Les feuilles mortes du capitalisme Chroniques de fin de cycle

Jean-Marie Harribey

L'ouvrage

Selon lui, « le capitalisme ne produit plus que des feuilles mortes », et il est désormais « en fin de cycle en quelque sorte, puisque le projet bourgeois de tout transformer en capital est invalidé ». L’auteur mobilise à la fois son expérience militante et les enseignements de l’économie politique, principalement marxiste et keynésienne, pour décrypter les causes de cet essoufflement du mode de production capitaliste. Mais son analyse se veut originale puisque l’ouvrage utilise successivement la fable, l’enquête policière, l’analyse théorique, et la poésie. Il cite d’ailleurs Carlos Ruiz Zafon en introduction d’un chapitre, selon lequel « les fables sont peut-être l’un des mécanismes littéraires les plus intéressants qu’on ait inventés. Elles nous enseignent que les êtres humains apprennent et absorbent des idées et des concepts par le biais de narrations, d’histoires, et non de leçons magistrales ou de discours théoriques ». Dans un précédent ouvrage, il avait déjà choisi le style de l’enquête policière pour déchiffrer les rouages de la dernière grande crise financière, celle de 2007, grâce aux recherches de l’inspecteur HomoAttacus, à nouveau sollicité ici pour rendre compte de la crise économique et sociale qui sévit en particulier dans la zone euro. Dans la première partie du livre, on suit ainsi ce fin limier dans les méandres de l’administration et des lieux de pouvoir politique, économique et financier en France, aux Etats-Unis et à Bruxelles, pour évoquer les décisions des Chefs d’Etat et de gouvernement, du Ministre de l’Economie français, ou bien celles de la Banque Centrale européenne dirigée par Mr. « Tricker » puis par Mr « Drigha ». Ces derniers expliquant à HomoAttacus les subtilités de la politique de taux d’intérêt et des politiques monétaires non conventionnelles, ce dernier restant par ailleurs peu convaincu par les vertus de l’orthodoxie budgétaire et la récurrente promotion des réformes structurelles défendues à Bruxelles…L’occasion pour le personnage créé par Jean-Marie Harribey d’aborder, avec une amie militante dans une association d’aide aux victimes des banques, le rôle de la création monétaire et du crédit qui donne une impulsion initiale décisive à l’investissement et à la production, et celui du circuit économique qui doit globalement garantir un équilibre, une harmonie, entre la production de masse et la consommation de masse.

Rencontre avec l’économiste en chef du FMI

Poursuivant son enquête sur la crise économique, et après avoir croisé au salon du livre d’économie les experts économiques les plus médiatiques, l’inspecteur HomoAttacus va alors rencontrer l’économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard, de passage à Paris, pour affiner sa compréhension des politiques budgétaires actuelles : il l’interroge alors de manière ingénue sur les conséquences et la logique recherchée par les politiques d’austérité, puis sur la sous-estimation par le FMI des multiplicateurs budgétaires dans le cadre de ses modèles, à l’origine d’un mauvais dosage de la régulation conjoncturelle et de conseils malheureux. Lesquelles prescriptions ont aggravé la récession dans les pays comme la Grèce, retardant d’autant le rétablissement des comptes publics, par effondrement des recettes fiscales et coupes dans les dépenses publiques (« L’indigestion provient-elle d’avoir trop mangé d’éducation et de soins ou d’avoir été sevré de recettes fiscales ? Ivresse ou déshydratation, Monsieur l’économiste en chef ? »). Jusqu’à déclencher l’ire de l’économiste en chef du FMI qui coupe court à l’entretien…Le personnage de Jean-Marie Harribey avance alors progressivement et « voit de plus en plus clair » dans l’architecture des politiques macroéconomiques européennes, résolument tournées vers la stabilité monétaire et l’orthodoxie budgétaire, désormais protégée par les Traités européens. HomoAttacus défend alors l’idée auprès de ses supérieurs et du Directeur des affaires économiques que les cures d’austérité budgétaire aggravent le mal qu’elles prétendent soigner et freinent l’activité dans la zone euro qui menace de basculer dans le cercle vicieux de la déflation. Jean-Marie Harribey étaye les analyses de son personnage tout au long de l’enquête policière par ce qu’il appelle des pièces à conviction, soit des documents statistiques et des graphiques collectés qui démontrent les dégâts de la rigueur budgétaire selon lui.

Puis HomoAttacus poursuit son enquête dans le cadre des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, où les experts (« le cercle fermé des économistes fermés ») développent presque unanimement l’idée que la France doit mettre en œuvre de profondes réformes structurelles (du marché des biens, du travail et de la protection sociale) pour doper sa compétitivité et rester dans la course face à la concurrence des grands pays émergents (soit le groupe BRICS, soit le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud). Même si, selon Jean-Marie Harribey, on y évoque timidement la nécessité de mieux réguler les marchés financiers et le secteur bancaire, on reste convaincu de la pertinence des solutions de marché et des capacités naturelles du capitalisme à s’autoréguler. Le consensus s’établit toutefois sur la volonté de mener des politiques de baisse du coût du travail, de déréglementation du marché des biens, et de dé-protection des travailleurs. Dans son rapport final, qui évoque en particulier le rôle du banquier central et de la politique monétaire, HomoAttacus retient quelques solutions pour mieux réguler le capitalisme financier : « l’euthanasie du rentier » au sens de Keynes et la répudiation des dettes publiques illégitimes, ainsi que le rejet du postulat de la neutralité de la politique monétaire (qui implique de rejeter la faute sur l’insuffisance de réformes structurelles). HomoAttacus évoque ainsi dans sa synthèse quelques faits saillants qui expliquent la crise, comme le fait que les grandes entreprises préfèrent verser des dividendes aux actionnaires qu’investir, que la Banque Centrale européenne joue uniquement le rôle de prêteur en dernier ressort en faveur des banques imprudentes (aléa moral), que les politiques d’austérité budgétaire détruisent l’activité et les chances de reprise, ou encore que les pratiques bancaires de création de produits financiers risqués ont perduré, et que les stratégies de baisse du coût du travail ne peuvent que comprimer la demande globale. En conclusion, Jean-Marie Harribey fait dire à son personnage HomoAttacus « qu’en empruntant le chemin tracé par la finance débridée, un gouvernement de gauche perdrait son âme et ouvrirait la Boîte de Pandore du capitalisme, d’où jaillirent spéculation, chômage, pauvreté, inégalités, épuisement du sol, du sous-sol et des océans, pollution de l’eau et puanteur de l’air, tandis que l’orthodoxie de la banque centrale serait préservée ». Le rapport de l’inspecteur HomoAttacus n’alla pas sans déclencher l’ire de ses supérieurs hiérarchiques et fut remisé dans un tiroir.

Chroniques de fin de cycle

Dans la deuxième partie de son ouvrage, Jean-Marie Harribey développe une critique plus directe du capitalisme dans une perspective marxiste, non sans commencer par un poème se concluant par un avertissement sur la marche de l’économie européenne et sur un mouvement social de révolte qu’il appelle de ses vœux : « la coupe est tant pleine qu’elle déborde enfin / En flots impétueux pour forcer le destin ». Il revient alors sur ce qu’il nomme les « Trente mortifères », soit la mise en place depuis 1979, dans le cadre des politiques « néo-libérales », d’un « modèle d’accumulation financière » prédateur des richesses produites par les travailleurs et l’incapacité des Etats à réguler efficacement les marchés de capitaux et les banques. Pour ces dernières il s’agirait notamment de clairement séparer les banques de dépôt et les banques d’investissement, de renforcer les ratios prudentiels et de socialiser davantage le crédit au titre du service public. Jean-Marie Harribey vilipende ici les exigences exorbitantes de rentabilité financière qui s’imposent aujourd’hui à la gouvernance des entreprises et qui conduisent à une déformation flagrante du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital et au détriment du travail. Selon l’auteur, « cela renforce la nécessité de retrouver un contrôle politique et citoyen de la monnaie et de la politique monétaire –en particulier la création de monnaie-, dont l’abandon avait été le cheval de Troie du néolibéralisme en Europe ». Reprenant Marx et sa thèse du « capital fictif », il soutient l’idée que les bulles financières ne peuvent véritablement créer de la valeur puisque seul le travail productif peut réellement le faire. De plus, le creusement des inégalités économiques et la baisse de la part des salaires dans la richesses produites a selon lui aculé les ménages à un endettement risqué. Or, les facteurs qui ont causé la crise financière internationale sont toujours à l’œuvre selon Jean-Marie Harribey et sont porteurs de nouvelles crises : « le triste spectacle de l’économie capitaliste est appelé à rebondir. On en redemande : ah ! Que la crise est jolie ! »

En matière environnementale, l’auteur fait dire, dans le cadre d’un colloque, à un autre de ses personnages, le professeur Tournesolus, que le capitalisme est en train de dévorer les ressources naturelles de la planète et d’étendre la « marchandisation » du monde à la gestion des rejets polluants (le marché des droits à polluer), et aux biens publics mondiaux. A « l’entracte » de son ouvrage, il critique violemment les propositions du MEDEF notamment en matière de réforme du système de retraites et de libéralisation du marché du travail, et les mesures décidées par le Gouvernement depuis 2012, qui vont, selon lui, dans le sens souhaité par le patronat. Après avoir évoqué des recherches récentes en économie qui tentent de mesurer le « surcoût du capital » pour la collectivité (en termes de rente financière versée aux actionnaires), il réaffirme la nécessité urgente de créer un « choc de répartition » afin de rétablir la part de la rémunération du travail dans la valeur ajoutée. Il évoque notamment la proposition de Bernard Friot de créer une « cotisation économique » (par analogie avec la cotisation sociale) qui permette de financer l’investissement productif en taxant les revenus financiers. Mais Jean-Marie Harribey se prononce plutôt en faveur d’une analyse monétaire « circuitiste », où c’est le crédit bancaire qui ouvre des débouchés à la production : c’est la raison pour laquelle il est urgent de le socialiser. Jean-Marie Harribey traite aussi de la question de la responsabilité de la mondialisation économique dans ce qu’il appelle la dégradation sociale, et rappelle le débat existant chez les altermondialistes : celui-ci oppose les partisans de la dé-mondialisation et des barrières protectionnistes en raison de l’antagonisme objectif entre l’ouvrier français et l’ouvrier chinois, et de l’autre les partisans d’une solidarité entre les classes sociales exploitées qui transcende les nations. Après avoir rappelé les termes du débat sur l’Union monétaire de l’Europe, Jean-Marie Harribey met en garde contre les inconvénients majeurs du démembrement de la zone euro, avec les risques de dévaluations à répétition et d’instabilité accrue, même s’il considère que la gestion néo-libérale de la monnaie unique a constitué un échec historique. Une monnaie commune pour la convertibilité extérieure, avec des déclinaisons nationales pour l’usage interne, pourrait selon lui constituer une solution. Mais plus fondamentalement, les peuples européens doivent s’engager, pour sortir de la crise institutionnelle, dans la reconquête de leur souveraineté démocratique, battue en brèche par une construction européenne où l’intégration économique a primé sur tout le reste. Jean-Marie Harribey évoque dans la dernière partie de son ouvrage un programme qui « attaquerait la logique même du profit actuel » : une nouvelle répartition des revenus primaires (en acceptant notamment l’idée que les fonctionnaires et les services publics créent bien de la valeur), l’établissement d’une fiscalité très progressive sur les revenus et les patrimoines, une socialisation des banques et une révision des statuts de la Banque centrale pour qu’elle prête aux Etats, un audit citoyen sur la dette publique et une annulation de sa part qui sera jugée illégitime, et l’amorce d’une véritable transition écologique (plutôt qu’une supposée croissance « verte » qui n’est autre qu’un avatar du capitalisme néo-libéral).

En conclusion, Jean-Marie Harribey pointe les contractions internes du capitalisme mondial dans sa phase présente, principalement sociales et écologiques, qui sont à l’origine de la crise, et appelle de ses vœux une accélération de l’Histoire : « prenons les choses à la racine, afin d’accélérer les choses car le capitalisme a produit ses dernières feuilles, il n’a plus de projet pour l’humanité ».

Quatrième de couverture

Le capitalisme ne proposera plus jamais de projet émancipateur pour l’humanité. Il n’a plus de fleurs et ses feuilles sont mortes. Telle est la trame de ce livre qui raconte à sa manière la crise et ses soubresauts. Dans une nouvelle enquête policière « Le parfum de la banque en noir », faisant suite au « Mystère de la chambre forte », l’inspecteur H…met au jour les mécanismes financiers qui engloutissent des milliers de milliards de dollars ou d’euros et paralysent toute évolution positive de l’économie, pendant que les gouvernements, inertes ou inféodés à la finance, se décrédibilisent en s’acharnant à imposer l’austérité à leurs peuples. On découvre alors avec ahurissement les frasques des banques privées, auxquelles le monopole de la création de monnaie a été confié, qui déversent le crédit pour servir la spéculation. Le capitalisme productiviste arrive dans une impasse : c’est la fin de partie pour les partisans de l’infinie accumulation du capital. Mais que se dessine-t-il pour l’avenir ? Reconversion énergétique, élargissement d’une sphère non marchande soustraite à l’impératif de rentabilité, un droit du travail et un partage du travail pour restreindre les prérogatives de la propriété. Ce sont quelques pistes pour sortir de la dictature de la marchandise et concevoir autrement la richesse sociale. La forme du livre alterne contes et exposés, et il fraye son chemin entre sérieux et dérision. En effet, le capitalisme, parvenu en fin de cycle, n’est-il pas affairiste et grippe-sou, avide et gaspilleur, surréaliste et terre-à-terre, scientiste et ridicule, violent et ubuesque, effrayant et pitoyable ? Pour le dépasser, il faudra un peu de raison, un brin de folie inventive, le tout embrasé par beaucoup de passion citoyenne pour la démocratie.

L’auteur

Jean-Marie Harribey est professeur agrégé de sciences économiques et sociales et ancien maître de conférences à l’Université Bordeaux IV. Il a coprésidé Attac-France de 2006 à 2009 et il préside actuellement Les Economistes atterrés. Il a déjà publié notamment L’économie économe (L’Harmattan, 1997), la Démence sénile du capital (Le Passant, 2002), Raconte-moi la crise (le Bord de l’eau, 2009), La richesse, la valeur et l’inestimable (Les liens qui libèrent, 2013).

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