1929-2009 : Récession(s) ? Ruptures(s) ? Dépression(s) ?

Le Cercle des Economistes, dir. Bertrand Jacquillat

L'ouvrage

L’intérêt de cet ouvrage est de réhabiliter les leçons de l’histoire économique dans l’analyse des crises du capitalisme. Bertrand Jacquillat (qui a dirigé l’ouvrage) s’interroge dans l’introduction sur l’avalanche de critiques contre les économistes, incapables d’avoir prévu la crise, ce qui fut déjà le cas pour la Grande Dépression : « à l’automne 1929, Irving Fisher, professeur d’économie à Yale n’écrivait-il pas dans sa colonne hebdomadaire que "les cours boursiers ont atteint ce qui semble un plateau permanent" ?». Si avant la crise actuelle quelques voies s’étaient élevées contre l’optimisme ambiant, s’inquiétant de l’excès de liquidités  responsables de bulles financières (Bertrand Jacquillat cite Michel Aglietta, Maurice Allais, François Lenglet en France, Nouriel Roubini, Robert Shiller aux Etats-Unis…), l’euphorie boursière durant les « roaring twenties » – les années 1920 rugissantes –, n’avait pas attiré beaucoup de critiques chez les économistes d’alors. Pourtant, les économistes aujourd’hui ont su s’appuyer sur ce précédent pour conseiller une action concertée des banques centrales, un plan de sauvetage des banques (700 banques américaines avaient sombré à cause de la crise de 1929), pour contrer la spirale de la dépression (par l’effondrement du crédit), et ils ont largement contribué à éviter une montée du protectionnisme et une dé-globalisation du monde, qui avait si gravement freiné l’activité économique mondiale durant les années 1930 (contraction du commerce international). Bertrand Jacquillat note que « la volée de bois vert que reçoivent les économistes depuis l’éclatement de la crise va beaucoup trop loin. La science économique est moins un credo servile qu’une manière d’interpréter le monde, de la formation des prix aux facteurs de la croissance économique ». Ainsi, « ce corpus de connaissances, constitué par sédimentations successives au fil des siècles, ne saurait se résumer aux interprétations de la crise actuelle et il demeure toujours aussi utile […]. Trop de gens assimilent les erreurs ou les manques des économies avec la faillite de l’économie de marché. Cette logique conduisant à penser que si les économistes se sont trompés, il faudrait redonner la main aux hommes politiques qui feront mieux. Ceci est une dangereuse illusion ».

Pierre Dockès, dans son article « Leçons des ténèbres : la grande fermeture des années 1930 », pointe la responsabilité de la politique du beggar-thy-neighbor ou du free rider (qui consiste à transférer le poids de la crise à son voisin) dans l’aggravation de la Grande Dépression des années 1930 : le tarif protectionniste Hawley Smoot instauré par les Etats-Unis en juin 1930 (le taux moyen sur les biens taxés passait de 40 % à 48 %) a ainsi conduit à un ensemble de mesures agressives des autres nations et abouti à une destructrice fermeture du monde, au moment où de grandes économies optaient soit pour des politiques économiques déflationnistes (comme l’Angleterre et la France), soit pour des stratégies agressives de dévaluation compétitive. Cet isolationnisme a sans doute puissamment contribué à la montée des nationalismes politiques à l’époque… et éclairé les décideurs politiques en 2009, dans le sens d’une meilleure coordination des politiques économiques à l’occasion des sommets internationaux. Pierre Dockès rappelle que « même lorsque la grande majorité des économistes s’opposent à une mesure qu’ils considèrent comme une erreur tragique (en l’occurrence le tarif Hawley-Smoot et les 1 028 économistes ayant signé une pétition adressée au président Hoover lui suppliant de ne pas signer la loi entérinant cette hausse des tarifs douaniers, dont I. Fisher, F. Taussig et P. Douglas), la mauvaise solution peut être choisie ». C’est également le constat que dresse Christian Saint-Etienne sur ce tarif Hawley Smoot : « en voulant aider les fermiers américains, le gouvernement de ce pays a contribué à provoquer une crise qui a ravagé le monde industriel mais aussi les campagnes américaines ». Son entrée en vigueur aboutit à une vague de représailles contre les exportations américaines (les exportations de produits agricoles chutèrent de 17 % du revenu agricole sur la période 1926-1929 à 11 % sur la période 1930-1939). La guerre commerciale qui s’ensuivit conduisit à un effondrement du commerce international qui chuta des deux tiers en valeur et d’un quart en volume de 1929 à 1933, même si la cause décisive de la crise fut sans doute la contraction massive de la masse monétaire américaine de 1930 à 1933, comme l’ont montré les travaux empiriques de Milton Friedman et Anna Schwartz (1963), ce qui accéléra la déflation et l’alourdissement du poids des dettes en termes réels.

Un oubli de l’histoire économique ?

Dans sa contribution, Philippe Trainar fait valoir que l’intérêt pour l’histoire économique a été progressivement évacué de l’analyse à partir du milieu des années 1980, « au profit d’une fixation a-historique, centrée sur les séries courtes et l’actualité », même si l’économiste John Richard Hicks estimait sur ce plan qu’il n’était pas possible de comprendre le fonctionnement de l’économie si l’on n’avait pas une solide formation préalable en histoire économique. Pour expliquer cet oubli des faits historiques, Philippe Trainar retient la fin du marxisme, axé sur une lecture historiciste du monde, la croissance économique quasiment ininterrompue, ainsi que le développement de l’appareil statistique et informatique favorisant le traitement des données quantitatives et les tests de causalité. Cet oubli de l’histoire a sans doute abouti à une grande arrogance intellectuelle en matière d’expertise économique : le risque systémique a été omis tandis que certaines analyses trop limitées ont privilégié tour à tour des explications trop limitées comme l’appât du gain, les dysfonctionnements du système bancaire, les normes de rentabilité, etc.

La crise actuelle a trois points de convergence avec celle de 1929 : un effet de surprise, une concentration exceptionnelle du risque agrégé dans des institutions financières à fort effet de levier,  et enfin une réponse politique tardive. L’évolution de la rémunération des professions financières aurait dû alerter les analystes puisqu’on a pu observer ce même phénomène de forte croissance durant les années précédent le krach de 1929, tandis que le secteur financier a aspiré un nombre croissant de talents et de qualifications de très haut niveau. C’est la bulle spéculative sur les produits structurés qui a généré une envolée des rémunérations dans ce secteur (par rapport au reste de l’économie). La crise financière actuelle est plus grave que celle de 1929, mais ses effets sur l’économie réelle sont retardés et atténués. En effet, le marché du travail étant plus rigide que dans les années 1930, les ajustements sont plus longs et plus coûteux, même s’ils autorisent une forte résistance de la demande globale. Mais les effets de la crise risquent de se prolonger, dans la mesure où l’efficacité marginale (et la crédibilité) de l’action monétaire (injection de liquidités) et budgétaire (accroissement des déficits) vont en s’atténuant.   

Le spectre de la crise de 1929 et de la Grande Dépression

Jacques Hamon et Bertrand Jacquillat analysent plus spécifiquement les corrections boursières de 2007-2009 à la lumière de celles de 1929-1932. La « grande crise de 1929 » demeure celle de tous les records : huit baisses exceptionnelles (de plus de 5 %) de l’indice Dow Jones sont enregistrées rien que pour l’année 1929, tandis que l’année 2008 constitue la 5ème pire année depuis 1896. Mais c’est bien la cause commune à ces deux crises qui est marquante : le système financier en est à chaque fois un facteur déterminant, même si la crise de 2008 est décuplée par le fort effet de levier d’endettement consécutif à l’intrication très forte entre les activés bancaires et les activés financières. Néanmoins, les différences institutionnelles entre les marchés d’actions en 1929 et en 2009 sont très fortes : rapidité dans le traitement des informations, techniques de cotation (par téléphone puis cotation assisté en continu), règles financières, etc. Les volumes d’échanges sont également différents : « le nombre inimaginable pour l’époque de 16,4 millions d’actions ont été échangées pour la seule séance du 29 octobre 1929 (le mardi noir). En 2007, les 5 milliards  de titre en une séance sont pour la première fois atteints sur le New York Stock Exchange et le dernier record sur le NYSE est le 10 octobre 2008 avec 7,311 milliards d’actions échangées ». Les auteurs montrent que le choc de la correction boursière est dans les deux cas très puissant : en août 1929, la capitalisation boursière représentait 80 % du PNB américain (1929), ce ratio tombant à 28 % en 1931. En 2007 il était de 140,3 % aux Etats-Unis, pour chuter à 80,8 % en 2008. Citant John Kenneth Galbraith, selon lequel « le marché financier n’est qu’un miroir, [puisque] les effets vont de l’économie au marché et jamais dans le sens inverse », (même si « l’orgie spéculative » est sans doute la cause de la catastrophe), les forces réelles de l’économie jouent un rôle déterminant dans les désordres financiers. La prévision demeure toutefois particulièrement délicate selon Hamon et Jacquillat : « l’histoire boursière ne se répète pas, et l’observation des trajectoires passées est de peu d’utilité pour appréhender le futur. C’est une vision économique et politique sur notre futur qui permet de prendre position sur le niveau des cours aujourd’hui ».

La culture dans la crise

Françoise Benhamou analyse les conséquences de la récession sur l’économie de la culture. Malgré la crise en 2009, la consommation de biens et services culturels résiste bien. D’ailleurs, dans les années 1920 – « années folles » –, se rassemblent à Paris des artistes majeurs comme Zadkine ou Modigliani, ainsi que des tenants du mouvement surréaliste. La crise de 1929 jouera aussi un rôle créateur avec des œuvres comme celle de Steinbeck qui, dans les Raisins de la colère, décrit les conséquences dramatiques de la crise sur les petites familles de paysans américains surendettés, jetés sur les routes pour migrer vers des Etats également dévastés par la dépression. Il est sans doute trop tôt pour tirer des conclusions sur la créativité artistique durant la crise de 2009, mais on peut néanmoins constater que le secteur demeure solide : les recettes de l’industrie du cinéma n’ont pas fortement chuté, tandis que le marché du livre ou la fréquentation des galeries de tableaux n’ont pratiquement pas diminué. La crise risque pourtant de bouleverser les cartes au sein de ce secteur, avec des gagnants et des perdants. On pourrait même évoquer un repli sur la culture en temps de crise (avec aujourd’hui l’usage intensif des nouvelles technologies ou le recours à la gratuité). Benhamou prend l’exemple de Keynes (dont on retrouve les enseignements économiques aujourd’hui) pour rappeler ses activités culturelles et son profond amour pour les Beaux Arts, ce qui l’avait conduit à imaginer des actions diverses pour soutenir les jeunes créateurs, organiser des expositions, etc. En période de crise, la culture retrouve non seulement son rôle de valeur refuge, mais aussi sa fonction de divertissement populaire. 

Qui se souvient du Glass-Staegall Act ?

Christian Stoffaës évoque dans sa contribution la décision des autorités américaines de séparer les banques commerciales et les banques d’investissement en 1933 pour sauvegarder les dépôts des épargnants des pertes éventuelles sur les marchés financiers. Après la crise de boursière de 1929, une commission d’enquête sur les causes du krach, co-présidée par le sénateur Carter Glass et Henry Steagall, aboutit à une loi bancaire séparant de manière très stricte les activités des banques de dépôt et celle des maisons de titres. La mondialisation financière et l’essor de la finance directe à partir des années 1970, ajoutées à la concurrence financière entre la place de Wall Street et celle de la City, ont progressivement rendu caduque cette règle, officiellement abrogée en 1999 sous l’administration Clinton. Les banques ont ainsi été amenées à développer des opérations de titrisation et accroître leurs engagements financiers ainsi que le commerce des titres. Christian Stoffaës estime que « la science économique a (elle-même) subi un krach de grande ampleur », car « en réalité la spéculation à crédit avait besoin d’arguments pour s’auto-justifier. La théorie de la finance moderne est la construction intellectuelle la plus imposante de la science économique moderne, les économistes s’étant détournés de la macroéconomie keynésienne décrédibilisée par la révolution monétariste pour s’illustrer désormais dans la micro-économie des marchés ». La finance globale a désormais besoin de règles… globales, avec un Banking Act universel sur le modèle du Glass-Staegall Act de 1933 (lequel n’avait d’ailleurs pas empêché la forte croissance d’après-guerre), pour reconstruire le système bancaire et financier mondial sur des bases saines.

Lutter contre la déflation à tout prix

Patrick Artus compare le stimulus monétaire et budgétaire décidé après la crise de 1929 et celui de 2009 : il apparait que la politique budgétaire du New Deal de Roosevelt a été relativement modeste (le déficit budgétaire ne représente jamais plus de 1,5 % du PIB) par rapport au plan de relance de l’administration Obama, même si la chute de la production industrielle en 2008 demeure comparable à celle enregistrée en 1930. La réaction des autorités monétaires a été également très faible dans les années 1930 (alors que la déflation s’accélérait). La politique monétaire a en fait été très restrictive puisque les taux d’intérêt réels sont demeurés extrêmement élevés. Le contraste est saisissant avec la politique monétaire très expansive des banques centrales aujourd’hui. Dernière grande différence : le repli protectionniste a été évité aujourd’hui, contrairement aux années trente où la dépression a été aggravée par l’effondrement du commerce international. Le mal économique par excellence, la déflation, a pu être conjuré, comme l’explique ensuite Jean-Paul Betbèze qui avait dès 2003 préconisé un certain nombre de mesures souvent reprises pour lutter contre la déflation. En effet celle-ci entretient la contraction du crédit et la chute de la consommation, de la production, des investissements et des profits, dans une spirale qui s’auto-entretient, mécanisme qu’avait bien en tête Ben Bernanke, l’actuel président de la Réserve fédérale des Etats-Unis, fin connaisseur des mécanismes de la crise de 1929. Selon Betbèze, le rôle des banques centrales consiste à gérer finement les anticipations des opérateurs et de restaurer la confiance dans le système bancaire... et peut-être de ne pas arrêter trop tôt le stimulus budgétaire, ce qui avait prolongé la crise en 1937.

Retour vers le fordisme ?

Jean-Hervé Lorenzi puise dans les travaux de l’école de la Régulation des clés de lecture pour comprendre la crise actuelle, à la lumière de deux phénomènes majeurs dans la dynamique capitaliste : l’accumulation et la répartition. L’histoire des crises montre en effet que la question du pilotage du régime d’accumulation et celle de la répartition des gains de productivité est cruciale pour soutenir conjointement la production de masse et la consommation de masse. Citant E. Labrousse, il rappelle que « les économies ont les crises de leurs structures ». La grande crise de 1975 était due principalement à l’épuisement de la consommation « fordiste » et à l’effondrement des gains de productivité, tandis que celle de 1929 s’expliquait par l’insuffisant développement des mécanismes de répartition de ces gains de productivité (entre les salaires et les profits). Dans ce cadre théorique, celle de 2008 constituerait la première crise de l’accumulation intensive mondialisée. Enfin, Jacques Mistral retient également cette filiation théorique dans son article, afin d’explorer les voies pour sortir de cette « grande crise ». Pour enclencher une nouvelle dynamique d’investissement et de consommation, de gains de productivité et de distribution de pouvoir d’achat (sur la base du mode de régulation fordiste des « Trente Glorieuses ») et pour édifier un modèle de croissance soutenable à long terme – malgré les déficits et les dettes accumulés –, le capitalisme « vert » semble tenir la corde. Même si une volonté politique forte, en particulier des Etats-Unis, sera déterminante pour le soutenir.

Les auteurs

Le Cercle des Economistes réunit trente économistes qui ont le souci d’associer réflexion théorique et pratique de l’action. Ce groupe s’est donné pour objectif, en tirant profit de l’indépendance et de la diversité des positions de ses membres, de favoriser le débat économique sans réduire la complexité des faits et des analyses.

Quatrième de couverture

Ce cahier du Cercle des Economistes a pour ambition de fournir une grille de lecture de la crise actuelle, en mettant celle-ci en perspective avec la crise de 1929. Cette comparaison est légitime puisqu’au fur et à mesure que la crise financière se transformait en crise économique et que celle-ci s’approfondissait et s’étendait au monde entier, les commentateurs remontaient de plus en plus le temps et s’arrêtaient à la crise de 1929 pour lui trouver un équivalent. Cette comparaison redonne ses lettres de noblesse à l’histoire économique, et permet de faire émerger une analyse des crises, de leur nature, de leurs similitudes et de leurs différences. Même si les économistes ont été vilipendés pour avoir été trop peu nombreux à avoir prévu la crise de 2007-2009, ils ont largement contribué à ce que les erreurs de politique économique faites à la suite de la crise de 1929 ne soient pas répétées. Ils suggèrent un certain nombre de prescriptions pour sortir de la crise actuelle, même si celle-ci pourrait constituer l’un des tournants importants dans l’histoire du monde moderne.

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