Refonder l'entreprise

Blanche Segrestin, Armand Hatchuel

L'ouvrage

Blanche Segrestin et Armand Hatchuel se montrent critique de la gouvernance de l’entreprise centrée sur la création de valeur pour l’actionnaire, selon eux à l’origine d’un certain nombre d’excès dans le secteur bancaire, révélés par la crise financière récente. La quête de la rentabilité financière à court terme et la recherche d’un rendement moyen du capital très élevé, à l’instar du cas de la banque américaine Washington Mutual (WAMU) citée par les auteurs, a pu favoriser le développement de produits financiers qui ont accru l’instabilité financière et le risque systémique. L’exemple de cette banque américaine en difficulté serait symptomatique d’une crise plus profonde de l’entreprise, conçue comme un simple actif financier à valoriser dans l’intérêt d’un actionnariat instable et volatil. La création de valeur pour l’actionnaire est ainsi devenue le critère dominant pour juger de la performance de la stratégie des dirigeants, et cela jusqu’à mettre en péril la capacité d’investissement et d’innovation de l’entreprise. Entre 1997 et 2008, les grandes entreprises américaines ont ainsi dépensé de 30% à 80% de leurs bénéfices annuels pour soutenir leurs cours en bourse, mais en sacrifiant les investissements, au détriment de la légitimité de l’entreprise, et au prix parfois de dégâts sociaux et environnementaux, d’une instabilité de l’emploi accrue et d’un creusement des inégalités. Or, pour Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, il ne faut pas confondre l’entreprise avec la société anonyme, qui est un contrat entre plusieurs personnes qui mettent des capitaux en commun et font exister l’entreprise juridiquement.

Au cours des années 1890-1920, une forme d’action collective originale apparait : la production collective des richesses s’inscrit dans la société anonyme, différente de l’activité de l’entrepreneur du début du XIXème siècle et de la simple manufacture, et qui utilise intensivement les nouvelles techniques et les méthodes de travail issues de la Seconde Révolution industrielle. L’entreprise devient un projet commun qui suppose un collectif d’innovation, une autorité de gestion et une organisation. L’appui de l’Etat et le rôle des syndicats vont influencer ses règles et améliorer les conditions de travail : l’entreprise devient un acteur légitime, une institution régulatrice du capitalisme, dont la fonction principale est de combiner le travail et le capital. Pourtant, cela se fait dans un certain vide juridique : le droit a codifié le droit du travail et le droit des sociétés, mais n’a pas construit de contrat d’entreprise. Dans les grandes définitions institutionnelles, l’entreprise se voit réduite à une organisation marchande destinée à faire du profit : le caractère lucratif de l’entreprise est même le seul critère discriminant au sens de l’INSEE pour compter le nombre d’entreprises (au risque d’assimiler sans distinction l’activité d’un artisan, commerçant, auto-entrepreneur avec celle d’une multinationale). Or depuis les années 1980, la logique de la gouvernance actionnariale (corporate governance), appuyée sur des rapports, des réglementations, ou des codes de « bonne gouvernance » a fait prévaloir la logique de la société anonyme sur celle de l’entreprise. Selon les auteurs, la sortie de crise passe par un nouveau « contrat d’entreprise », qui s’écarterait de l’impératif de création de valeur pour l’actionnaire, et qui serait fondé sur quatre grands principes : au-delà du profit, une mission d’innovation et de progrès collectif pour l’entreprise ; un pouvoir légitime et autonome ; un collectif qui inclut davantage les salariés ; des règles de solidarité qui dépassent le simple partage annuel des résultats.

L’entreprise, invention moderne.

Pour les citoyens, les entreprises constituent un objet omniprésent et incontournable, en tant qu’ils sont des consommateurs qui attendent des inventions, des nouveaux biens et services, et en tant qu’ils sont des salariés qui en attendent un statut social et des promesses d’avenir. Pourtant, elle est souvent réduite de manière réductrice à sa fonction de «maximisation» du profit, au risque de regrouper dans une même catégorie des organisations très diverses. La conception moderne de l’entreprise est relativement récente et date d’un siècle seulement (longtemps le terme « entreprise » désignait une opération aventureuse, militaire ou chevaleresque), et contemporaine, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, de changements profonds de conception du pouvoir et des facteurs de production (travail et capital). Par exemple, avant l’émergence du salariat, les ouvriers ont loué leur service (dans le cadre de contrats de louage) et se sont conçus comme des entrepreneurs d’ouvrage. Pourtant, dès 1807, le code du commerce reconnait les sociétés par actions et en commandite, avant que la société anonyme ne soit reconnue en 1867, l’Etat craignant que les apporteurs de capitaux ne soient escroqués en cas de dépôt de bilan des sociétés. Mais l’adaptation au machinisme, la mobilisation de nouvelles énergies, et la nécessité de mobiliser une masse importante de capitaux, notamment pour les grands travaux publics (canaux, voies ferrées), ont justifié l’appel à l’épargne publique et la libéralisation des sociétés anonymes. L’entreprise moderne devient alors une « puissance de création », le lieu privilégié d’invention collective et de domestication de l’innovation (brevets, savoir-faire, techniciens et ingénieurs), dans un contexte de découvertes scientifiques et techniques décisives marquant la Seconde Révolution industrielle. Emerge alors la figure du « chef d’entreprise », qui n’est ni un capitaliste, ni un inventeur, ni même un « entrepreneur », mais d’abord un « employeur », auquel la loi reconnait un pouvoir de direction vis-à-vis des travailleurs, mais également vis-à-vis des associés-actionnaires, comme l’ont montré les travaux de Berle et Means. Cette compétence administrative spécifique du chef d’entreprise, popularisée par la « science administrative » d’Henri Fayol, a justifié des enseignements dans le cadre des écoles d’ingénieurs et de commerce (l’ESCP est créée en France en 1829 et HEC en 1881), et les business school aux Etats-Unis, comme la Wharton School of Business ou la création en 1908 du premier Master of Business Administration (MBA). Pourtant la reconnaissance de l’entreprise comme objet d’analyse spécifique dans les sciences sociales ne sera que tardive, peu présente par exemple dans les analyses d’Emile Durkheim et de Max Weber, et il faudra attendre les années 1980 pour qu’émerge une « sociologie de l’entreprise » aux côtés de la sociologie du travail. Durant les années 1960, le « managérialisme » s’est imposé, bien décrit dans ses ouvrages par l’économiste américain John Kenneth Galbraith, dans le cadre des grandes entreprises bureaucratiques où les managers imposent leur autorité à un actionnariat trop dispersé pour réellement peser sur les décisions stratégiques.

Le retour de l’actionnaire.

Dès la fin des années 1960, la perte de compétitivité des grands conglomérats industriels et financiers, la crise de la production de masse et de l’organisation du travail fordiste, le ralentissement des gains de productivité et la perte de rentabilité des titres financiers détenus par les actionnaires, vont favoriser une évolution de la gouvernance de l’entreprise. Le pouvoir excessif des « managers » est fortement critiqué : selon la formule célèbre de Milton Friedman, l’entreprise n’a « qu’une responsabilité sociale, et une seule vis-à-vis de son actionnaire : utiliser ses ressources et s’engager dans des activités destinées à accroître ses profits ». Dans un article de 1972, Alchian et Demsetz montrent que pour être gérée efficacement, l’entreprise doit être contrôlée in fine par ses actionnaires. Selon leur raisonnement, dans une production commune, on ne peut que difficilement isoler la contribution de chacun au résultat collectif : dans ces conditions, les propriétaires du capital, les actionnaires, doivent avoir le pouvoir ultime de nommer les dirigeants, de contrôler leur action et de les sanctionner le cas échéant, car ils ne peuvent percevoir des dividendes que si l’entreprise dégage un surplus une fois toutes les charges acquittées. Pour inciter les dirigeants à bien gérer la société anonyme et maximiser la rentabilité des capitaux, il faut donc qu’ils représentent les intérêts des actionnaires. Dès la fin des années 1970, l’American Law Institute énonce les grands principes de la corporate governance, censée encadrer le pouvoir des dirigeants (mécanisme de surveillance et d’information, rôle des conseils d’administration, mesures incitatives touchant à la rémunération des dirigeants comme les stock-options, etc.), tandis que divers rapports ultérieurs diffuseront ces principes (rapport Cadbury en 1992, rapport Viénot en 1995, rapport de l’OCDE en 1999). Selon les auteurs, les principes de la corporate governance ont affaibli considérablement le rôle des dirigeants-managers, tant et si bien que « si on pouvait craindre, au début du XXème siècle, l’extraordinaire pouvoir dont jouissaient les managers, c’est leur faiblesse que l’on doit craindre en ce début du XXIème siècle ». De plus, la logique d’individualisation des performances a marqué le retour des relations marchandes au sein du collectif : preuve en est l’accroissement du stress au sein des organisations, qui engendre des coûts humains importants, en raison d’objectifs individuels de plus en plus élevés, et le coût financier des pratiques de relution (rachat de leurs actions par les firmes) afin d’élever le cours boursier, ce qui tend à assécher les capacités d’investissement et d’innovation de l’entreprise. Selon Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, il s’agit désormais de restaurer l’entreprise face à la société anonyme, en s’appuyant sur des efforts de recherche, de formation et d’innovation, et en intégrant les valeurs sociales et environnementales actuelles.

Les principes d’un projet collectif d’innovation.

Les auteurs proposent de réinventer le contrat d’entreprise sur la base de quatre principes : une mission inventive, puisque l’entreprise n’est pas exclusivement un centre de création de profits mais d’innovation, qui s’appuie sur une coopération durable et des capacités proprement collectives (savoir-faire organisationnel, portefeuille de brevets, réputation d’une marque, relations avec les clients) ; restaurer l’autorité du chef d’entreprise : parfois considéré comme un autocrate vis-à-vis des salariés et comme un commis sans autorité vis-à-vis des actionnaires, il devrait redevenir celui qui est reconnu par sa capacité à exploiter le potentiel de départ et élever le potentiel collectif de l’entreprise et qui est ainsi habilité à exercer un pouvoir et à piloter les opérations dans l’intérêt commun ; créer un collectif engagé pour l’entreprise : les acteurs engagés constituent les véritables parties prenantes de l’entreprise (stakeholders), au titre de l’affectio societatis, notion ancienne qui exprime le sentiment d’attachement des associés au projet de la société et garantit la confiance entre ses membres ; enfin, la solidarité de l’action collective : l’idée que les résultats rémunèrent le risque pris par les actionnaires, parce que les dividendes sont incertains tandis que les salaires sont fixes, ne tient pas suffisamment compte de la précarité du contrat de travail, des licenciements et du caractère aléatoire des promotions, et il s’agirait désormais de mieux reconnaître les potentiels de chacun et les risques pris par toutes les parties prenantes. Les effets des décisions prises dans l’intérêt commun de l’entreprise doivent être assumés en commun. Pour ce faire, les auteurs proposent la création d’une « société à objet social étendu » (SOSE) qui intégrerait, dans son objet social, des objectifs économiques (développement à long terme des capacités d’innovation), sociaux (respect des règles pour gérer d’éventuelles restructurations) et environnementaux (minimisation des effets sur l’environnement), éventuellement en complétant cette innovation juridique par un « contrat d’entreprise ». En définitive, il s’agirait de faire évoluer le droit des sociétés, le droit du travail et les règles de gestion afin de rééquilibrer les pouvoirs au sein de l’entreprise, puisque « dans un monde où les niveaux d’éducation, de connexion et de communication ne cessent de croître, où les besoins en développement humain s’étendent et où le désir d’égalité s’intensifie, elles sont plus que jamais le moteur de la création de richesses ».

Quatrième de couverture

Ne nous trompons pas de crise. Les tourbillons financiers en dissimulent une beaucoup plus profonde : la crise de l’entreprise. Née à la fin du XIXème siècle, celle-ci incarnait l’inventivité technique, un collectif de travail, un espace de négociations sociales. Cette logique de progrès s’est brisée dans les années 1980 : le profit des actionnaires est alors devenu la raison d’être de l’entreprise. Cette doctrine a déstabilisé la mission des dirigeants, atrophié les règles de gestion, sacrifié l’intérêt des salariés en cédant le contrôle aux actionnaires. Ce livre propose une nouvelle conception de l’entreprise. En s’appuyant sur des recherches récentes, il vise à reconstituer une communauté d’innovation et à jeter les bases d’un « contrat d’entreprise » orienté vers une pluralité de buts : la création de richesses, le progrès social, la préservation de l’environnement. Il est urgent de réinventer l’entreprise, pour qu’elle redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : une dynamique de solidarité et de création collective.

Les auteurs

  • Blanche Segrestin est professeur à Mines Paris Tech. Elle a notamment publié Innovation et Coopération interentreprises. Comment gérer les partenariats d’exploration ? (CNRS Editions, 2006) et coordonné le numéro spécial « Quelles normes pour l’entreprise ?» (Entreprises et Histoire, n°57, 2009).
  • Armand Hatchuel est professeur à Mines Paris Tech, directeur adjoint du Centre de gestion scientifique et membre de l’Académie des Technologies. Il a récemment publié, en collaboration, Les processus d’innovation (Hermès, 2006), Les Nouvelles Fondations des sciences de gestion (Vuibert, 2008) et L’Activité marchande sans le marché (Presses de l’Ecole des Mines, 2010).

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