Europe. Sortir de la crise et réinventer l'avenir

Michel Aglietta

L'ouvrage

Selon lui, la raison fondamentale tient au système de politique économique et aux fragilités institutionnelles et structurelles de l’Union économique et monétaire (UEM) : c’est « l’incomplétude de l’euro » qu’il faut dépasser, puisqu’elle demeure une monnaie sans (véritable) Etat. En effet, la Monnaie unique n’a guère fait avancer la coopération des pays membres dans le domaine des politiques macroéconomiques, ni suscité la création d’instances de décision politiques communes. Il faut aujourd’hui selon Michel Aglietta redonner du sens à la construction européenne, et réaffirmer son modèle de progrès social et de contrat social de redistribution qui a fait sa spécificité depuis les années 1950, alors que celui-ci a été mis à mal par la financiarisation de l’économie à partir des années 1980. L’auteur défend l’idée selon laquelle l’Europe, sur le double plan climatique et monétaire, peut jouer un rôle utile dans la production des biens publics globaux, et pour une régulation non conflictuelle de l’économie mondiale.

Zone euro : des erreurs cardinales de politique économique

Michel Aglietta dresse un réquisitoire des politiques économiques qui ont été menées depuis la crise des dettes souveraines en 2009-2010 (« ce n’est pas que rien n’a été fait, mais toujours trop peu, trop tard »). Ces erreurs de stratégie macroéconomique sont d’autant plus dommageables que la perpétuation d’une croissance inférieure à 1,5% qui ne permet pas de recul du chômage, rendrait la poursuite de la construction européenne fort improbable. Alors que depuis la crise financière, les évolutions du PIB et de l’investissement des Etats-Unis et de la zone euro convergeaient, elles divergent totalement depuis 2011 : les Etats-Unis affirment leur reprise et la zone euro replonge en récession, avec une chute de l’investissement très préoccupante puisqu’elle signifie une réduction à terme du stock de capital productif et un ralentissement de la croissance potentielle. Michel Aglietta fait remarquer qu’aux Etats-Unis, la crise a été affrontée en combinant une politique budgétaire expansive, une politique monétaire ultra-accommodante et une politique bancaire de consolidation des bilans engageant des fonds publics très importants. Dans la zone euro, hélas, la réparation des bilans bancaires a été désordonnée au niveau de chaque nation (« une fragmentation du pouvoir politique en Europe face à un lobby bancaire unifié »), la politique monétaire « non conventionnelle » de la Banque Centrale européenne (BCE) n’a été que trop timide et trop tardive, tandis que la politique budgétaire des Etats membres a substitué l’austérité simultanée à la relance de manière beaucoup trop précoce, et surtout trop prolongée après la crise grecque. Et il s’agit là d’une erreur de diagnostic aux effets dévastateurs motivée par une certaine idéologie conservatrice d’inspiration allemande, mêlée à un sentiment de panique après la crise grecque (assortie de la volonté de punir le coupable grec en lui imposant des réformes et la restauration de sa compétitivité). Or, si l’austérité budgétaire peut fonctionner dans le cadre d’un petit pays et avoir un impact positif sur la croissance (la baisse des dépenses publiques réduit les emprunts d’Etat sur le marché des fonds prêtables et donc les taux d’intérêt obligataires), ce type de politique ne peut fonctionner dans une grande économie comme la zone euro. En effet, le choc négatif des plans de rigueur budgétaire sur la demande globale se cumule si tous les pays adoptent simultanément le même type de mesures (par un « effet multiplicateur », où une impulsion budgétaire négative de 1% fait chuter le PIB de 1,5%), et impacte même le reste du monde par le canal du commerce international (« le choc récessif a donc été terrible »). Les conséquences négatives sur la croissance ont été d’autant plus élevées que l’austérité budgétaire a entraîné une chute de l’investissement public qui contribue à la productivité du secteur privé et au niveau de croissance potentielle (l’Europe cumulant d’ailleurs un retard en matière de rénovation de ses infrastructures).

Le problème du ralentissement de la croissance économique dans les pays développés constitue d’ailleurs aujourd’hui une question centrale débattue par les meilleurs experts internationaux, qui émettent l’hypothèse d’une « stagnation séculaire ». Dans son ouvrage, Michel Aglietta la désigne comme « un fléchissement persistant de la croissance potentielle d’une économie à un rythme insuffisant pour ramener le chômage structurel à un niveau compatible avec le financement des biens publics fondamentaux dont dépend la stabilité de la société ». La zone euro est effectivement confrontée à un ralentissement prononcé de la croissance économique, mais ce dernier n’est pas inéluctable d’après l’auteur, et s’explique avant tout par une organisation défectueuse de la politique économique et par une série de mauvais choix politiques. Mais encore faudrait-il faire évoluer la doctrine de politique économique des institutions européennes. Contrairement aux fondements de nombreux modèles macroéconomiques d’inspiration néoclassiques fondés sur l’offre, Michel Aglietta défend l’idée que l’offre globales et la demande globales interagissent à long terme en raison de l’effet du « cycle financier » : à une phase d’optimisme généralisé avec la formation de bulles financières succède, après la crise, une phase de pessimisme mimétique, durant laquelle la restriction de la consommation et de l’investissement pénalisent l’offre productive (« le cercle vicieux de l’insuffisance de demande prolongée contamine l’offre »). La raison en est une « déflation de bilan » avec un désendettement prolongé du secteur privé qui doit alors être compensé par un endettement du secteur public : les politiques d’austérité budgétaire menées dans la zone euro (au pire moment) ont alors eu un impact négatif maximum puisqu’elles ont amplifié le désendettement des acteurs économiques, alors même que la politique monétaire perdait de son efficacité, puisque le taux d’intérêt directeur de la BCE se rapprochait progressivement de zéro. Pour tenir compte de ces interactions complexes entre la finance, l’offre et la demande globales et fonder un nouveau « régime de croissance », outre l’urgence de faire évoluer le tableau de bord de la BCE (pour viser la stabilité monétaire mais aussi intégrer l’évolution du prix des actifs financiers), il faudrait rapidement parachever l’union bancaire de l’Europe et élaborer des institutions fortes à l’échelle communautaire, notamment pour mener une action collective dans le domaine budgétaire.

Le déficit institutionnel de l’Europe

Pour Michel Aglietta, la monnaie n’est pas une marchandise, c’est un contrat social (« on la définit comme la dette de la société dans son ensemble sur elle-même », « elle est le bien commun par excellence »). Mais la monnaie doit s’adosser à un ordre constitutionnel qui la garantit : or la zone euro a bien une monnaie unique, mais pas de cadre institutionnel commun, c’est là toute l’incomplétude de l’euro (conçu initialement comme le préalable à l’unification des services financiers). Les avancées opérées après la crise des dettes souveraines dans le domaine monétaire (inflexion de la politique monétaire de la BCE avec des mesures dites « non conventionnelles »), bancaire (finalisation de l’union bancaire) et budgétaire (Fonds Européen de Stabilité Financière, Mécanisme européen de stabilité, Traité européen d’union budgétaire) restent insuffisants pour véritablement compléter l’euro. Selon Michel Aglietta, le Traité budgétaire, largement impulsé par l’Allemagne, est d’ailleurs plus restrictif que l’ancien Pacte de Stabilité et de croissance, et il « maintient la contrainte d’un ajustement irréaliste parce qu’il exige une consolidation (fiscale et budgétaire) trop rapide ».

Mais la crise de l’euro s’explique également par des divergences structurelles plus profondes : à sa création, on espérait ainsi que la baisse des taux d’intérêt dans les pays allaient, avec la convergence réelle et la croissance, attirer des capitaux, faciliter un rattrapage de la productivité, et générer des investissements massifs (cercle vertueux espéré) ; hélas, la baisse des taux d’intérêt, conjuguée aux excès de la finance, a plutôt favorisé une bulle de crédit et un excès de demande dans les pays du Sud de la zone euro (Espagne, Grèce, Portugal), avec à la clé un mouvement de divergence (des salaires, des coûts et des prix) par rapport aux pays du Nord de la zone euro (cercle vicieux effectif). Michel Aglietta critique d’ailleurs sévèrement la politique de l’offre en France centrée sur la question du coût salarial, alors que les entreprises hexagonales souffrent avant tout d’une financiarisation excessive de leurs activités, d’une dépendance à la dette, d’une trop faible compétitivité hors prix et d’une insuffisante adaptation de leurs produits à la demande mondiale. Dès lors, la convergence souhaitée vers le modèle allemand sur la base de la compression du coût du travail est vouée à l’échec, car les performances de l’Allemagne dans la zone euro sont exemplaires en ce sens qu’elles sont tout à fait exceptionnelles et, de surcroît, ne sont pas appelées à perdurer selon lui. L’Allemagne devrait au contraire exercer un « leadership bienveillant » dans la zone euro en prenant en compte l’intérêt général de l’Union monétaire par une politique davantage centrée sur la demande intérieure et la réduction de ses excédents (or « l’Allemagne se voit comme une grande Suisse », et maintient une position morale et conservatrice de priorité au respect inflexible des normes de stabilité monétaire et budgétaire).

Comment remettre sur pied la zone euro ?

Michel Aglietta préconise alors quelques voies de sortie de la crise et de compléments institutionnels pour l’euro : tout d’abord un achèvement de l’union bancaire de l’Europe avec des règles prudentielles plus strictes pour le secteur bancaire pour réduire l’aléa moral fortement accru par la kyrielle d’innovations financières qui se sont développées ces dernières années (« la réglementation doit pouvoir contrecarrer le fait que les banques ne subissent pas la totalité du risque de leurs décisions ») ; il s’agira également de mener un aggiornamento de la politique monétaire de la BCE, à la fois dans ses statuts, encore trop peu démocratiques (« la BCE fixe son propre objectif d’inflation et s’autocontrôle »), mais aussi dans sa doctrine monétaire, toujours fondamentalement inspirée par les préceptes monétaristes dominés par l’idée de neutralité de la monnaie sur l’activité économique. La politique monétaire devra ainsi intégrer la contrainte macro-prudentielle, la régulation du désendettement du secteur privé, et la prise en compte du cycle financier dans un contexte d’incertitude radicale (une « politique monétaire multi-objectifs »).

Il faudra également promouvoir des investissements structurants et initier des plans ambitieux d’infrastructures publiques puisque les conditions macroéconomiques sont réunies aujourd’hui en Europe (inflation basse, faibles taux d’intérêt, persistance d’un niveau d’activité économique inférieur à son potentiel), par exemple en créant un Fonds d’investissement européen (FIE) qui disposerait de moyens élargis. Sur le plan budgétaire, Michel Aglietta appelle de ses vœux davantage d’action collective et de concertation, au-delà des simples règles de discipline budgétaire, une mise en réseau des Hauts Conseils des Finances Publiques dans les pays de l’UE, un mécanisme de stabilisation cyclique (qui pourrait s’appuyer par exemple sur un système d’assurance chômage et un contrat de travail européens), et le renforcement du budget européen en termes de taille et de moyens, par l’émission d’euro-obligations. Mais pour « financer le long terme » c’est-à-dire les investissements productifs, il faudra également revoir la gouvernance des entreprises, aujourd’hui largement financiarisée et centrée sur la création de valeur pour l’actionnaire, pour aller vers une logique partenariale d’équilibre entre les différentes parties prenantes de l’entreprise.

Mais en tout état de cause, selon Michel Aglietta, il est temps d’avancer sur la voie de l’Union politique, car « il y a déficit démocratique parce que la démocratie enracinée dans les Etats-nations est submergée par les intérêts financiers privés globalisés », tandis que « la prépondérance du fondamentalisme financier sur la démocratie n’a jamais été aussi évidente ». Enfin, face à la triple crise économique, sociale, écologique que connaissent les pays développés, l’Europe devra inventer son avenir avec un nouveau régime de croissance soutenable, économe en énergie et respectueux du climat. Pour cela, l’Europe devra financer sa transition écologique, porteuse de création de richesses et de progrès technique, afin de concilier la croissance indispensable à l’élévation des niveaux de vie et le bien-être social pour la qualité de vie des générations futures. C’est à ce prix que l’Europe pourra faire à nouveau école dans un monde multipolaire.

 

Quatrième de couverture

La zone euro inquiète par sa désunion et par l’appauvrissement d’une partie de sa population. Son échec à surmonter sa crise depuis 2010 se répercute sur toute l’Europe. Ne pas se résigner au déclin qu’entraînerait la poursuite du marasme actuel implique de changer de mentalité. Car l’absence de coopération de l’Allemagne pour soutenir la croissance de la zone euro réduit à néant les efforts de rigueur budgétaire des pays, dont la France, parce que les politiques d’austérité étouffent l’investissement productif.

Il n’y a pas d’avenir pour qui est incapable d’investir. Il n’y a pas d’élan pour l’investissement innovant dans les pays qui se sont convertis à l’hégémonie de la finance et ont donc promu la rente financière et immobilière aux dépens du travail.

L’Europe doit affronter les défis du XXIème en retrouvant son autonomie idéologique dans l’esprit communautaire des origines. Ce livre montre le besoin d’une vue de long terme tournée vers deux finalités : reconstruire un contrat social fondé sur un partenariat entrepreneurial et investir résolument dans la transition écologique. Cette ambition politique redonnera aux citoyens des pays membres un sentiment d’appartenance à une communauté plus large. Pour y parvenir, il faut renforcer les institutions européennes sur les plans financier et budgétaire. C’est faire de l’euro une monnaie complète, parce que revêtue d’une légitimité démocratique.

 

L’auteur

Michel Aglietta est professeur émérite à l’université Paris Ouest, conseiller scientifique au Cepii et membre du Haut Conseil des Finances Publiques.

 

 

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements