la spirale du déclassement

Louis Chauvel

Dans son dernier ouvrage, dans la continuité de son analyse consacrée aux classes moyennes à la dérive, Louis Chauvel propose une « sociologie du monde en déconstruction », qui décrit une réalité déplaisante mais qu’il faut désormais selon lui regarder en face : le creusement implacable des inégalités déstabilise aujourd’hui très gravement les classes moyennes, qui ont constitué historiquement le socle des sociétés démocratiques, et cette évolution menace d’entraîner toutes nos sociétés et les générations futures dans une spirale continue d’appauvrissement, voire d’effondrement. La fracture entre les générations, à laquelle il avait consacré un autre ouvrage, se conjugue en effet selon lui aux inégalités de classes pour entraîner un glissement de tout notre édifice social vers le déclassement global et systémique, qui risque hélas d’emporter avec lui l’idée même de progrès économique et social. En particulier pour les jeunes générations : « la baisse du niveau de vie, le rendement décroissant des diplômes, la mobilité descendante, le déclassement résidentiel et l’aliénation politique dont la jeunesse en France est victime s’accentuent de génération en génération au point d’atteindre le stade de leur irréversibilité ». De nombreux ouvrages et travaux de recherche ont désormais soigneusement et précisément documenté le retour des inégalités depuis les années 1980, générateur selon Louis Chauvel d’une « repatrimonialisation » de nos sociétés et d’une accentuation de la « verticale du pouvoir socio-économique », dans toute sa brutalité. Avec, au sommet de la pyramide sociale « le contrôle politique, la maîtrise des marchés, le prestige différentiel, la recherche de la vie la plus confortable possible » qui se cumulent pour cristalliser la hiérarchie sociale, en augmentant d’ailleurs de manière vertigineuse la hauteur de l’échelle, sous l’effet de l’explosion des écarts de rémunération et de patrimoine perceptible aujourd’hui. Pour l’auteur il faut surtout comprendre les mécanismes sociaux à l’œuvre en termes de générations : « il se passe quelque chose de générationnel, en France en particulier, où les premiers nés du baby-boom ont bénéficié tout au long de leur vie d’un rythme de progrès qui s’étouffe pour leurs successeurs, sans rattrapage ». Pour envisager la dynamique des inégalités actuellement à l’œuvre et prendre conscience de leur ampleur, il faut d’abord interroger nos instruments de mesure (en ayant même recours aux distances de l’astrophysique puisque Louis Chauvel parle « d’inégalités sidérales »), et bien comprendre que cette accumulation patrimoniale est tout simplement en train de recréer dans nos grandes capitales économiques celle qui était perceptible dans les grands empires de jadis (comme la Rome antique). Dès lors, « la situation nouvelle n’est pas l’inégalité mais le passage d’un régime d’inégalités modérées à la situation qui prévalait précédemment : celle d’écarts extrêmes entre ceux qui ont et les autres ».

Les classes moyennes sur un toboggan

Les transformations à l’œuvre entraînent surtout pour les jeunes générations, confrontées à la stagnation du niveau de vie et à la dégradation du marché du travail, une difficulté croissante, voire une impossibilité d’accéder à la propriété du logement pour celles et ceux qui sont privés de patrimoine. Louis Chauvel énonce alors le triste constat que la formation de la classe moyenne, qui devait s’accompagner d’une mobilité ascendante généralisée, avec un effet d’entraînement et d’upgrading, évolue plutôt vers un effet de ruissellement vers le bas (trickle down) (« un effet de dégoulinure qui évoque le camembert trop fait »). La période de l’après guerre avait vu la possibilité pour les membres de la classe moyenne ne disposant que de leur salaire de pouvoir épargner et se constituer un patrimoine : or avec le ralentissement économique, la fragmentation du salariat (avec un « noyau d’exclusion » et un « précariat ») et la stagnation salariale, on assiste plutôt aujourd’hui à une reconstitution des modèles dynastiques, où l’héritage et la transmission du patrimoine familial sont déterminants, face aux espoirs déçus de la mobilité sociale ascendante pour les jeunes générations. Louis Chauvel décrit ainsi ce qu’il appelle les sept piliers de la civilisation de la classe moyenne : une société fondée sur le salariat ; une société où le salaire est suffisant pour mener une vie confortable ; une large protection sociale dont les droits sont ouverts par la participation au salariat ; une démocratisation scolaire ; une croyance dans le progrès social, scientifique et humain ; un contrôle de la sphère politique par les catégories intermédiaires de la société (syndicats, mouvements sociaux) et non seulement par l’élite sociale ; la promotion d’objectifs politiques mesurés au regard des contraintes réelles. Or tous ces piliers qui ont porté le progrès économique et social et son partage équitable se sont grandement fragilisés à partir des années 1970. Nos sociétés, basées sur l’idéal des opportunités ouvertes à tous et sur la méritocratie, font en effet face aujourd’hui à un puissant mouvement de reproduction intergénérationnel des inégalités et de régression sociale. Et selon Louis Chauvel, loin des espoirs de la modernité, « ce mouvement « nous entraînerait dans un monde où la méritocratie serait progressivement remplacée par la loterie de la naissance dans une famille riche ou pauvre ».

Le déclassement scolaire, caractérisé par l’écart croissant entre le nombre de titres scolaires délivrés et le nombre de postes et de positions sociales disponibles, a entraîné par ailleurs, malgré le discours optimiste du volontarisme politique (80% d’une classe d’âge au niveau bac), une désillusion et une frustration envers une instance d’intégration centrale de nos sociétés : l’Ecole (« pour les nouvelles générations d’adultes, le cours du titre s’est effondré »). Louis Chauvel reprend alors le terme forgé par Antoine Prost de « démographisation » pour rappeler que le mouvement (légitime) de démocratisation s’est accompagné d’une croissance purement quantitative des effectifs, sans réelle réduction du poids des inégalités sociales dans la réussite scolaire. Le chômage de masse a ainsi distendu le lien entre le niveau de formation et l’emploi occupé, et dramatiquement compromis le destin social des nouvelles générations, acculées à la dépendance familiale de plus en plus tardivement, et contraintes de vivre sur le patrimoine accumulé par les générations précédentes (lorsqu’elles en ont la possibilité)…malgré un niveau de diplôme nettement plus élevé. Paradoxalement il se produit alors en France une course aux diplômes d’autant plus féroce, frustrante, et créatrice d’une angoisse au sein des classes moyennes que le poids de l’école est énorme dans le destin social des individus, et que peuvent se constituer des positions de rente puisque l’héritage culturel, économique, et les réseaux sociaux jouent à plein. Cette dynamique s’est également accompagnée d’un déclassement résidentiel, puisque la repatrimonialisation de nos sociétés et l’insécurité professionnelle ont entraîné une fermeture et une homogénéisation grandissante des quartiers sur l’échelle du prestige (entre gentrification des beaux quartiers et relégation des quartiers périphériques), en fonction des prix de l’immobilier et des capacités financières héritées des parents. Louis Chauvel évoque également, comme « aliénation politique » l’absence des jeunes générations du jeu politique institutionnel traditionnel, malgré Internet et les réseaux sociaux, d’autant que les réformes (ou leur absence) sont pensées par des élites vieillissantes qui n’auront guère à assumer les conséquences à long terme de leurs choix.

Vers la panique du déclassement global ?

La société française marche alors lentement mais surement vers ce que l’auteur appelle « le grand déclassement », un déclassement systémique où les inégalités générationnelles interagissent avec les inégalités de classes sociales (réelles et structurantes), pour générer des tensions de plus en plus fortes entre les groupes sociaux au sein des nations et fragiliser la cohésion sociale. Un phénomène encore aggravé par les forces de la mondialisation de l’économie qui mettent en concurrence les catégories déclassées des pays avancés, avec à la clé un appauvrissement des revenus inférieurs. Ce mouvement de dépréciation de l’avenir pourrait bien à l’avenir, si rien n’est fait, accentuer les crispations au sein des sociétés et exacerber les conflits (« il s’agit ici sans doute d’une peur du déclin national, une phobie des abysses vers lesquels nous pourrions bien glisser »). Ces évolutions, où les catégories populaires ne peuvent espérer une progression de leurs niveaux de vie et l’accession à des biens et services de luxe réservés à une fraction de la classe moyenne supérieure, se doublent d’un affaiblissement des identités collectives et d’une crainte de la concurrence des catégories les plus défavorisées, parmi lesquelles les populations immigrées (« il ne fait donc plus sens de regarder au-dessus, où l’espoir d’ascension se réduit, alors qu’en revanche la menace pourrait venir d’en dessous »). Le risque est aussi celui de la dyssocialisation : une contradiction criante entre les valeurs, les représentations et l’identité transmises par la génération précédente, et les conditions et situations objectivement vécues par la génération émergente. La société française pourrait alors entrer dans un cercle vicieux où les différentes formes de déclassement (scolaire, résidentiel, professionnel, générationnel) pourraient se cumuler pour précipiter tout l’édifice social dans un grand mouvement descendant, voire d’effondrement. Il s’agirait alors d’un véritable déclassement civilisationnel, qui serait tout sauf inédit dans l’Histoire, puisque des empires et des sociétés ont naguère connu ce type d’effondrement systémique. Il est urgent dès lors de réfléchir et engager une réflexion sur la soutenabilité intergénérationnelle de nos politiques selon Louis Chauvel, au nom d’un principe de responsabilité, afin de ne pas léguer aux générations futures un monde social invivable, mais au contraire donner aux jeunes les moyens de leur autonomie : « c’est bien toute la limite de nos démocraties : les générations futures ne votent pas, alors qu’elles jouent leur avenir ».

 

L’auteur

Louis Chauvel, professeur à l'université du Luxembourg, est chercheur associé à Sciences Po et membre honoraire de l'Institut universitaire de France. Il est notamment l'auteur du Destin des générations (PUF, 1998 ; réédition Quadrige, 2014) et des Classes moyennes à la dérive (Seuil/La République des idées, 2006).

 

Quatrième de couverture

Depuis trente ans, la France a sacrifié sa jeunesse plus que n'importe quelle autre économie développée pour conserver un modèle social que nous serons incapables de transmettre à nos enfants. Ce choix du passé au détriment de l'avenir est à la source d'une spirale de déclassement et d'inégalités nouvelles : en minant la "civilisation de classes moyennes" qui définissait le projet des démocraties modernes, il réduit à néant l'ambition de laisser à la génération suivante un monde meilleur. Pourtant, ces réalités criantes font l'objet d'un formidable déni : les classes moyennes, affirme-t-on, seraient relativement épargnées par la crise ; la paupérisation des jeunes serait quant à elle concentrée sur les moins diplômés et les solidarités familiales compenseraient les difficultés transitoires des autres. A partir de données et de comparaisons internationales inédites, Louis Chauvel récuse définitivement ces argumentaires convenus et dénonce les illusions qui les sous-tendent. Il ne s'agit pas de substituer aux inégalités de classes la fracture des générations, mais de montrer la complémentarité de leur dynamique : à raison du creusement des inégalités patrimoniales, les écarts au sein des nouvelles générations sont appelés à se radicaliser entre héritiers protégés par leurs "garanties" familiales et détenteurs de diplômes dévalorisés. Dès lors, les dénégations qu'on oppose aux difficultés réelles qu'expriment les classes moyennes et les jeunes ne peuvent qu'aiguiser les frustrations et un ressentiment général dont la traduction politique se fait déjà jour.

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