Le partage de la valeur ajoutée

Philippe Askenazy ; Gilbert Cette ; Arnaud Sylvain

L'ouvrage

La répartition des richesses constitue une question économique et sociale cruciale : en France le débat est particulièrement sensible dans le champ politique puisqu’il s’inscrit dans le traditionnel conflit capital/travail, au sein d’un pays averse à des inégalités trop profondes et marqué par la « passion pour l’égalité » selon la formule d’Alexis de Tocqueville. Une question ancienne au cœur de l’histoire de la théorie économique


La valeur ajoutée, en tant que mesure de la richesse créée au cours d’une période donnée, et son partage, ont depuis longtemps constitué un objet d’étude privilégié par les pères fondateurs de l’économie politique, depuis Adam Smith, David Ricardo, Karl Marx et John Maynard Keynes. Leurs travaux ont offert à la science économique moderne de puissants outils pour analyser le partage primaire des revenus, entre le capital et le travail. Ainsi David Ricardo a-t-il développé une théorie de la répartition entre les travailleurs rémunérés au salaire de subsistance, les capitalistes détenteurs du capital physique, et les propriétaires terriens, récipiendaires de la rente tirée de terres inégalement fertiles : dans le modèle ricardien, le profit est alors un résidu car il est égal à la valeur produite diminuée de la masse salariale et de l’ensemble des rentes. Avec la croissance démographique et les rendements décroissants dans l’agriculture, les profits déclinent et l’incitation à l’accumulation du capital faiblit, jusqu’à provoquer l’état stationnaire de l’économie. Le conflit central pour le partage du surplus oppose alors les propriétaires terriens et les capitalistes, puisque les travailleurs restent, tendanciellement, rémunérés au salaire de subsistance. Selon Karl Marx, le rapport salarial est au cœur du système capitaliste et le partage de la valeur ajoutée répond à une dynamique de long terme : si le rythme de l’accumulation du capital peut influencer le niveau des salaires, c’est la concurrence entre les travailleurs (contraints de louer leur force de travail) qui peut ramener les salaires à leur niveau de subsistance, sous l’effet de la substitution capital/travail et de la surpopulation relative (armée industrielle de réserve) qui en découle, prélude à une baisse tendancielle du taux de profit capitaliste puisque seul le travail est créateur de valeur.

Dans le cadre marxiste, un affaiblissement des syndicats et du pouvoir de négociation des travailleurs peut entraîner une chute de la part des salaires dans la valeur ajoutée. Les travaux de Michal Kalecki ont repris l’idée marxiste de monopole du capital et ont influencé de nombreux modèles macroéconomiques, post-keynésiens. Notamment, ces derniers seraint d’une part fondés sur l’idée que les profits sont égaux à l’investissement des capitalistes et à leur dépenses (qui financent les salaires et la consommation en vertu du principe selon lequel « les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent et les salariés dépensent ce qu’ils gagnent » selon la formule de Kaldor), et d’autre part sur la théorie selon laquelle la répartition des revenus dépend du degré de monopole des capitalistes et du coût des matières premières (plus le monopole est fort, plus la part allouée au travail est faible).

Dans la théorie néoclassique (Cobb/Douglas), la rémunération du capital et du travail correspond à leur productivité marginale en valeur (en situation de concurrence parfaite et d’absence de rigidités sur les marchés des biens et du travail) : la fonction de production aboutit à une stabilité de la part de chacun des facteurs dans la valeur ajoutée. Le conflit capital/travail est alors gommé puisque si les travailleurs obtiennent des salaires supérieurs, l’emploi s’ajuste à la baisse (substitution capital/travail) afin de maintenir inchangé le partage de la valeur ajoutée (le conflit se nouant dès lors entre travailleurs en emploi et travailleurs hors emploi), même si de nombreux travaux empiriques concluent à une élasticité de substitution capital/travail inférieure à l’unité. Au-delà du pluralisme théorique susceptible d’éclairer cette question, la stabilité du partage capital/travail reste frappante sur le long terme, malgré les transformations structurelles gigantesques qu’ont connu les économies développées (révolutions industrielles, tertiarisation, essor des nouvelles technologies, globalisation des échanges et de la production, etc.) dont les arrangements institutionnels restent très hétérogènes. Malgré ces différences, on retrouve en effet un partage proche d’un tiers pour le capital et deux tiers pour le travail au sein des économies de l’OCDE. Il n’existe toutefois pas pour l’heure de théorie macroéconomique satisfaisante du partage de la valeur ajoutée qui indiquerait une clef de répartition optimale entre facteur capital et facteur travail pour une époque donnée. On sait néanmoins qu’une pluralité de facteurs objectifs influent sur ce partage : le progrès technique (économies de travail), le coût du capital (niveau des taux d’intérêt), le pouvoir de négociation des salariés et le degré d’ouverture de l’économie (mobilité des facteurs). La crise de 2008 pourrait ainsi ouvrir de nouvelles voies de recherche en économie, en particulier autour de la question délicate de la détermination d’un partage assurant à la fois l’équilibre macroéconomique et la stabilité du système financier.

Les analyses contemporaines : des enjeux renouvelés

Il est indéniable que les économistes contemporains ont insisté sur le fait stylisé d’une grande stabilité empirique du partage de la valeur ajoutée sur le long terme, déjà évoquée par Kaldor et Kalecki : cette hypothèse constitue d’ailleurs la clef de voûte de nombreux modèles de la macroéconomie mais aussi de la microéconomie. En France le débat politique s’est focalisé sur la baisse de la part du travail que l’on peut constater à partir des années 1980 (après une augmentation dans la deuxième moitié des années 1970) et sur les enjeux économiques et politiques de cette évolution : risque de freinage de la demande puisque les travailleurs ont une plus forte propension à consommer que les propriétaires, et de hausse du chômage qui pèse sur les revendications salariales et obère la consommation des ménages ; risque d’aggravation des inégalités de revenus puisque la baisse de la part versée au travail serait de nature à accroître la concentration des revenus du capital sur le haut de la distribution. Pour autant, les études récentes montrent que les évolutions du partage de la valeur ajoutée constituent un indicateur insatisfaisant de la dynamique des inégalités, d’autant que l’intérêt de l’analyse porte au moins autant sur l’évolution de la répartition de la richesse à l’intérieur des parts respectives du travail et du capital, qu’entre celles-ci. On a pu observer que les hauts salaires constituent une part croissante de la part du travail, tandis que la part dévolue aux dividendes augmente dans celle allouée au capital.

En développant des études plus fines des comptes nationaux et des revenus individuels (dans leurs multiples composantes), les économistes sont ainsi amenés à expliquer le décalage grandissant entre le ressenti de nombreux ménages sur la stagnation de leurs revenus, malgré les chiffres de la croissance du PIB. Mais alors que le débat a longtemps porté prioritairement sur le niveau de redistribution que la société jugeait souhaitable au critère de la justice sociale (niveau des prélèvements et des transferts), il se cristallise désormais aussi sur le partage primaire de la richesse et sur la juste récompense du travail salarié en fonction des gains de productivité réalisés et des efforts consentis. De plus, certaines analyses critiques considèrent que la déformation récente du partage de la valeur ajoutée est due à la stagnation des revenus salariaux et aux difficultés de financement de la consommation des classes populaires, contraintes de privilégier les mécanismes de crédit risqués. Celles-ci font valoir qu’au sein du capital, la part croissante reversée aux actionnaires pourrait mettre en péril la capacité des entreprises à investir et à soutenir leur compétitivité structurelle à long terme.  La mesure du partage de la valeur ajoutée fait l’objet de choix conventionnels et pose des problèmes statistiques redoutables, spécialement lorsqu’il s’agit d’élaborer des comparaisons internationales qui supposent des données issues des différentes comptabilités nationales d’une grande fiabilité. Les résultats peuvent différer sensiblement selon la méthodologie retenue (calcul au coût des facteurs, aux prix de base, etc.) ou selon la structure des prélèvements fiscaux des économies considérées.

Evolution des parts du travail et du capital : les tendances récentes

En ce qui concerne le taux de marge (excédent brut d’exploitation rapporté à la valeur ajoutée) des sociétés non financières (SNF), celui-ci a connu quatre grandes phases sur la période 1949-2007 : d’amples fluctuations jusqu’au premier choc pétrolier (1973), une baisse importante entre les deux chocs pétroliers (jusqu’en 1982) ; une remontée sur la décennie 1980 due à une progression de la productivité apparente du travail plus rapide que celle d’un coût réel du travail en diminution ; puis une relative stabilité avec des faibles fluctuations jusqu’en fin de période dans un contexte d’affaiblissement du pouvoir de négociation des travailleurs et de montée du chômage. La crise récente a entraîné une diminution d’environ un demi-point du taux de marge en 2008 et de 2 points en 2009. Cette stabilité apparente masque toutefois de très fortes différences selon la taille des entreprises : par exemple, le taux de marge des entreprises du CAC 40 a progressé de 10 points depuis le milieu des années 1990, même si la mesure prend en compte l’ensemble de ces sociétés à l’échelle mondiale (et non pas celui des SNF de la comptabilité nationale qui ne retient que les activités résidentes sur le territoire français).

De telles évolutions sont d’ailleurs perceptibles dans d’autres pays industrialisés. Des travaux récents montrent que le taux de marge des SNF françaises serait parmi les plus faibles de l’Union européenne, d’autant que la crise récente a entraîné un certain fléchissement (chute d’un à deux points). Quant au travail, il s’agit surtout d’expliquer le sentiment des salariés d’une progression de leurs revenus moins rapide que celle des gains de productivité : il faut alors réaliser une décomposition plus fine de la part du travail par niveau de qualification, selon le secteur, et entre le salaire net et le revenu différé. On observe alors qu’aux Etats-Unis, au Japon et en France, la part du travail peu qualifié baisse nettement dans le coût du travail tandis que la part revenant au travail qualifié progresse : pour expliquer ce phénomène, les économistes évoquent généralement l’impact de la mondialisation de l’économie, responsable d’une pression à la baisse des rémunérations du travail peu qualifié selon les modèles néoclassiques traditionnels basés sur l’hypothèse d’une convergence internationale des salaires relatifs par catégorie de main-d’œuvre,  et une mobilité imparfaite du travail peu qualifié plus récemment. Mais ils pointent aussi le rôle du progrès technologique biaisé, puisque l’usage intensif des TIC dans la production favorise une  complémentarité forte avec le travail qualifié. Les institutions du marché du travail peuvent influencer le partage entre niveau de qualification : l’existence d’un salaire minimum peut ainsi freiner la baisse de la part du travail peu qualifié (même si certaines études montrent un impact négatif sur le volume de l’emploi peu qualifié).

Ces facteurs jouent sur les salaires en bas de la hiérarchie : depuis une trentaine d’années, l’érosion du salaire minimum réel a puissamment contribué au creusement des inégalités salariales aux Etats-Unis (Atkinson, 2010). La part dans la masse salariale des 10 % des plus hauts salaires a très nettement augmenté dans les quatre dernières décennies, phénomène encore plus marquant pour les 1 % les mieux payés (les rémunérations des cadres dirigeants – officers et top managers – et des PDG ayant fortement progressé). En France, les travaux de Camille Landais ont montré que le salaire réel moyen des 90 % les moins bien payés n’a progressé que de 0,9 % sur la période 1998-2006 alors que la rémunération des 10 % de plus hauts revenus salariés a augmenté de 8,2 % (et de 68,9 % pour les 0,01 % les mieux rémunérés). En France toujours, les travaux de Cotis , ou ceux de Cette et Sylvain convergent vers l’idée que la part de la valeur ajoutée perçue par la grande majorité des salariés (environ 80 % des salariés dont les rémunérations sont supérieures au 1er décile et inférieures au 9ème décile) a fléchi depuis la seconde moitié des années 1990, majoritairement sous l’effet de la progression des plus hauts salaires, notamment dans certains secteurs comme les métiers de la finance (creusement des inégalités salariales par le haut).

L’utilisation de la part des revenus du capital par les sociétés non financières

L’analyse de la répartition des profits des entreprises montre également certaines évolutions intéressantes : si la part des revenus nets de la propriété (charges d’intérêts et dividendes versés moins reçus) est restée stable depuis les années 1990 (de 10 à 12,5 % de la valeur ajoutée), celle-ci a toutefois connu d’amples fluctuations. Le niveau atteint en 2009 reste le plus élevé depuis 1949 en France, et fait notable, la crise récente n’a pas entraîné de baisse de la part des revenus nets de la propriété dans les profits des entreprises. Par ailleurs, la part des dividendes nets versés a augmenté de 6 points de 1973 à 2009 dans un contexte de recours croissant des entreprises aux marchés financiers (8 % de la valeur ajoutée en 2009), tandis que l’épargne brute et le taux d’autofinancement des SNF fléchissaient, signe d’une dégradation de leur situation financière entamée dès avant la crise. Selon les auteurs, le maintien de la part globale du capital en période de crise pose la question plus générale du partage des risques entre le travail et le capital, dans un contexte de stagnation des revenus salariaux et de fléchissement de la capacité des entreprises françaises à se désendetter et à financer leurs dépenses d’investissement. 

Les auteurs

  • Philippe Askenazy est directeur de recherche au CNRS et professeur à l’Ecole d’économie de Paris.
  • Gilbert Cette est directeur des études micro-économiques et structurelles de la Banque de France, professeur associé à l’université de la Méditerranée et membre du Conseil d’analyse économique.
  • Arnaud Sylvain est chercheur associé à l’université de la Méditerranée

Quatrième de couverture

La question du partage de la valeur ajoutée entre revenus du travail et revenus du capital est abordée dans de nombreuses analyses et débats concernant la croissance ou les inégalités. Mais la littérature économique ne fournit que peu d’indications sur le partage qui pourrait être « optimal », par exemple pour dynamiser la croissance. Le diagnostic sur l’orientation du partage de la valeur ajoutée dépend de l’indicateur retenu. Depuis les années 1990, dans le périmètre des sociétés non financières, ce partage fluctue autour d’un niveau qui paraît stabilisé alors que la part des salaires diminue dans certains pays, comme l’Allemagne, ou augmente dans d’autres, comme l’Italie. Parallèlement à ces évolutions divergentes, la part des revenus salariaux les plus élevés a partout nettement augmenté. Cela signifie que la grande majorité des salariés n’a pas complètement bénéficié des fruits de la croissance. La décomposition de la part du capital révèle également d’importants mouvements. Finalement, durant la crise née en 2008, la part du coût salarial dans la valeur ajoutée a augmenté dans tous les pays, mais on observe en France une résistance particulière des revenus de la propriété.
 

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