Mondialisation, la grande rupture

Charles-Albert Michalet

L'ouvrage

Si, intuitivement, beaucoup pressentent que la mondialisation observée depuis les années 80 constitue un véritable bouleversement, les paramètres effectifs de ce bouleversement sont rarement posés sur la table avec autant de précision et de rigueur théorique que ce que propose Charles-Albert Michalet dans cet ouvrage, qui déduit de la stratégie des entreprises de nouvelles réalités pour les pouvoirs publics.

Pourquoi les entreprises délocalisent-elles ? L'auteur identifie trois scénarios. Dans le scénario keynésien, les entreprises s'implantent dans des pays où la demande pour leurs produits est forte. Dans le scénario néo-classique, l'entreprise produit là où les coûts sont les plus bas, afin de conserver voire d'augmenter son avantage concurrentiel. Les fusions-acquisitions, enfin, constituent un troisième cas de délocalisation, dans la mesure où elles conduisent à supprimer certains doublons, à rationaliser les activités entre les entités fusionnées et donc en général à recentrer sur certains territoires des activités initialement réparties sur plusieurs. Ces trois hypothèses sont généralement considérées comme mauvaises pour l'emploi. Ca n'est pas le point de vue de Charles-Albert Michalet, pour qui"rien ne semble particulièrement menaçant pour l'emploi dans les délocalisations"(p. 22). Il considère en effet que les entreprises qui délocalisent auraient la plupart du temps supprimé leur activité et fermé leurs portes sur leur territoire d'origine en tout état de cause. Il cite de plus de nombreuses études tendant à prouver que les entreprises ayant délocalisé ont plutôt augmenté l'emploi sur leur territoire d'origine au bout de quelques années, grâce à l'accroissement de leur productivité et de leur rentabilité.

La grande rupture annoncée dans le titre de l'ouvrage ne serait donc pas à chercher dans l'impact des délocalisations sur l'emploi, mais dans la théorie économique du commerce et des échanges internationaux. Elle repose depuis de nombreuses années sur l'avantage comparatif de Ricardo, enrichi par les dotations factorielles dans le modèle"HOS ». Pour l'auteur, la grande rupture de notre mondialisation est du côté de l'essor des flux intrabranches et intrafirmes, qui constituent désormais une bonne partie des échanges internationaux. Cette mutation conduit à ce que la spécialisation économique d'un territoire ne provienne plus des Etats (l'Angleterre produisant des draps plutôt que du vin), mais des choix des entreprises elles-mêmes, les Etats devenant de simples"territoires économiques"(p. 69). Ce phénomène est accentué par la remise en cause de l'explication"HOS"de l'avantage comparatif, reposant sur les dotations factorielles invariantes des Etats, seuls les biens circulant internationalement. Désormais, les facteurs eux-mêmes sont mobiles, en particulier le capital, le travail restant plutôt ancré géographiquement. La dotation factorielle ne peut donc plus servir de base à la spécialisation des Etats. De plus, le libre-échange s'élargit. Il ne concerne plus seulement les produits manufacturés, mais aussi les services, les composants… Avec pour conséquence de créer un terrain ("level playing field") immense pour la concurrence internationale."Désormais, les concurrents étrangers sont au coin de la rue, comme les firmes nationales jadis. Ils sont plus nombreux, souvent plus menaçants que les concurrents strictement nationaux de jadis"(p. 71). Commandés par les entreprises pour leur propre compte ou celui de la branche, les mouvements internationaux de composants et de produits intermédiaires n'obéissent pas à la logique classique qui voudrait que la concurrence entraîne la baisse des prix."La régulation par les prix, généralement admise, est à remiser au magasin des accessoires"(p. 72).

Une autre rupture a accompagné ce processus, celle de la financiarisation de l'économie. L'auteur propose un rappel des mutations de l'ordre financier international depuis 1914 jusqu'aux années 1990, assez instructif mais déjà connu. Son analyse est en revanche très originale concernant l'entreprise. Le patron technocrate à la française, ingénieur ou énarque, régnant sur son empire industriel, cède la place à l'actionnaire."Les anciens membres de la technostructure doivent (…) céder le pas à de nouveaux gestionnaires issus des institutions financières ou qui agissent dans la même logique. (…) Les firmes doivent se recentrer sur leur cœur de métier, là où elles disposent d'un avantage compétitif, et elles doivent liquider les actifs ou les externaliser. La structure conglomérale, qui vise à réduire le risque en ayant un pied dans plusieurs secteurs et / ou dans plusieurs pays, doit être abandonnée. C'est désormais à l'institution financière et non pas à la firme industrielle de se livrer à une diversification intersectorielle et internationale". (p. 91-92).

Ces mutations, brièvement synthétisées mais beaucoup plus détaillées dans l'ouvrage, remettent en question les outils classiques de la politique économique. L'auteur passe en revue les outils classiques utilisés par les Etats-nations, en particulier le policy mix (politiques budgétaire et monétaire). Or, le policy mix n'est plus adapté à des territoires économiques en concurrence pour attirer des investissements. La nouvelle politique économique repose davantage sur l'attractivité, résultant d'un savant dosage entre fiscalité, environnement normatif, réglementation du travail, infrastructures et qualifications. L'auteur, qui souligne à plusieurs reprises le caractère obsolète de la théorie néo-classique, ne tombe pas dans le travers d'ériger en loi scientifique cette nouvelle politique économique. Il constate simplement qu'elle est la plus adaptée aux nouveaux défis de la mondialisation.
Pour autant, il souligne que l'histoire n'est pas à son terme et que plusieurs attitudes sont possibles face à la mondialisation. La première consiste à la refuser dans son ensemble, la seconde à l'accepter tout entière. Une régulation semble toutefois avoir les faveurs de l'auteur. Irréalisable au niveau national, largement dépassé, elle semble l'être tout autant au niveau planétaire, les organisations internationales ne disposant pas des leviers pour peser sur les mutations économiques. C'est donc au niveau d'ensembles régionaux, à l'instar de l'Union européenne, que tout pourrait se jouer.

 

Les auteurs

Charles-Albert Michalet , professeur d'économie à l'université de Paris-IX-Dauphine, a travaillé plusieurs années au Centre sur les transnationales des Nations unies, puis au Foreign Investment Advisory Service de la Banque mondiale. Spécialiste des firmes multinationales et de la promotion des investissements directs, il a publié de nombreux ouvrages et articles, traduits dans plusieurs langues.

 

Table des matières


Introduction : Le besoin d'un nouveau paradigme

La notion d'"impact"- Les configurations de la mondialisation - Un processus inachevé - L'extension de l'économie de marché - Un phénomène de transition

1 / L'impact de la mondialisation sur la délocalisation

Qu'est-ce qu'une délocalisation ? - L'objet d'une grande peur - Délocalisation et investissement direct - Délocalisation et emploi - La réalité de la délocalisation au sens strict - Délocalisation et rentabilité - L'IDE se transforme - De la délocalisation/internalisation à la délocalisation/externalisation - La délocalisation/internali-sation - La délocalisation/externalisation –

2 / L'impact de la mondialisation sur les échanges

La montée des flux intrabranches - Les échanges intrabranches horizontaux - Les échanges intrabranches verticaux - La croissance des flux intrafirmes - La circulation intrafirme horizontale - La circulation intrafirme verticale - L'effet de l'externalisation sur la circulation des biens et services - La grande rupture

3 / L'impact de la mondialisation sur la dimension financière

L'intensification de la circulation des capitaux - La genèse de la"finance globale"- Euphorie et crise - La"bonne"gouvernance des firmes - Les nouvelles règles du jeu - Les nouveau managers -  L'impérialisme à l'envers -  L'exportation des capitaux - La périphérie dans la mondialisation

4 / L'impact de la mondialisation sur les politiques économiques

De l'État-nation au territoire - Que devient le"policy mix"? - Le primat des politiques structurelles
Conclusion provisoire : Régulation, gouvernance ou cosmopolitique ?
Les données du problème - Le refus de la mondialisation - L'autorégulation par le marché - La supranationalité planétaire - La supranationalité régionale - Les agences de régulation
 

Quatrième de couverture

L'impact de la mondialisation au niveau économique hante la presse, les discours politiques, les rapports officiels. Pourtant, son décryptage se fait à l'aide du vieil appareil inadapté de la théorie classique de l'économie internationale. Or, la mondialisation engendre une rupture qui déborde le cadre de la représentation courante des échanges. Cette rupture affecte les États-nations, les firmes, les institutions financières, les consommateurs, les salariés… Elle reflète le passage, en cours, d'une économie"internationale"à une économie globale, dominée par la dimension financière.
Cette transition est analysée ici à plusieurs niveaux : délocalisations et emploi, transformation des échanges – de plus en plus intrabranches et intrafirmes –,"financiarisation"de la stratégie des investisseurs et nouvelle"corporate governance", renversement de la problématique de la dette internationale, affaiblissement du rôle économique des États-nations…
L'impact de la mondialisation est un phénomène complexe comme l'est la mondialisation elle-même. Charles-Albert Michalet en propose, dans ce livre, un éclairage indispensable – complémentaire de son très pédagogique Qu'est-ce que la mondialisation ? (La Découverte, 2004), en particulier sur les nécessaires évolutions des analyses économiques.

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