Les apprentis sorciers, quarante ans d'échec de la politique économique française

Marie-Paule Virard, Patrick Artus

Keynes plutôt que Schumpeter

Rivés sur le temps de la bataille politique et du court terme, les dirigeants qui se sont succédé ont sacrifié les efforts à long terme indispensables pour investir, élever la productivité globale des facteurs et miser sur la recherche & développement (R&D) : « les hommes politiques devraient se préoccuper de l’avenir de la prochaine génération. Ils se contentent en général de préparer la prochaine élection, le court terme plutôt que l’avenir des générations futures ». Les gouvernements de droite comme de gauche ont mis en œuvre des stratégies macroéconomiques anesthésiantes qui ont repoussé l’action nécessaire et volontariste sur les structures de l’économie, certes douloureuse et risquée politiquement. Mais « comprendre et admettre les erreurs du passé, c’est en effet déjà décider de se donner les moyens de changer, c’est retrouver le goût de l’avenir ».

A partir de 1973 et du premier choc pétrolier (« un grand cygne noir sur l’économie mondiale »), les diagnostics erronés des gouvernants français sur la nature des problèmes auxquels l’économie française était véritablement confrontée se sont accumulés : ces chocs d’offre, marqués par une hausse des coûts de production et une baisse de la profitabilité des entreprises se sont accompagnés d’une réponse en termes de politique conjoncturelle alternant relance et rigueur monétaire et budgétaire, sans empêcher une accélération vive de l’inflation. Par ailleurs, les salaires réels ont ainsi continué à croître plus vite que la productivité (hausse du SMIC et des charges sociales) et ont pesé sur le taux de marge des firmes et donc sur leurs capacités d’investissement et d’innovation. Ainsi, en 1981, la relance par la consommation (à nouveau) bute sur l’écueil de la contrainte extérieure (tandis que les autres pays développés s’engagent dans une politique de rigueur), le manque de compétitivité et le sous-investissement : l’appareil productif français ne peut alors faire face à la hausse de la demande. L’inflation s’accélère et les importations augmentent, ce qui entraîne une augmentation rapide du déficit extérieur et pousse le gouvernement à dévaluer plusieurs fois le franc. Après le tournant de la rigueur et le changement de cap de la politique économique française dès 1983, la priorité devient l’inflation targeting (le ciblage de l’inflation) et la désinflation compétitive, sensée permettre de restaurer les marges des entreprises, les inciter à investir, et doper la compétitivité à long terme des produits français sur les marchés internationaux.

Dans le champ de la théorie économique, les économistes de la supply side economy, conseillers de Ronald Reagan aux Etats-Unis, popularisent l’idée qu’un niveau trop élevé d’impôt décourage l’activité économique et réduit les recettes fiscales. Si les résultats de cette stratégie de réductions d’impôts ont été mitigés (puisque les déficits et la dette fédérale ont explosé au début des années 1980), ces travaux ont toutefois eu le mérite de montrer que la politique fiscale, non seulement influence les comportements économiques et les anticipations, mais peut à un certain niveau d’impôt produire des effets désincitatifs. Or cette idée reste toujours d’actualité puisque dans une économie globalisée  où le capital se déplace librement et où la concurrence est forte, le niveau (relatif) de la fiscalité sur les revenus et les patrimoines peut avoir un impact notable sur les comportements individuels (ménages, entreprises).

Dès lors les auteurs constatent que le laxisme monétaire et budgétaire des années 1970 a laissé filer l’inflation et légitimé la mise en œuvre de politiques conjoncturelles désinflationnistes durant les années 1980 qui ont durablement freiné la croissance économique. Il se produit alors un phénomène de fiscal dominance en matière de politique économique : en effet, la politique monétaire se trouve dans les années 1980 subordonnée à la politique budgétaire puisque le creusement des déficits budgétaires sous l’effet de la politique de relance et le gonflement de la dette publique poussent la politique monétaire expansionniste à compenser par une création monétaire excessive qui s’avère rapidement inflationniste et créatrice de déséquilibres. Face à la crise de 2008, c’est d’ailleurs ce qu’ont décidé les pays développés après la phase des plans de relance : la rigueur budgétaire se conjugue aujourd’hui à des politiques monétaires très accommodantes. Or ce type de « policy-mix » peut hélas fournir la matière première aux bulles spéculatives (sur les actifs financiers, les matières premières, les métaux précieux) et à l’instabilité financière. Mais la France paie aujourd’hui encore les années perdues au cours desquelles l’adaptation et la modernisation de l’appareil productif français ont été négligées.

Maastricht ou les infortunes de la vertu

Durant les années 1990, les efforts monétaire et budgétaire d’assainissement des finances publiques pour respecter les critères inscrits dans le traité de Maastricht (ratifié en 1992) engendrent une croissance « molle » et un niveau élevé des taux d’intérêt réels qui décourage l’investissement et l’effort de R & D dans le cadre de la préparation à l’Union économique et monétaire (UEM). Dès lors, la France va connaître un sous-investissement chronique et un décrochage de la productivité globale des facteurs (PGF). Patrick Artus et Marie-Paule Virard rappellent alors que le chiffre de 3% du PIB en matière de déficit public maximum, devenu la référence ultime des textes européens, a été inventé de manière anodine par un haut fonctionnaire français à la demande de François Mitterrand, même si ce chiffre ne repose sur aucun fondement scientifique solide (« une règle d’or qui se transforme en plomb »). Hélas, le freinage de la croissance économique va aggraver l’écart de compétitivité de la France avec ses principaux partenaires européens et la politique du franc fort, en l’absence de réévaluation du deutschemark à l’époque, va se traduire par une élévation des taux d’intérêt réels qui va inciter les firmes au désendettement et aux placements financiers plutôt qu’à l’investissement productif créateur de nouveaux emplois.

Plutôt que de réduire les dépenses publiques, les gouvernements vont multiplier les tours de vis fiscaux pour tenter d’enrayer la détérioration des finances publiques, lesquels vont encore peser sur la croissance du PIB : en effet, « sur le long terme, l’évolution du revenu réel d’une nation dépend de l’accumulation du capital physique et intellectuel et des efforts de productivité de la force de travail ». Or un niveau élevé de prélèvements obligatoires peut freiner l’incitation à créer des richesses et décourager l’esprit d’entreprise.

Les auteurs rappellent pourtant que certains pays comme la Suède, le Canada ou la Finlande ont su mener des réformes courageuses pour réformer l’Etat, rénover le dialogue social, réduire le poids des dépenses publiques, sans nuire à la qualité du service public et de la protection sociale. Le désendettement de l’Etat a été obtenu ainsi que le retour de la croissance et la baisse du taux de chômage grâce à un train de mesures de redressement structurel (maîtrise des dépenses publiques, effort d’innovation et d’éducation, amélioration de la compétitivité). En France les dépenses publiques pèsent ainsi 56% du PIB en 2011 contre 45% en Allemagne : or l’analyse montre que la baisse des dépenses publiques est moins coûteuse en termes de croissance et d’emploi que la consolidation fiscale.

Le décrochage de la compétitivité française

Les erreurs de politique économique en France durant les années 1990 (une « décennie perdue ») vont lourdement peser sur les performances macroéconomiques des années 2000 : faiblesse du niveau de gamme de la production, vieillissement du capital et recul du progrès technique, accompagnés d’une perte de parts de marchés et d’une importante désindustrialisation (à l’image du décrochage de la construction automobile française dont la production a chuté de 24% entre 2007 et 2011 avec de nombreuses délocalisations à la clé).

Les auteurs notent ainsi que depuis 1995 les capacités de production françaises ont progressé de 10% seulement (35% en Allemagne) et, depuis dix ans, elles ont même commencé à se réduire, tandis que la part de l’industrie (hors construction) dans la valeur ajoutée nationale plongeait de 18% au tournant du siècle, à un peu plus de 12,5% en 2011, ce qui situe désormais la France à la quinzième place ( !) parmi les dix-sept pays de la zone euro (en trente ans la France a ainsi perdu environ trente millions d’emplois industriels). Depuis le début des années 2000, la part de marché de la France dans le commerce mondial n’en finit plus de céder du terrain. Pourtant, posséder un secteur industriel suffisamment important est nécessaire pour plusieurs raisons : l’industrie, en tant qu’activité structurante, reste le cœur des gains de productivité, elle consomme des services, verse des salaires élevés et contribue à éviter les crises de balances des paiements en renforçant le commerce extérieur.

Or, face au choc que constitue l’entrée dans la concurrence mondiale des pays émergents, la France doit impérativement remuscler son industrie, monter en gamme, doper la compétitivité hors prix et différencier ses produits pour vendre à des prix élevés plutôt qu’à des prix faibles peu rémunérateurs pour les firmes. Les pouvoirs publics devront ainsi agir plus profondément sur les structures du marché du travail afin de le rendre plus performant : en période de crise conjoncturelle, les salaires doivent pouvoir s’ajuster à la baisse si les cotisations sociales augmentent. Or les salaires français demeurent rigides à la baisse et ont continué d’augmenter pour les « insiders » malgré la crise en 2008, ce qui a grevé les coûts de production des entreprises. Pour éviter de perdre trop de parts de marché, les entreprises françaises ne répercutent pas cette hausse des coûts sur leurs prix de vente mais acceptent une érosion de leurs marges et investissent insuffisamment pour préparer l’avenir. D’autant que la gouvernance actionnariale les contraint à maintenir une part élevée pour les dividendes versés aux propriétaires du capital. Selon les auteurs, la France a souvent confondu stratégie de montée en gamme et développement de quelques niches très pointues (TGV, aérospatiale, nucléaire) alors que l’Allemagne s’est attachée à faire monter en gamme l’ensemble de l’industrie, sous l’impulsion d’un tissu de PME innovantes et dynamiques. Hormis quelques réussites ponctuelles comme la tablette tactile QOOQ, l’essentiel du marché de cet outil, qui sera demain un vecteur majeur de transmission du savoir (éducation, culture et information), est aujourd’hui accaparé par les Etats-Unis et la Chine, et la France ne produit plus de grandes entreprises innovantes depuis quarante ans.

Sortir du piège

Le décrochage de la France en matière de production industrielle, de progrès technique et de performances de son système éducatif, constituent de très mauvaises nouvelles pour la croissance potentielle, dont le redressement s’avère pourtant indispensable pour soutenir le niveau de vie des Français, sauvegarder le système social (notamment les retraites) et assurer le remboursement de la dette. Si pour l’heure, la France s’endette à un coût relativement modique sur les marchés de capitaux et si les investisseurs étrangers apprécient les titres de la dette publique hexagonale, il ne faudrait pas pour autant négliger les insuffisances structurelles de son modèle : les auteurs évoquent un phénomène de debt overhang qui menace la France, lorsque l’excès d’endettement public d’un pays déprime l’investissement, ce qui déprime la croissance potentielle, ce qui perpétue l’endettement. Pour sortir du piège et réinventer le modèle français dans la mondialisation, Patrick Artus et Marie-Paule Virard proposent une série de pistes pour agir, enrayer l’affaiblissement de l’appareil productif, et réduire le chômage structurel qui mine le tissu social : revoir le mode de formation des salaires pour qu’il puisse réagir à la position de l’économie dans le cycle, améliorer l’efficacité de l’Etat, réformer le système éducatif afin d’améliorer l’employabilité des jeunes, améliorer les règles de la concurrence sur le marché des biens et favoriser la recherche & développement, miser sur l’esprit d’entreprise et l’innovation, la culture scientifique et technique, en finir avec les politiques centrées sur la demande et mener de véritables stratégies basées sur l’offre productive, et mieux prendre en compte les inégalités générationnelles (entre « jeunes » et « séniors »).

Quatrième de couverture

Les fermetures d’usines et les licenciements se multiplient. Le chômage est au plus haut, la croissance cale et 2013 s’annonce comme une nouvelle année de difficultés et d’inquiétudes pour les Français. Cette dégradation de la situation économique et sociale qui, aujourd’hui, semble irrésistible, vient de loin. La France paie quarante années de politique économique sans vision et les Français leur refus de s’adapter aux mutations qui emportent le monde dans un bouleversement sans précédent. Cette incapacité à affronter le réel, c’est la malédiction française. Impossible pourtant d’espérer sortir de la crise sans comprendre d’abord l’enchaînement des évènements, sans décrypter les erreurs de politique économique accumulées depuis le premier choc pétrolier. De Valéry Giscard d’Estaing à François Hollande, les auteurs ont voulu refaire le parcours de nos apprentis sorciers nationaux pour mieux faire le tri entre les vraies pistes et les faux semblants, les urgences et les illusions. Pour proposer aussi les réformes plus que jamais indispensables à la modernisation du modèle français.

Les auteurs

  • Patrick Artus est directeur de la recherche chez Natixis, professeur à l’université Paris I Panthéon Sorbonne, et membre correspondant du Conseil d’Analyse économique auprès du Premier ministre.
  • Marie-Paule Virard est journaliste économique. Elle a notamment publié avec Patrick Artus Le capitalisme est en train de s’autodétruire et la France sans ses usines.

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