Un monde possible. Les acteurs privés face à l'injustice

Cécile Renouard

L'ouvrage

Il est impossible de faire porter aux entreprises la responsabilité entière du retard de développement des pays du Sud et de la persistance d'une forte pauvreté. Pour autant, il n'est pas non plus envisageable de les considérer comme totalement étrangères aux conditions économiques et sociales des pays où elles exercent une activité. Quel critère de limitation appliquer ? C'est à cette tâche délicate que s'attelle Cécile Renouard dans cet ouvrage.


Sa démarche consiste en premier lieu à remettre en perspective les fondements contemporains du libéralisme, en démontrant que le développement durable en est l'émanation. Il suppose ainsi l'affirmation d'un principe de précaution, qui ne doit pas se comprendre "comme un refus de l'innovation, de la transformation, un repli frileux à l'écart de la modernité ou contre elle. Loin de l'immobilisme social, il invite néanmoins à considérer les effets d'un phénomène dans toute leur amplitude : si les effets directs peuvent apparaître positifs, il faut s'interroger sur le caractère négatif des effets indirects et tenter de proportionner les dommages aux bienfaits attendus" (p. 36). Ce principe de précaution rejoint donc la reconnaissance plus large d'une responsabilité à l'égard d'autrui, contrepartie de la liberté des acteurs. Le développement durable repose par ailleurs sur une préoccupation de justice, inspirée à la fois par des philosophes tels que Locke, qui fondent l'action économique sur des critères moraux, et des penseurs contemporains qui, à l'image de John Rawls, font résulter la justice de la combinaison entre la liberté et l'égalité dans le respect du principe du "maximin", consistant à orienter l'action en faveur de ceux qui en ont le plus besoin. Principe universel, la justice peut faire l'objet de réappropriations nationales, en fonction des spécificités culturelles, ainsi que l'a montré Michael Walzer.

A la justice s'ajoute la solidarité à l'égard des générations présentes, mais aussi des générations futures, et par conséquent une prise de conscience des enjeux environnementaux.


Ces rappels théoriques posés, Cécile Renouard ne peut que conclure à une responsabilité des entreprises pour les activités qu'elles exercent. Toute la question réside désormais dans l'ampleur de cette responsabilité. Elle peut ainsi aller de la seule responsabilité juridique, dans les limites de la loi, à la responsabilité totale pour l'ensemble des situations observées dans les pays où elles sont implantées. Ni l'une ni l'autre ne sont, pourtant, satisfaisantes. Une responsabilité limitée aux frontières du code pénal ne prendrait pas en compte les rapports de force économiques et le poids des grandes entreprises dans le tissu local, en particulier dans les pays en développement. Pour autant, les entreprises ne sauraient à l'évidence être tenues pour seules responsables de tous les dysfonctionnements économiques, sociaux et politiques de la planète. Cécile Renouard propose ainsi un principe de double limitation : les entreprises ne peuvent répondre des situations qui préexistaient à leur arrivée, pas plus qu'elles ne peuvent être considérées comme responsables de faits découlant de leur activité, mais objectivement imprévisibles. La balance doit également être faite avec les nombreux effets positifs de la présence des entreprises dans les pays en développement, en particulier leur contribution au développement économique et social.


Une fois ce cadre établi, Cécile Renouard, qui a conduit plusieurs enquêtes de terrain là où sont implantés des groupes multinationaux, entre dans le détail de ce qu'elle considère comme relever d'un comportement responsable des entreprises. L'auteur estime en effet qu'une firme ne saurait s'affranchir de sa responsabilité morale par la seule proclamation de principes éthiques ni même par l'adhésion à une charte éthique. De même, elle considère que le financement d'œuvres de charité, qui peut au demeurant avoir des effets bénéfiques, relève d'une sphère supra-éthique et ne peut en aucun cas entrer en ligne de compte pour évaluer l'impact de l'activité des entreprises. Sans proposer de système global d'appréciation, qui d'ailleurs n'existe pas encore et sur lequel butent de nombreux acteurs, comme par exemple les agences de notation extra-financière, Cécile Renouard explore deux pistes de travail susceptibles d'améliorer l'impact de la présence des entreprises.

La première reprend les préconisations de la plupart des spécialistes du développement, à savoir favoriser le développement des capacités. Stimuler le tissu des petites entreprises locales, favoriser l'émergence de cadres susceptibles de contribuer activement au développement économique, nouer des partenariats locaux avec les autorités publiques et les acteurs privés sont autant de ressorts efficaces non seulement en termes de développement, mais aussi de responsabilité morale des entreprises.

En effet, cette approche permettra de limiter les impacts négatifs d'un éventuel départ de l'entreprise. Cécile Renouard cite ainsi l'exemple de l'action entreprise par Danone, avec le Prix Nobel de la Paix Mohammed Yunus. Le groupe français propose aux consommateurs du Bengladesh, qui détient le triste record de pays le plus pauvre du monde, d'accéder à des produits laitiers, nécessaires à l'équilibre alimentaire, grâce au microcrédit. Ces produits sont entièrement fabriqués à partir de matières premières locales et les bénéfices sont réinvestis pour construire d'autres usines. Un cercle vertueux est ainsi enclenché, qui favorise le développement humain, l'emploi et la création de richesses. L'auteur identifie un contre-exemple, celui d'Unilever au Kenya. Sur le territoire où il exploite des plantations de thé, le géant de l'agroalimentaire finance très largement les infrastructures collectives, jusqu'au poste de police. Tout en étant animé de louables intentions, l'entreprise crée toutefois une situation de dépendance. D'autant, souligne Cécile Renouard, qu'Unilever retarde le processus de mécanisation des exploitations afin de ne pas précariser les personnes qu'elle emploie, mais n'a pas établi d'alternative ouvrant la voie à des activités de remplacement en prévision du jour où cette mécanisation, à terme inéluctable, surviendra.


L'autre facteur essentiel, selon l'auteur, repose dans le respect de la culture de chaque territoire. Lorsque des entreprises s'implantent dans des sociétés traditionnelles, elles doivent prendre en compte, selon Cécile Renouard, les spécificités culturelles de ces communautés, notamment dans leur pratique managériale. L'application aveugle d'une organisation calquée sur le modèle occidental peut en effet s'avérer incompatible avec l'organisation sociale locale et conduire à un conflit culturel. C'est le cas par exemple du management participatif, centré sur le développement de l'autonomie individuelle, qui ne convient guère aux cultures hiérarchisées et collectives.


Une clef d'entrée pour favoriser à la fois le développement des capacités et le respect de la culture locale réside dans la participation des populations au processus de développement. C'est, par exemple, ce que l'ONG Pro Natura a engagé avec deux pétroliers, BP et Statoil, dans le delta du Niger. Les projets de développement cofinancés par les entreprises, les Pouvoirs publics et l'ONG ont été décidés à partir de l'expression des attentes de la population, qui est largement impliquée dans leur mise en œuvre et dans leur gestion quotidienne. Ce projet se place dans la perspective d'un retrait des acteurs économiques et humanitaires et visent l'autonomie financière et humaine. La population acquiert progressivement les compétences nécessaires à la pérennisation des services publics et des infrastructures ainsi développés.


Cet ouvrage, riche à la fois d'une connaissance approfondie de l'économie libérale et du terrain des entreprises, réconcilie donc deux univers trop souvent dissociés : d'une part les entreprises, à la recherche d'un légitime profit, et d'autre part le développement, un impératif moral indiscutable. Avec son regard de croyante, d'économiste et de philosophe, Cécile Renouard démontre que, loin d'être des freins au développement des pays du Sud, les entreprises peuvent en être des acteurs essentiels, à condition de s'interroger sur les effets de leur activité et sur l'orientation de leurs projets humanitaires dans les pays où elles sont implantées.

L'auteur

De formation commerciale (ESSEC) et philosophique (EHESS), Cécile Renouard, religieuse de l'Assomption, enseigne l'éthique sociale au Centre Sèvres et travaille sur la contribution des multinationales au développement des zones de grande pauvreté.

Table des matières

Introduction

Chapitre 1. Le développement durable, un projet politique
Solidarité
Responsabilité
Justice
Justice et inclusion
Aide au développement
Participation
Le projet politique du développement durable
Une utopie transformatrice ?

Chapitre 2. Les nouvelles responsabilités des acteurs privés
Capitalisme, croissance et développement
L'éthique des affaires
Engagement varié des multinationales
Les agences de notation et les critères d'évaluation
Revenir aux fondements : le développement des capacités
Mesurer les impacts de l'activité
La responsabilité sociale partagée entre divers acteurs
Le système coopératif : un modèle libéral alternatif ?

Chapitre 3. Inciter ou contraindre ?
Qui édicte la soft law ?
L'influence des normes sur la culture
Les rapports de force dans la gouvernance mondiale
Vers un nouvel ordre juridique international ?
Rendre les pauvres consommateurs…ou producteurs ?

Chapitre 4. Des vertus privées aux vertus civiques ?
La formation éthique des dirigeants
Le poids des traditions religieuses
Utopie et stratégie
L'abondance frugale

Conclusion

Quatrième de couverture

Le libéralisme produit actuellement des effets paradoxaux : une mondialisation des objets et une crispation identitaire ; une croissance économique évidente et une augmentation simultanée des inégalités. Cette contradiction, qui s'accompagne d'un affaiblissement des Etats, valorise de facto le rôle de la société civile. A côté d'Etats-nations affaiblis ou carrément en faillite, comment apprécier la responsabilité nouvelle des différents acteurs privés (individus, ONG, multinationales, associations religieuses ou caritatives) en matière de développement ? Face à l'océan de misère, ces derniers ont un rôle nouveau - et considérable - à jouer. Leur capacité d'action va même bien au-delà de la sphère humanitaire ou économique et devient véritablement politique. La question décisive est désormais la suivante : ces acteurs privés peuvent-ils vraiment s'engager dans des projets qui dépassent leurs intérêts particuliers et contribuent au bien commun de la planète ? Cet essai, bâti sur une analyse approfondie de la théorie libérale, plaide pour " un monde possible ", fondé sur les convictions et les ressources morales et spirituelles des personnes et des sociétés concernées. Il s'appuie sur des enquêtes de terrain menées par l'auteur auprès de filiales de grands groupes industriels et sur des programmes de développement au Kenya, au Nigeria, au Bénin et au Mexique.

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