Les Français, le bonheur et l'argent

Yann Algan, Claudia Senik, Elizabeth Beasley
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L'ouvrage

 

Cet ouvrage, piloté par l’Observatoire du bien-être du CEPREMAP, expose une synthèse sur la mesure du bonheur dans la France d’aujourd’hui, en exploitant les données de diverses enquêtes françaises et internationales.

Les auteurs proposent de décrypter ce qu’ils appellent les « paradoxes » de la société française en matière de bien-être. Le premier constat est bien que, année après année, les Français connaissent, à niveau de revenu par habitant identique, un niveau de bonheur systématiquement inférieur à celui de leurs voisins européens. Ainsi, notent-ils que « compte tenu du niveau de revenu des Français, ceux-ci devraient être beaucoup plus heureux ». Les auteurs repèrent une tendance générale : plus les pays sont riches, plus les habitants sont heureux en moyenne, mais la France, comme d’ailleurs l’Allemagne (même si cette dernière part de plus bas et remonte continuellement depuis les années 2000), restent en dessous du niveau de bonheur déclaré que leur richesse devrait leur procurer. En France le poids de du pouvoir d’achat (l’argent) dans le niveau de satisfaction générale est d’ailleurs le plus important des pays européens.

Pour les auteurs, cet élément est fondamental et le signe qu’il faut soigneusement distinguer malheur public et bonheur privé. Certes les Français sont inquiets de leur destin collectif et particulièrement pessimistes face aux mutations du monde à venir, et dans le même temps ils sont nostalgiques d’un modèle perdu. Il s’agit là d’un pessimisme quant au devenir de la Nation plutôt que par rapport à l’Europe en général. Les Français continuent d’anticiper pour leurs enfants une vie moins bonne que la leur : il existe en France une certaine survalorisation du passé et une faible appétence pour l’avenir. L’enquête démontre          ainsi que la majorité des Français désigne certaines décennies comme des époques d’optimisme, à l’instar des années 1980 pour les moins de 50 ans : les auteurs émettent l’hypothèse qu’il s’agissait d’une époque de confiance plus grande dans l’entreprise et le marché, alors que la mondialisation n’avait pas encore exercé tous ses effets les plus brutaux.

Mais il faut toutefois remarquer que les Français sont en moyenne plus confiants en ce qui concerne leur propre situation : c’est là le cœur du paradoxe français, puisque deux Français sur trois se disent très satisfaits de leur travail et du sens de leur vie par exemple, tandis que plus de la moitié d’entre eux se déclarent très satisfaits de leur niveau de vie.

Lire le lien vers un ouvrage de Claudia Senik sur l’économie du bonheur :

 

Bonheur privé, pessimisme social ?

Selon les auteurs de l’étude, c’est dans le domaine de l’insécurité économique que les Français sont les plus inquiets quant aux perspectives du pays : moins d’un Français sur dix considère que la situation globale de l’économie et le niveau de vie se sont améliorés en France. Si la satisfaction des Français reste très sensible au cycle économique, depuis la crise de 2008, l’angoisse collective a nettement progressé, notamment en matière de logement.

Autre fait majeur : cette crainte est très inégalement distribuée selon les groupes sociaux, puisque les catégories les plus diplômées et les mieux rémunérées sont les plus confiantes dans le présent et le futur alors que les ouvriers et les employés sont les plus nostalgiques des périodes passées. Une donnée inquiétante est aussi que le niveau de confiance des Français les uns dans les autres, le « capital social », est relativement faible puisque la France se classe au 58ème rang sur 97 pays couverts par l’enquête. Avec 22% de Français déclarant faire confiance aux autres, la France connaît le niveau de confiance le plus faible des pays de l’OCDE (loin derrière les Etats-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne), aux côtés du Portugal et de la Turquie. Les auteurs émettent l’hypothèse que cette défiance peut s’expliquer par l’adoption d’une philosophie individualiste qui peut générer une certaine indifférence vis-à-vis des autres, ce qui nourrit en retour l’idée que les autres sont eux-mêmes indifférents, dans un cercle vicieux de la défiance qui s’auto-entretient.

L’étude montre également que les Français sont critiques des institutions de la démocratie représentative : partis politiques, élus, syndicats, mais également vis-à-vis des organisations du secteur privé, comme les banques et les entreprises. Les Français sanctionnent particulièrement dans cette enquête la collusion entre les milieux politiques et les milieux d’affaires.

Il faut préciser toutefois que la confiance des Français dans les institutions politiques est d’autant plus forte que les élus sont proches d’eux (maires, conseillers régionaux, etc.) Par ailleurs, la confiance dans les services publics (hôpitaux, police, associations) se situe à un très bon niveau. Comme l’avaient montré d’autres enquêtes, l’étude confirme que la France se vit avant tout comme une société hiérarchisée, pyramidale, où les rangs et les statuts ont un poids considérable et où les relations sociales sont avant tout distantes et conflictuelles.

Le niveau de défiance en France contre les élites et les personnes les plus fortunées se situe à un niveau particulièrement élevé : les soupçons de corruption restent importants et une majorité estime que les règles sont systématiquement contournées. On peut en conclure, selon les auteurs, que le bonheur dépend non seulement du revenu mais aussi de la qualité des relations sociales. Or le niveau de confiance dans les autres, au-delà de notre cercle privé, reste nettement plus faible en France par rapport aux pays du Nord de l’Europe par exemple.

Pour les auteurs, ce mal-être s’explique par la défiance dans nos institutions et dans ceux qui les représentent : « alors qu’autrefois les risques mortels, tels que les sécheresses ou les épidémies, pouvaient être perçus comme relevant de la responsabilité des dieux, dans nos sociétés modernes, les principaux risques tant économiques (crises financières, fermetures d’entreprises), qu’environnementaux (réchauffement climatique) et sanitaires sont majoritairement le fait des hommes ». On peut rappeler aussi que la confiance envers les autres et les institutions politiques est fortement corrélée au niveau de revenu : plus ce niveau de revenu s’élève, plus la confiance progresse.

De nombreux facteurs peuvent être convoqués pour expliquer ces données : craintes face aux mutations technologiques, inquiétudes quant aux conséquences de la concurrence internationale, angoisses quant à la stagnation du revenu qui joue plus que jamais le rôle de réserve en cas d’aléa, alors même que les assurances sociales semblent fragilisées dans leur rôle d’amortisseur…Tous ces éléments montrent que les ressorts du mal-être français sont pluriels. Et qu’il est très inégalement réparti, notamment en fonction du niveau d’éducation.

Lire le cours de Terminale ES sur la mesure de la richesse et du bien-être :

 

Les implications politiques du mal-être français

Les auteurs exposent enfin le lien étroit qu’ils enregistrent entre le niveau de bonheur et d’optimisme des individus et leur positionnement sur le spectre politique. On peut ainsi expliquer la montée aux extrêmes dans le vote des Français au fil des élections depuis les années 2000 : les électeurs les plus malheureux se situent désormais plus souvent à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. Le point commun des électeurs du Front National, au-delà de leurs caractéristiques démographiques et socio-économiques (jeunes, classe moyenne, France périphérique), est ainsi le mal-être et le pessimisme. Les auteurs soulignent le fait qu’alors que l’extrême gauche capte davantage d’individus satisfaits de leur vie, le vote d’extrême droite décroche au début des années 2010, de telle sorte qu’elle affiche une satisfaction moyenne inférieure aux autres partis sur les deux dernières années de l’étude (2016-2017). Les électeurs situés à l’extrême droite sont ainsi les plus inquiets de l’avenir : cette donnée a pesé lourd dans les résultats de l’élection présidentielle de 2017, et pour les auteurs, « on découvre ainsi un véritable clivage entre une France pessimiste, qui a voté Marine Le Pen, et une France optimiste, incarnée par le vote pour Emmanuel Macron ». C’est ainsi au sein de l’électorat du Front National que le pessimisme quant aux perspectives économiques du pays est le plus fort : « le vote Front National n’est plus celui des classes populaires, mais des classes malheureuses et pessimistes ».

Ce pessimisme français, surtout sur les questions économiques, est-il irréversible ? C’est la question que se posent les auteurs alors même que les inquiétudes se sont cristallisées au fil des années. Ils notent pourtant un regain d’optimisme (un « choc d’optimisme ») après l’élection présidentielle de 2017, qui traverse toutes les classes de la société, surtout quant au destin collectif du pays, alors même que l’appréciation des individus sur leur avenir personnel et leur situation n’a que très peu évolué. Il est difficile de savoir si cet effet a tenu au fait que l’élection a coïncidé avec une embellie économique, ou s’il est lié au programme sur lequel le nouveau Président a été élu, fondé sur un avenir collectif meilleur, et surtout s’il sera durable…

Voir le graphique sur la corrélation entre le bien-être et le PIB par tête :

 

 

Quatrième de couverture

 

Bonheur, satisfaction dans la vie, confiance et optimisme : où en sont les Français ? II existe une spécificité française en matière de bien-être et ce livre met en lumière plusieurs paradoxes. Les Français se disent moins heureux et plus pessimistes que la plupart des citoyens des autres pays européens ; ce mal-être concerne avant tout les questions économiques ; et c'est en France que la relation entre bonheur et argent est la plus forte. Ceci vient sans doute de leur défiance vis-à-vis des institutions : ne pouvant plus compter sur elles pour organiser leur destinée collective et les protéger contre les principaux risques de la vie, les Français se replieraient sur leurs ressources personnelles. Au malheur collectif s'oppose alors un bonheur privé. Mal-être et défiance se traduisent par un processus de polarisation politique, avec la montée de l'extrême droite notamment. Lors des dernières élections présidentielles, le vote en faveur d'Emmanuel Macron ou de Marine Le Pen a marqué le clivage entre optimistes et pessimistes. Quelle que soit sa postérité, le sursaut d'optimisme du mois de juin 2017 montre que, même si l'état d'esprit des Français est si ancien qu'il finit par se confondre avec une attitude culturelle, il n'est pas pour autant irréversible.

 

Les auteurs

 

Yann Algan est doyen de l’Ecole d’affaires publiques et professeur d’économie à Sciences Po.

Elizabeth Beasley est conseillère scientifique à l’Observatoire du bien-être au CEPREMAP.

Claudia Senik est professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris.

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