Le théorème du lampadaire

Jean-Paul Fitoussi

L'ouvrage

Selon l’auteur, la déraison économique semble avoir gagné les esprits : « tout est donc déraisonnable dans ce qu’il advient du monde aujourd’hui : le niveau d’inégalité, celui du chômage, la masse des carrières interrompues, le nombre étonnant de celles qu’il est impossible d’entamer, de celles qui s’échouent à quelques années de la retraite, l’énormité des fortunes accumulées, l’obscénité de certaines rémunérations, l’insécurité généralisée dans les pays riches » . Comment en est-on arrivé-là ? Dans un monde où la concurrence et les égoïsmes l’emportent sur la coopération, nous sommes à l’image de cette personne qui cherche ses clefs sous un lampadaire non pas parce qu’elle les a perdues là, mais parce que c’est le seul endroit éclairé de la rue : il est de notre responsabilité de déplacer nos lampadaires et de porter notre attention sur les véritables phénomènes qu’il convient d’analyser, alors que les idées et les concepts qui nous guidaient jusque là ont été inopérants. Nos métriques semblent dépassées et il est plus que jamais nécessaire de redéfinir nos priorités de politique économique : longtemps les gouvernements ont braqué les projecteurs sur la priorité donnée à la stabilité des prix et à la théorie des marchés concurrentiels pour guider leur action, mais il est temps aujourd’hui de tirer les enseignements des limites de ces doctrines et d’accepter le fait que la crise est aussi une crise de la science économique. Jean-Paul Fitoussi défend l’idée que les théories et les doctrines qui président à nos actions, et déterminent quels moyens mettre en œuvre pour atteindre nos fins, doivent être corrigées (certains parlant même « d’économie zombie ») : la crise a en effet montré que nombre d’entre elles sont désormais périmées (« De même que la lumière d’étoiles mortes depuis longtemps parvient encore jusqu’à nous, celle de théories invalidées à plusieurs reprises par les faits continue à nous éclairer »). Sans doute aussi que nos systèmes de mesure et de comptabilité nationale (comme le PIB), dominés par l’accumulation de biens matériels, sont frappés d’obsolescence face aux enjeux multidimensionnels du bien-être et de la soutenabilité.

Une crise de la théorie économique ?

La pensée libérale dominante évacue l’idée de rupture en postulant l’impossibilité des crises et le caractère foncièrement stable des économies de marché : en effet, dans les théories d’inspiration néoclassique (comme l’école des cycles réels), les fluctuations économiques sont toujours la conséquence de réactions volontaires et rationnelles des agents économiques aux chocs qui touchent l’économie. Dans cette perspective, l’intervention de l’Etat ne fait que perturber les signaux du marché. Ainsi, « les tenants de la théorie économique dominante pourraient envoyer le télégramme suivant aux gouvernements de la planète : « Marchés toujours équilibrés. Stop. Pas de crise financière, pas de chômage, pas d’insuffisance de la demande. Stop. Surtout ne faîtes rien. Stop » …Or, si la science économique est bien une discipline intellectuelle rigoureuse définissant un mode spécifique d’appréhension de la réalité sociale, elle est traversée de débats qui déterminent le modèle de société, en raison des choix de politiques publiques effectués. Or, contredite par les faits lors de la crise de 2007 comme jadis en 1929, la théorie néoclassique se heurte à l’objection formulée par Keynes dans sa Théorie générale de l’Emploi, de l’intérêt et de la monnaie en 1936 : « les théoriciens de l’école classique ressemblent à des géomètres euclidiens qui, se trouvant dans un monde non euclidien et constatant qu’en fait les lignes droites qui semblent parallèles se coupent fréquemment, reprocheraient aux lignes leur manque de rectitude, sans remédier autrement aux malencontreuses intersections qui se produisent. En vérité, il n’y a pas d’autres remède que rejeter le postulat d’Euclide et de construire une géométrie non euclidienne ». On pourrait également appliquer cette sentence à la théorie de l’efficience des marchés financiers, longtemps la référence justifiant les politiques de dérégulation financière, alors que les réflexions dans le cadre de la filiation keynésienne ont donné de biens meilleurs résultats (et sont de biens meilleurs lampadaires) pour éclairer la crise financière. Par ailleurs, l’analyse de la politique monétaire a longtemps été privilégiée, alors que la technologie de la politique budgétaire et l’intégration du secteur financier à la théorie macroéconomique, ont, quant à elles, été négligées. Le paradigme de la régulation interne (autorégulation des marchés) s’est imposé dans le monde académique et les institutions internationales, tandis que le paradigme de la régulation externe, selon lequel le bon fonctionnement de l’économie de marché ne peut se concevoir sans l’intervention d’un agent extérieur, l’Etat, est passé durablement au second plan. Or, selon Jean-Paul Fitoussi, si le libéralisme classique a postulé depuis Adam Smith le dépérissement du politique et l’autorégulation des marchés, il est important de rappeler qu’aucune société ne peut être harmonieuse sans la présence d’un Etat démocratique.

La déraison de la finance

Bien loin d’une supposée déconnexion entre la sphère financière et la sphère réelle, les difficultés des institutions financières se sont rapidement transmises aux banques en 2007, plongées dans de graves difficultés, obligeant les pouvoirs publics (et donc la collectivité) à intervenir massivement pour éviter une contraction dramatique du crédit et un effondrement du système bancaire. Le « système bancaire fantôme », peu régulé, et le mécanisme de la titrisation ont accru l’opacité du système financier mondial, et l’activisme des banques centrales (bientôt confrontées au problème de la trappe à liquidités) n’a pas été suffisant et a dû être complété par des plans de relance budgétaire. La crise financière a démontré que les marchés financiers ne sont pas le lieu de la plus grande rationalité contrairement aux préceptes de la théorie de la finance moderne, mais ils sont pourtant devenus en Europe le juge de paix des politiques économiques. Et pourtant, la politique monétaire américaine, sous la houlette d’Alan Greenspan avant la crise, a souvent été accusée d’avoir nourri la bulle de crédit, même si elle a en réalité soutenu la croissance américaine de manière très vigoureuse alors que s’accumulaient des dysfonctionnement dans les mécanismes du crédit hypothécaire et des erreurs de régulation du secteur financier. Alors que le financement de l’économie a un caractère de bien public, le jeu des intérêts privés et la concurrence financière ont entraîné la formation de bulles spéculatives, et bientôt la nécessité de collectiviser les pertes lorsqu’elles ont éclaté. Le secteur financier a réalisé une véritable prédation sur les richesses produites : « le mécanisme participe de l’équilibre proie/prédateur. Le prélèvement du prédateur (le système financier) sur la proie (les revenus d’activité) était devenu à ce point exorbitant qu’il mit en danger la proie, et donc la survie du prédateur ». La crise financière a alors dégénéré en « Grande Récession » avec la baisse du PIB, l’explosion du chômage, et son cortège de détresse sociale engendrée par la perte de revenu et de travail, puis la paupérisation des Etats face à l’aggravation très rapide de l’endettement public. Mais il s’agit d’envisager les causes très profondes de la crise : le creusement spectaculaire des inégalités dans les pays riches a justifié une politique monétaire accommodante pour faciliter l’accès au crédit bancaire et compenser la stagnation des revenus des classes populaires et de la classe moyenne par un surcroît d’endettement. Cet endettement additionnel devait permettre éternellement des gains en capital grâce au dynamisme des marchés et à la montée du prix des actifs que d’aucuns ont cru perpétuelle. Mais parallèlement, les risques ont été transférés vers les catégories les plus fragiles de la société avec la précarisation du marché du travail, la montée de l’insécurité professionnelle et la pauvreté laborieuse.

La zone euro : une fédération monétaire sans solidarité budgétaire

Evoquant la crise des dettes publiques en Europe, Jean-Paul Fitoussi insiste sur les interrelations entre la crise souveraine et la crise bancaire : les difficultés des banques qui possèdent des titres de dettes souveraines ont aggravé les difficultés de remboursement des Etats au moment où l’aversion au risque a entraîné une remontée des taux d’intérêt. De plus, le sauvetage des banques ayant nécessité la mobilisation de fonds importants, les difficultés budgétaires s’en sont trouvé accentuées. Et il apparaît aujourd’hui que les politiques d’austérité présentent un risque très direct d’aggravation de la crise : en effet, en dégradant l’activité économique, ces stratégies macroéconomiques peuvent dégrader encore davantage le bilan des banques (qui renoncent à une partie de leurs créances en raison des faillites d’entreprises) et tarir les recettes fiscales, élever les dépenses sociales, et, in fine, creuser les déficits et la dette publique. Avec des traités européens quasi-constitutionnels, si détaillés qu’ils corsètent excessivement la politique économique, le déficit démocratique en Europe s’accroît et les peuples sont en quelque sorte dépossédés par une gouvernance de la zone euro qui a assez largement favorisé les règles plutôt que l’espace des choix. Cette impuissance politique de l’Europe tend désormais à détourner les citoyens européens de l’idée même d’Europe. Si la construction européenne a nécessité de larges abandons de souveraineté de la part des Etats nations, il ne s’est encore substitué aucun équivalent de ce pouvoir à l’échelle communautaire. Le gouvernement par les normes, encore renforcé par le récent « Pacte budgétaire européen », n’a pas permis d’offrir aux citoyens européens ce bien public qu’est l’assurance collective d’activité, a fortiori en période de crise. Dans la zone euro, les transferts budgétaires ne permettent pas de garantir une réelle solidarité entre les Etats « fédérés » : le sort réservé à la Grèce, pays pressurisé par les politiques d’austérité imposées par la « Troïka » (FMI, BCE et Commission européenne), montre bien toute l’ampleur des dégâts économiques et sociaux que ce type de stratégies, fondamentalement erronées, peuvent entraîner, alors que ces dernières sont condamnées à l’échec. Echec économique puisque l’aggravation de la récession dégrade encore les finances publiques. Echec politique également puisque l’indignation grandissante des populations intensifie encore un peu la crise institutionnelle de l’Europe (« des dettes souveraines, mais une monnaie sans souverain ») : le fédéralisme monétaire associé à un confédéralisme budgétaire peut mener la zone euro à la conflagration. Selon Jean-Paul Fitoussi, « la conception politique initiale d’une Europe pacifiée et solidaire se transforme en une vision comptable d’un avenir austère où chacun serait seul responsable de son destin ». Puisque les leviers traditionnels de la politique conjoncturelle, monétaire et budgétaire, sont grippés, il ne reste aux Etats que la tentation du moins disant fiscal et des stratégies non-coopératives afin d’améliorer la compétitivité nationale au détriment des partenaires européens. Pour restaurer leur compétitivité, les Etats du Sud de la zone euro sont contraints de mettre en œuvre des politiques déflationnistes mortifères pour la croissance économique en raison du biais restrictif qu’elles impliquent. Pour Jean-Paul Fitoussi, « si l’Europe déçoit aujourd’hui, c’est parce qu’elle traite d’un problème constitutionnel comme s’il ne s’agissait que d’un problème économique » : le refus de combler le déficit politique réduit les chances de résoudre les problèmes économiques. Le désendettement accéléré des Etats conduit à une « récession de bilan », avec l’insolvabilité d’un nombre croissant d’acteurs économiques puisque la vente des actifs accroît la baisse des prix et alourdit le poids des dettes en termes réels (mécanisme mis en évidence par Irving Fisher durant les années 1930). De plus, il ne faut pas oublier dans une perspective keynésienne que le long terme est en quelque sorte contenu dans le court terme : en décourageant l’investissement productif et l’innovation, les politiques d’austérité peuvent freiner la croissance potentielle et hypothéquer les chances de reprise durable dans la zone euro. L’idée selon laquelle les stratégies restrictives de consolidation fiscale, en réduisant les effets d’éviction (et donc les taux d’intérêt), permettent de stimuler l’activité, une idée en vogue dans les institutions internationales, étaient déjà celles que combattait Keynes durant les années 1930 et que l’on désignait sous le nom de « point de vue du Trésor » (britannique). Il est alors temps, selon Jean-Paul Fitoussi, de retrouver les objectifs du « carré magique » décrits en son temps par l’économiste Nicolas Kaldor, et au premier rang desquels le plein emploi et la croissance du PIB : l’Europe a inversé les fins et les moyens en donnant la priorité à la réduction des déficits budgétaires. Jean-Paul Fitoussi plaide enfin pour une meilleure prise en compte du bien-être des populations, en intégrant dans les systèmes de mesure les performances plus globales en matière de santé, d’éducation, de travail, de participation politique, de liens sociaux, de sécurité économique et d’environnement, ces éléments objectifs étant répartis de manière très inégale entre les individus dans nos sociétés. Et, puisque nous vivons dans un système complexe composé de quatre sous-systèmes –économique, social, environnemental et politique-, il est plus que jamais urgent de réfléchir de manière plus approfondie à la soutenabilité de la croissance et à l’évaluation des politiques publiques pour consolider le capital social et la démocratie.

L'auteur

  • Jean-Paul Fitoussi est professeur émérite à Sciences-Po Paris, professeur à l’université LUISS de Rome, directeur de recherche à l’OFCE et membre du Center on Capitalism and Society de l’université de Columbia. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Mismeasuring Our Lives : Why GDP Does Not Add up, avec Joseph Stiglitz et Amartya sen.

Quatrième de couverture

Tout est déraisonnable dans ce qu’il advient du monde aujourd’hui : plus de cinq ans de stagnation, bondissement du chômage et de la précarité, déclin des classes moyennes, explosion des inégalités…Mais d’où vient cette déraison et d’où vient que l’on s’en accommode ? Ce livre est une invitation au voyage dans les territoires que nous avons entraperçus durant les crises qui se sont succédé depuis 2007-2008 : la crise de la théorie économique, la crise financière mondiale, la crise bancaire, la crise européenne des dettes souveraines, celle enfin de nos systèmes de mesure. Avec un constat accablant : nous affrontons l’avenir les yeux rivés sur les cercles de lumière qui nous viennent du passé ! Nous ne pouvons rien trouver sous ces lampadaires-là s’ils n’éclairent pas les temps présents. Nos théories économiques –invalidées à plusieurs reprises par les faits- et nos politiques fixées sur les objectifs qui en découlent –stabilité des prix, concurrence, soutenabilité de la dette- ne parviennent plus à rendre compte du réel ni à répondre aux besoins des populations. Ce livre est également un appel à donner davantage de poids et d’exigence d’égalité sans laquelle nos démocraties dépérissent, nos économies dysfonctionnent et le bien-être des peuples se réduit comme peau de chagrin.

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