles et de réduction courageuse des dépenses qui, après un effet récessif à court terme, ont permis une reprise plus forte et durable de la croissance.

 

Quatrième de couverture

L'argent magique dont tout le monde parle : existe-t-il vraiment ? Les jolis " contes " faisant hélas les mauvais comptes, le réveil sera brutal.

Dans le monde entier, des alchimistes modernes nous l'assurent : un " argent magique " vient de tomber du ciel. De l'argent comme nous n'en avons jamais vu ! Gratuit, abondant, aussi sonore que de la vieille monnaie. Nous serions idiots de ne pas en profiter. Des politiques qui se prennent pour des économistes et des économistes qui louchent vers la politique garantissent en outre que nous n'aurons jamais à le rembourser. En quoi l'affaire est vraiment magique.
Un conte qui a tout pour plaire – à la France en particulier. Notre pays se défie depuis toujours de l'économie. Comme le soulignait un professeur de la discipline en 1848 : " La nation française a la passion du merveilleux. [...] Or précisément, l'économie politique est une des branches de l'arbre des connaissances humaines où l'imagination a le moins de place. " Chaque Français n'est pas près d'oublier ce moment télévisuel lors duquel le président de la République a affirmé, l'œil rageur et le poing serré, que notre économie serait sauvée... " quoi qu'il en coûte ". Depuis, beaucoup sont convaincus que la dette n'est plus ce qu'elle était. Elle se cumule, s'efface ou s'annule ; peu nous chaut tant qu'elle ne se rembourse jamais !

Aussi est-il devenu nécessaire de rappeler au citoyen-contribuable quelques leçons intangibles d'économie, avant de dissiper le mirage : l'annulation pure et simple des dettes publiques n'est ni réaliste, ni souhaitable – ni " rentable " !

L’auteur

Jean-Marc Daniel est professeur d'économie à ESCP Business School. Auteur de plusieurs livres « indisciplinés » (Le Gâchis français chez Tallandier ou Trois controverses de la pensée économique chez Odile Jacob), il est également chroniqueur aux Échos et sur BFM Business.

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