L’entreprise post-RSE : A la recherche de nouveaux équilibres

Félix Torres

L’ouvrage

Pour faire avancer la réflexion sur l’entreprise, l’Institut de l’Entreprise a consulté les Français au travers d’un sondage Elabe, publié en janvier 2018. Un deuxième volet de réflexion a consisté à mener une enquête avec l’historien Félix Torres visant à interroger les décideurs et tous ceux qui influencent l’économie, à savoir les dirigeants d’entreprises, les actionnaires et les investisseurs, les économistes, sur la finalité du rôle de l’entreprise. L’entreprise post-RSE a ainsi demandé plus d’un an de travail, la réalisation d’une dizaine d’entretiens, plusieurs voyages internationaux. Le résultat fait apparaître les contours d’un nouvel âge de l’entreprise, au-delà de l’étape de transition qu’a pu représenter la Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE).

Lire le fait d’actualité « A quoi sert l’entreprise ?

Les trois grandes étapes de l’évolution de l’entreprise

L’entreprise patrimoniale du XIXème siècle est celle de la première révolution industrielle, dans laquelle celle-ci appartient majoritairement à un entrepreneur ou à une famille (capitalisme familial). Le lien social entre les acteurs est fort au sein d’entreprises paternalistes qui fonctionnent selon un modèle communautaire, et le rôle de l’Etat est asses faible et limité. Si le capitalisme familial est caractéristique du XIXème siècle, on peut toutefois faire observer qu’il concerne encore aujourd’hui de nombreuses entreprises, transmises ou créées par les entrepreneurs actuels.

La grande entreprise familiale et manageriale correspond à la deuxième révolution industrielle, apparue aux Etats-Unis à la fin du XIXème siècle, et qui a dominé le XXème siècle jusqu’aux années 1970, dissociant la propriété des entreprises et leur gestion par des managers professionnels. Le lien social, présent au sein de l’entreprise, s’intègre aussi dans le cadre du Welfare State avec la distribution négociée des fruits de la croissance et de la productivité, la montée des assurances sociales et des dispositifs de retraite. Le passage de l’entreprise familiale à l’entreprise fordiste (du nom d’Henry Ford qui a mis en place dans les années 1910 un système de gestion reposant sur la rationalisation du travail et une meilleure rémunération des ouvriers) procède d’une nouvelle phase du capitalisme reposant sur les mutations techniques de la deuxième révolution industrielle, l’essor de la consommation de masse et l’émergence de grandes entreprises qui « internalisent » en leur sein le marché pour produire les biens de masse nécessaires. Dans cette gouvernance, les actionnaires s’effacent de la gestion des entreprises, devenant de simples rentiers sans influence sur les conseils d’administration et les assemblées générales. Ce nouveau capitalisme a été théorisé la première fois par Adolf Berle et Gardiner Means dans les années 1930 (The Modern Corporation and Private Property), un peu plus tard par James Burnham dans L’ère des organisateurs  qui évoque la bureaucratisation des sociétés modernes, et également par John Kenneth Galbraith avec sa réflexion sur la constitution d’un système industriel contrôlé par la technostructure des managers qui agit au détriment des actionnaires (Le nouvel Etat industriel).

L’entreprise actionnariale prend son essor dans les années 1980-1990, correspondant aux mutations provoquées par la crise de 1973-1974 et l’avènement de ce que l’on a appelé la société post-industrielle. Ce nouveau modèle, théorisé par Milton Friedman dans les années 1970, repose sur la création de valeur destinée principalement aux actionnaires, d’où un remodelage systématique des activités de l’entreprise sur le cœur du métier, et des activités périphériques qui sont cédées ou externalisées dans le cadre de chaînes de valeur désormais étendues à l’échelle mondiale. L’entreprise actionnariale a souvent mauvaise presse parce qu’elle est concomitante d’une crise du lien social dans laquelle elle se recentre sur son strict cadre financier, économique et productif, et dans lequel le rôle social de la puissance publique est lui aussi remis en question (reformulation du Welfare State). Toutefois, il ne faut pas attribuer à l’entreprise actionnariale tous les dysfonctionnements du capitalisme. La crise du fordisme est en effet apparue dès la fin des années 1960, née d’un essoufflement de la grande entreprise taylorienne, et plus généralement des difficultés connues par un mode de régulation de l’économie désormais inefficace. D’ailleurs, comme le rappelle Michel Pébereau, Président d’honneur de l’Institut de l’Entreprise et ancien Président de BNP Paribas, la crise des années 1970 a permis l’émergence d’une nouvelle culture d’entreprise, dans laquelle l’objectif de celle-ci est avant tout d’optimiser la profitabilité des entreprises, et c’est cette nouvelle dynamique qui a permis de poursuivre la modernisation de l’économie et de faire apparaître des grands groupes qui sont parmi les leaders mondiaux dans bon nombre de secteurs  d’activité.

Aujourd’hui, le capitalisme actionnarial semble céder le pas devant l’émergence d’un nouveau type d’entreprise basé sur un meilleur partage de la valeur au sein de l’écosystème formé par ses parties prenantes (stakeholders). C’est le sens du débat actif sur l’élargissement de son objet social et de ce que certains appellent la « Société à objet social étendu » (SOSE).

Lire le chapitre du programme des classes préparatoires « Entreprise et organisations »

L’ émergence de la RSE

L’émergence de la RSE va de pair avec l’apparition du concept de « parties prenantes » né il y a une trentaine d’années outre-Atlantique. L’auteur du terme, R. Edward Freeman, l’a forgé en 1984 en réaction à l’hégémonie croissante de la théorie du shareholder  (actionnaire), appelant à prendre en compte l’existence de stakeholders (parties prenantes). Si le caractère vague de la notion de « parties prenantes » et ses ambiguïtés a été vite souligné (Comment circonscrire les contours des parties prenantes dans et en dehors de l’entreprise ? Toutes les parties prenantes se valent-elles ?), cette notion permet tout de même de dépasser la vision antagoniste de l’entreprise comme une organisation composée de groupes sociaux aux intérêts irréconciliables, pour promouvoir plutôt sa dimension relationnelle, comme une institution qui fédère les différents groupes qui la constituent (à l’interne), et qui l’entourent (à l’externe).

Lire la note de lecture « La responsabilité sociale de l’entreprise »

A l’extérieur, la notion de parties prenantes renvoie à l’écosystème qui entoure l’entreprise. Une entreprise dépend de l’environnement économique et social dans lequel elle évolue. En ce sens, la notion de Business Ecosystem (écosystème d’affaires) introduite par James Moore en 1996 (The Death of Competition. Leadership and Strategy in the Age of Business Ecosystem) permet de comprendre que l’entreprise ne peut réussir durablement en négligeant son impact sur le ou les territoires qui l’entourent, ouvrant ainsi la voie à une approche écologique de son action telle qu’elle a pu être incarnée par exemple par la Commission européenne (« Promouvoir un cadre européen pour la responsabilité sociale des entreprises », Livre vert, 2011).

Enfin, l’affirmation de l’existence de parties prenantes conduit à une réflexion sur la gouvernance de l’entreprise. Faut-il ériger le travail, à côté du capital, comme partie constituante de l’entreprise ? L’entreprise peut-elle devenir un bien commun ? Dans ce cas, on pourrait sortir d’une logique de « privatisation du monde » pour retrouver la vérité selon laquelle le profit n’est qu’un moyen au service d’une fin qui demande à être débattue de manière démocratique. Cependant, si la réémergence de la notion de « communs » conduit à juste titre à renforcer le nombre d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises, il faut se garder des propositions visant à « communaliser » les organisations privées. En effet, comme le souligne bien Jean Tirole (Economie du bien commun, 2016), un mode de gestion favorisant les salariés en leur donnant le pouvoir de décision risque fort de se retourner contre eux.

Lire la « Contribution au plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises", France stratégie 2018

La nouvelle entreprise post-RSE

Tant que la RSE est perçue comme une mesure correctrice d’une organisation qui demeure par essence friedmanienne, elle traduit la persistance d’un risque de décalage entre la stratégie affichée par les entreprises et sa stratégie réelle, décalage dont les acteurs sociaux ne sont pas forcément dupes. L’entrée dans l’ère post-RSE exige qu’une nouvelle évolution surgisse chez ceux qui donnent à l’entreprise son impulsion fondatrice, qui composent son ADN juridique et qui apportent une grande partie des ressources nécessaires à son développement, à savoir les actionnaires. C’est ce que proposent Olivier Hart et Luigi Zingales (« Serving Share Doesn’t Mean Putting Profit Above All Else », Harvard Business Review, octobre 2017) avec le concept de shareholder welfare, que l’on peut traduire par « intérêt élargi de l’actionnaire », intérêt élargi que l’entreprise devrait chercher à maximiser plutôt que de s’en tenir à la valeur actionnariale (shareholder value). Le point de départ de Hart et Zingales est que les préoccupations des actionnaires ne se réduisent pas à l’argent. Puisque ceux-ci se soucient dans leur vie privée de la bonne santé de la société, pourquoi ne souhaiteraient-ils pas que les entreprises dans lesquelles ils investissent agissent de même ? Dans ces conditions, il n’y a aucune raison pour que les conseils d’administration poursuivent exclusivement une logique d’accroissement du profit, et d’accroissement de la valeur du portefeuille des actionnaires, pour servir plutôt l’intérêt élargi évoqué plus haut.

La notion de performance globale de l’entreprise s’intègre également dans ce renouveau conceptuel. C’est ainsi que Michael Porter et Mark R. Kraemer ont montré comment une grande firme pouvait intégrer la RSE à sa stratégie, avec le concept de shared value que l’on traduit par valeur partagée (« Strategy and Society : The Link Between Competitive Advantage and Corporate Social Responsability », Harvard Business Review, décembre 2006). Selon ces deux auteurs, le but premier de l’entreprise doit être redéfini désormais et viser  une création de valeur partagée, et non une simple recherche du profit. En appréhendant de manière différente ses produits et ses marchés, en redéfinissant ses chaînes de valeur, l’entreprise accroît ses performances tout en gagnant en légitimité.

Ces préoccupations théoriques se retrouvent dans les entretiens menés par Félix Torres et Paul Allibert avec de nombreux responsables d’entreprises. Par exemple, Jean-Paul Agon, PDG de L’Oréal, n’hésite pas à dire que « les entrepreneurs  doivent devenir les acteurs du bien commun », et à évoquer une « valeur globale, c’est-à-dire une valeur pour tous ». De même, dans la sphère de la finance, on assiste à une montée en puissance des investissements ISR (Investissement socialement responsable), élargis aux critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) promus par les Objectifs du développement durable (ODD) votés par les Nations-Unies en septembre 2015. Evoquant la notion de « capital responsable », Patrick Odier, président du conseil d’administration et associé-gérant senior du groupe de gestion d’actifs suisse Lombard Odier fait observer que « le capital doit prendre en compte ce qui préoccupe la société ». Dans ces conditions, l’objectif de la finance est «  d’obtenir, quelle que soit la classe d’actifs concernés, le même rendement que celui qui est obtenu sans prendre en compte les standards sociaux et environnementaux ». De manière générale, tous les autres interviewés témoignent aujourd’hui de l’existence de conseils d’administration plus proches des parties prenantes, de salariés qui sont de plus en plus pris en compte, et de la nécessité de donner un accès direct aux réflexions des parties prenantes, au-delà de leur représentation par des corps intermédiaires (syndicats, fédérations,….).

Lire la note de l’Institut de l’Entreprise « A quoi servent les entreprises ? »

Conclusion

L’entreprise a-t-elle pour unique responsabilité d’accroître ses profits ? S’il ne faut pas minimiser l’apport décisif du modèle de l’entreprise actionnariale à la modernisation des sociétés occidentales depuis la fin des années 1970, il n’en reste pas moins que ce modèle est en train de céder la place à une nouvelle forme d’organisation des activités productives. Les démarches de Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) se prolongent maintenant avec un nouveau type d’entreprise « post-RSE », bâtie sur l’idée que celle-ci doit certes créer de la valeur économique, mais aussi intégrer les objectifs de la RSE à sa raison d’être. Comment nommer ce type d’entreprise qui sera sans doute le prochain modèle dominant d’un capitalisme renouvelé ? En l’absence d’un consensus sur le terme à adopter (L’entreprise intégratrice ? L’entreprise contributive ? L’entreprise de la performance globale ?), Paul Allibert, dans sa postface au livre, propose de s’en tenir pour le moment à l’expression d’entreprise post-RSE, puisqu’après tout c’est la chose qui compte plus que le mot, et que ce qui importe maintenant, c’est de faire vivre ce modèle d’entreprise focalisé sur la recherche de la performance globale et un meilleur équilibre entre les parties prenantes.

Quatrième de couverture

La question de la finalité de l’entreprise est de plus en plus présente dans le débat public. La conception néolibérale selon laquelle « la seule responsabilité sociale de l’entreprise est d’augmenter ses profits » ne suffit plus à fédérer les multiples parties prenantes qui l’environnent (salariés, clients, territoires, etc.). Contesté par des citoyens-consommateurs de plus en plus exigeants, le capitalisme cherche à se renouveler.

Alors que les apports de la Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) n’ont pas suffi à ramener de la sérénité autour du capitalisme actionnarial, l’enjeu est désormais d’entrer dans l’ère post-RSE, non pas en se détournant de celle-ci mais en l’intégrant de manière plus native à la stratégie réelle de l’entreprise. Des deux côtés de l’Atlantique, émerge l’idée d’un « intérêt élargi de l’actionnaire », en vertu duquel les entreprises doivent se (re) donner une « raison d’être » débouchant sur une création de valeur qui dépasse le seul profit et soit mieux partagée entre les parties prenantes.

De nombreux dirigeants d’entreprises, actionnaires, investisseurs et économistes ont contribué à cette étude menée avec l’historien spécialiste des entreprises Félix Torres. L’auteur replace ce débat dans son contexte historique, dresse un état des lieux des réflexions les plus récentes et identifie les inflexions actuellement à l’œuvre dans la conception et la gouvernance des entreprises. Véritable mise à jour des convictions partagées et discutées au sein de l’Institut de l’Entreprise, ce travail donne à comprendre, au-delà des questions suscitées par la nécessaire émergence d’un capitalisme repensé, les préoccupations de dirigeants attachés à restaurer la confiance dans l’entreprise.

L’auteur

Félix Torres est historien spécialiste des entreprises. Il est notamment auteur pour le compte de l’Institut de l’Entreprise de L’intelligence de l’entreprise. 40 ans de réflexion patronale en France (Paris, Manitoba/les Belles lettres, 2015) et de L’entreprise pour qui ? Pour quoi ? (rapport Institut de l’Entreprise, novembre 2017). Il a aussi publié en collaboration Un siècle de réformes sociales. Une histoire du ministère du travail (Paris, La Documentation française, 2006) et dirigé avec Jacques Chaize Repenser l’entreprise. Saisir ce qui commence (Paris, le cherche midi, 2008).

Lexique

Intérêt élargi de l’actionnaire : Traduction du concept de « shareholder welfare », élaboré par Olivier Hart et Luigi Zingales, faisant référence à l’élargissement des objectifs des actionnaires, qui ne se limitent plus au profit, mais intègrent aussi des objectifs sociaux et environnementaux.

Modèle shareholder : Modèle de gouvernance qui a pour but d’accroître la rentabilité des entreprises, dans la perspective de privilégier l’intérêt des actionnaires.

Modèle stakeholder : Modèle de gouvernance qui énonce que la création de valeur ne passe pas seulement par la maximisation de la valeur actionnariale. L’entreprise, en plus d’un objectif de rentabilité, prend des décisions conformes aux intérêts des parties prenantes.

Parties prenantes : Ensemble des acteurs qui ont un intérêt aux activités de l’entreprise. Ce sont non seulement les collaborateurs, mais aussi les fournisseurs, les clients, les pouvoirs publics, les associations, les syndicats,….

Performance globale : La performance globale est un concept qui énonce que l’efficacité d’une entreprise ne dépend pas seulement de ses compétences propres (fabrication, marketing,…..), mais aussi d l’impact qu’elle a sur son environnement (infrastructures, éducation, santé, recherche,….).

RSE : Responsabilité sociale ou sociétale des entreprises. Idée selon laquelle les entreprises doivent intégrer les préoccupations sociales et environnementales dans leurs activités, en liaison étroite avec l’ensemble des parties prenantes.

Valeur partagée : Concept mis en relief par Michael Porter, selon lequel les entreprises doivent accorder la même importance à l’impact social et environnemental de l’entreprise qu’à son rendement financier. La création de valeur dépasse alors le cadre étroit de l’entreprise pour concerner l’ensemble de son écosystème.

 

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