Les économistes et la démocratie : qu'a-t-on appris depuis Schumpeter ?

Cahiers d'économie politique

L'ouvrage

La démocratie est un thème parfois travaillé par les économistes. Mais leurs réflexions sur ce sujet sont le plus souvent incidentes, ne traitant au détour d'une problématique plus générale que quelques aspects de la question démocratique. Depuis Schumpeter, qui est sans doute un des auteurs ayant développé les thèses les plus larges sur la démocratie et ses rapports à l'économie, les économistes n'ont pas construit de théorie globale. Le numéro des Cahiers d'économie politique tente de faire le tour des divers travaux.

Schumpeter, le choix social, le public choice : une critique économique de la volonté générale

La volonté générale, fondement philosophique de la démocratie républicaine, est supposée déterminée par des citoyens rationnels s'exprimant à travers leur vote pour désigner leurs représentants. Les trois premiers articles de la revue montrent comment les économistes combattent ce qu'ils considèrent comme un mythe, en attaquant les trois éléments que nous venons d'énoncer.


La lecture qu'ont faite Odile Lakomski et Stéphane Longuet de l'œuvre de Schumpeter est originale, en ce sens qu'elle met en lumière les éléments cognitifs de son analyse de la démocratie. Les auteurs démontrent bien ce qui sépare Schumpeter de l'école autrichienne. S'il est adepte de l'individualisme méthodologique, il ne réduit pas pour autant tous les processus à des choix individuels. Il ne nie pas l'entité collective. Son approche cognitive tend seulement à démontrer que le bien commun, vers lequel tend la volonté générale, n'est pas nécessairement ressenti à l'identique par tous les citoyens.

Il invoque, contre l'utilitarisme de la volonté générale, le romantisme et la psychanalyse, pour démontrer que les processus mentaux comprennent une part de non rationalité. Cet aspect est d'ailleurs, comme l'explique Alain Marciano dans son article, un retour à Hume et aux pères fondateurs de l'économie, beaucoup plus sensualistes que cartésiens (p. 80). Pour Schumpeter, la rationalité s'applique dans la sphère privée, et peut s'exercer de manière satisfaisante pour des questions de politique locale. Mais les problèmes nationaux et internationaux ne sont abordés par les citoyens qu'avec une rationalité affaiblie. Les deux auteurs de l'article montrent les lacunes et l'incomplétude de la théorie de Schumpeter. Mais elle permet de faire tomber le premier présupposé de la volonté générale : les citoyens ne sont pas parfaitement rationnels.


Deux articles analysent le choix social et le public choice. La théorie du choix social, qui approfondit le paradoxe de Condorcet, démonte le mécanisme du vote, en termes économiques l'agrégation des préférences. Dans une approche assez mathématique, Matthieu et Vincent Merlin montrent comment le choix social permet de remettre en cause le deuxième présupposé de la théorie, à savoir le rôle du vote dans la désignation des dirigeants . Le public choice, enfin, théorise la nécessité de règles économiques contraignantes pour les hommes politiques, supposés n'être préoccupés que par la séduction des foules et la satisfaction des préférences de ses électeurs (à la différence de l'analyse schumpétérienne, dans laquelle l'homme politique crée et structure les préférences). Au-delà de l'exposé du public choice, largement critiqué pour son impérialisme, l'article d'Alain Marciano propose de revenir aux fondements de l'économie politique pour créer un lien plus profond entre économie et politique et penser les institutions, ce que ne permet pas le public choice, qui “scientifise” la politique, selon la critique formulée par Habermas.


Ces trois contributions, complétées par celle de Jacques Sapir, permettent donc de comprendre le point de départ des économistes, qui cherchent à bâtir une approche nouvelle de la question démocratique. Sapir va plus loin, posant la question de l'antagonisme entre économie et démocratie. Les néoclassiques cherchaient à dégager des règles ayant la même valeur que la physique. "Il ne viendrait à l'idée de personne de mettre au vote la valeur de la constante de Newton", écrit Sapir pour approfondir l'inimitié des économistes pour la démocratie (p. 118). Hayek ira puiser dans Carl Schmitt pour trouver un biais soustrayant la propriété privée aux caprices du politique. Dans les deux cas, c'est bien la défiance qui l'emporte chez ces économistes vis-à-vis de la toute-puissance du politique.

La délibération repensée par les économistes

Trois articles approfondissent la conception économique de la délibération, tout en montrant ses limites. A travers le prisme des questions environnementales, Olivier Godard illustre les limites du calcul économique, particulièrement apprécié de l'administration française en raison de sa structure originellement rationnelle et centralisée. Critiqué dans son mode d'élaboration, le calcul économique est désormais confronté aux aspirations sociales des citoyens désireux d'être associés à la prise de décision. L'auteur dégage donc les nouveaux défis auxquels sont confrontés les économistes : ouvrir l'expertise à des non-experts sans pour autant perdre la qualité de l'expertise, sortir du discours pur en "co-construisant des épreuves", c'est-à-dire en associant les acteurs à la construction de la méthodologie économique, enfin construire des compromis qui tiennent comptes des "ordres de justification" très différents, par exemple entre un ingénieur de l'administration et une ligue de protection des oiseaux, dont les référents sont très éloignés.


L'article d'Yves Crozet, consacré aux rapports tumultueux du calcul économique et de la démocratie, éclaire le problème de deux exemples très significatifs, le coût du mort et le rapport au temps. Le calcul économique considérait en effet que les installations de sécurité routière étaient non rentables, compte tenu du coût socioéconomique du mort. Mais celui-ci ayant beaucoup augmenté ces dernières années, elles sont désormais rentables. De même, les économistes ont dû minorer le facteur temps dans leur calcul sur la rentabilité des modes de transport urbain type tramway, les passagers accordant moins d'importance à la rapidité. L'auteur, tout en tenant compte des critiques formulées à son encontre, défend le calcul économique, pour peu qu'il soit flexible et modernisé.


Guillaume Hollard présente l'état des recherches économiques sur la délibération. Celles-ci se heurtent à des obstacles de taille, portant sur la valeur du langage, les conditions matérielles de la justice, et sur l'évolution des préférences au fil de la délibération. C'est en effet le but de la délibération que de faire évoluer les préférences personnelles. Mais le calcul économique comme le public choice ne fonctionnent que dans un cadre de préférences figées. Des recherches contemporaines tentent de surmonter ces obstacles.

Le nécessaire recours aux autres sciences sociales

Les économistes butent sur l'aspect délibératif de la démocratie, qui est un de ses aspects essentiels. C'est que la délibération comporte une dimension non économique, qu'il faut donc appréhender au travers d'autres disciplines.


Francis Chateauraynaud part de l'analyse classique de l'argumentation, interne (force des arguments fondés sur le langage ou le raisonnement) ou externe (force du statut personnel des tenants d'une position, ou à la situation d'énonciation). Il utilise cette grille de lecture pour analyser les débats sur les questions de société, par exemple l'usage du nucléaire. Les débats publics sont de plus en plus nombreux, malgré l'opposition posée par les instances de décision entre démocratie représentative et démocratie délibérative. La sociologie tendrait à montrer qu'il existe un lien entre les conditions de genèse des arguments et le contenu de la prise de position. L'auteur avance toutefois avec prudence sur ce terrain, attendant les résultats d'enquêtes sociologiques en cours.


Alban Bouvier s'intéresse à l'enquête sociologique réalisée sur un débat public autour d'un projet d'EDF. Il base son analyse sur les systèmes de justification de Boltanski et Thévenot. Les justifications éthico-politiques des participants (logiques à l'œuvre) sont découpées en six catégories. Bouvier ne conteste pas cette catégorisation, mais cherche dans son article à l'étendre à d'autres formes de justification. La dimension épistémologique du débat (véracité des arguments de l'autre partie) peut encore entrer dans les catégories des sociologues. Mais il manque, selon Bouvier, une dimension cognitive. Celle-ci peut "lourdement grever le débat, créant une sorte de prédisposition à refuser des arguments avancés par les interlocuteurs, à maintenir sans raisons ceux que l'on possède ou à affaiblir les effets des uns et des autres".


Les autres sciences sociales apportent donc un éclairage nécessaire à l'analyse de la délibération en tant que processus démocratique.

Cet ouvrage offre donc un panorama assez complet du rapport entre économie et démocratie. L'introduction de Guillaume Hollard est précieuse, car elle concrétise le lien entre chaque contribution. Reste que ces articles sont tous assez techniques et souvent difficiles à pénétrer, du fait d'une écriture aride et d'une mise en page austère. Ces difficultés surmontées, on y trouvera les fondements d'une réflexion encore à approfondir de la part des économistes.

Les auteurs

  • Guillaume Hollard est enseignant-chercheur à l'Université de Marne-la-Vallée, rattaché au laboratoire organisation et efficacité de la production.
  • Odile Lakomski et Stéphane Longuet sont enseignants-chercheurs à l'Université de Picardie, rattachés au Centre de recherche sur l'industrie, les institutions et les systèmes économiques d'Amiens (CRIISEA)
  • Matthieu Merlin est enseignant à l'Université de Cergy-Pontoise, au laboratoire Théorie économique, modélisation et application (THEMA)
  • Vincent Merlin , chercheur au CNRS, Université de Caen, Centre de recherche en économie et management (CREM)
  • Alain Marciano est enseignant à l'Université de Reims-Champagne-Ardenne et à l'Institut d'économie publique.
  • Guillaume Cheikbossian est enseignant à l'Université de Montpellier, laboratoire LEAC-LASER, et à l'Université de Toulouse (GREMAQ)
  • Jacques Sapir est directeur d'études à l'EHESS
  • Olivier Godard est directeur de recherche au CNRS, professeur à l'Ecole polytechnique
  • Yves Crozet est professeur à l'Université de Lyon II, Directeur du laboratoire d'économie des transports
  • Francis Chateauraynaud enseigne à l'EHESS
  • Alban Bouvier enseigne à l'Université d' Aix-Marseille I / Laboratoire Jean Nicod

Mots-clé

Démocratie, délibération, public choice, social choice, Schumpeter, électeur et agent économique.

Sommaire

Guillaume Hollard , Présentation
Odile Lakomski, Stéphane Longuet, Une approche subjectiviste de la démocratie : l'analyse de J. A. Schumpeter
Matthieu Merlin, Vincent Merlin , Les apports de la théorie du choix social pour l'analyse de la démocratie
Alain Marciano , Repenser l'économie du politique à partir de l'économie politique
Guillaume Cheikbossian , (Sous-)développement institutionnel, anarchie, crime et trappes à pauvreté dans les sociétés post-communistes
Jacques Sapir , L'économie est-elle une anti-politique
Olivier Godard , Autour des conflits à dimension environnementale : évaluation économique et coordination dans un monde complexe
Yves Crozet , Calcul économique et démocratie : des certitudes technocratiques au tâtonnement politique
Guillaume Hollard , La délibération dans la théorie économique
Francis Chateauraynaud , Invention argumentative et débat public. Regard sociologique sur l'origine des bons arguments.
Alban Bouvier , Dimensions axiologique, épistémologie et cognitive de la délibération publique.
 

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements