La nouvelle résistance face à la violence technologique

Mickaël Berrebi, Pierre Dockès et Jean-Hervé Lorenzi

Le livre de Mickaël Berrebi, Pierre Dockès Jean-Hervé Lorenzi décrypte l’impact considérable du numérique dans nos vies, les potentialités mais aussi les risques qu’il fait courir à nos sociétés, et décrit les nouvelles formes de résistances des Etats mais aussi des citoyens qui émergent face à la puissance des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).

L'ouvrage

Dans cet ouvrage, Jean-Hervé Lorenzi, Mickaël Berrebi et Pierre Dockès dressent un état des lieux des implications de la révolution numérique pour nos sociétés et s’interrogent sur les possibilités qui restent à l’homme de dominer la machine dans le monde qui vient : comment parvenir à faire face simultanément au choc technologique, celui de l’envahissement du numérique dans nos vies, et au choc démographique, lié aux implications du vieillissement de la population, et amorcer une transition de nos structures économiques, sociales et politiques sans que nos sociétés ne sombrent dans la violence ?

Pour les auteurs, « ce que nous sommes en train de vivre est en rupture totale avec le passé, mais dans un contexte où le politique et les gouvernements peinent à aborder convenablement ces transformations ». Une énigme économique épineuse est aussi devant nous : l’accumulation d’innovations ne produit pas pour l’heure l’accélération probante des gains de productivité que l’on pourrait en espérer. Si les auteurs ne croient pas à la thèse pessimiste de la stagnation séculaire », ils n’adhèrent pas non plus à l’idée d’une accélération soudaine et salvatrice de la croissance mondiale qui dégagerait spontanément les marges de manœuvre pour assurer un développement harmonieux, une transition écologique, et permettre le retour au plein emploi.

Dès lors, le monde actuel semble englué dans ses contradictions économiques : une croissance potentielle ralentie, une polarisation du marché du travail qui s’accentue entre les travailleurs qualifiés et les travailleurs non qualifiés, une politique macroéconomique tétanisée face à l’endettement public et privé désormais considérable, et un risque de volatilité extrêmement forte des marchés financiers ; tous ces déséquilibres, loin d’assurer une poursuite du processus de civilisation des mœurs et de pacification des sociétés est fertile pour générer de nouveaux conflits et nourrir des bouffées de violences.

Pour les auteurs, c’est bien à une montée des périls que nous assistons aujourd’hui avec le « couple » violence technologique / violence symbolique qui se cumulent et se renforcent dans « une société hystérisée par la technologie ». Ils identifient clairement cinq sources de cette violence :

1) Celle de la finance de plus en plus dominée par les algorithmes et le trading haute fréquence (« une véritable folie »)

2) Celle des monopoles des entreprises technologiques (les GAFA) qui ont acquis un incroyable pouvoir de marché 

3) Celle de la polarisation inquiétante du marché du travail (avec l’émergence d’un nouveau prolétariat numérique précarisé et prestataire de service pour les géants de la technologie)

4) Celle d’un « discours quasi religieux » sur les potentialités de la technologie (comme l’intelligence artificielle) 

5) Celle de la violence qui se diffuse sur les réseaux sociaux et dans le monde numérique qui gouverne de plus en plus nos vies (avec le danger d’une « tribalisation » de la société fragmentée en communautés virtuelles juxtaposées et repliées sur leurs certitudes).

Avec des utopies technologiques comme le transhumanisme, c’est tout simplement le risque de la déshumanisation qui guette nos sociétés, et « à ce monde bâti par fragments, on ne peut qu’opposer qu’une nouvelle conception du monde qui redonne toute sa place à la volonté collective, c’est-à-dire à la politique ».

 

 

La dictature technologique

Les auteurs insistent en effet dans leur ouvrage sur un enjeu majeur pour l’économie mondiale : celui de la puissance démesurée du petit nombre de firmes géantes qui se partagent le monde d’internet de nos jours. Non seulement le débat sur leur démantèlement est posé au nom de la politique de la concurrence, comme il a pu l’être à la fin du XIXème siècle lorsque certains dirigeants politiques et économistes avaient entrepris et conseillé le vote des lois antitrust face à la surpuissance des firmes pétrolières comme la Standard Oil, mais il s’agit désormais d’une question démocratique et citoyenne avec la préservation de nos données privées contre « le règne de l’intrusion ».

Si Internet est un bien collectif, non rival et non excluable, l’appropriation par des intérêts privés de nos données révèle une contradiction essentielle du monde numérique. Il faut dès lors penser la gouvernance des biens communs entre deux cas polaires, comme l’avait déjà évoqué Elinor Ostrom dans ses travaux, entre un contrôle étatique global et une privatisation intégrale au nom de la propriété privée. Dans l’entre-deux, il est temps selon les auteurs d’inventer de nouvelles régulations en mesure de préserver nos vies privées de deux périls majeurs que portent en elle la technologie : la domination sans partage de firmes qui ont accumulé des profits énormes et des capacités communicationnelles inédites dans l’histoire de l’humanité, et les ambiguïtés autour des promesses du progrès technique, à la fois créateur d’un bien-être matériel incontestable, mais aussi facteur de déséquilibres redoutables, notamment sur le marché du travail ou en termes de délitement du lien social.

La technologie porte en elle le spectre de la transparence absolue dans nos sociétés et l’abolition de l’intimité qui forge notre identité, avec un nouveau contrôle social technologique oppressant, qui n’est pas sans rappeler les régimes politiques totalitaires caractérisés par une intrusion étatique permanente, ou les théocraties au sein desquelles l’intrusion religieuse est omniprésente, ou bien encore la société « panoptique », cette prison évoquée par Jérémy Bentham qui permet de par son architecture la surveillance généralisée où chacun est en mesure d’observer autrui. Pour illustrer leurs propos sur cet univers orwellien, les auteurs évoquent le double système d’évaluation des citoyens mis en place par la Chine grâce aux entreprises technologiques nationales (Alibaba, Baidu, Huawei), avec le « Credit Sesame » à l’échelle individuelle qui note les Chinois sur leurs comportements privés (achats, sites visités, études et écoles fréquentées, etc.), et le second système établi à l’échelle nationale qui évalue le comportement moral, civique des individus quant à leur conformité aux normes sociales et politiques. La technologie renouvelle ainsi aujourd’hui, selon la forme des gouvernements, entre démocraties libérales et régimes autoritaires, le dilemme entre la préservation de l’ordre public (mais comment le définir ?) et le respect des libertés individuelles.

Mais il ne faut pas oublier, pour les auteurs, que « l’homme internet » pourrait aussi être le « créateur de sa propre servitude », une nouvelle servitude volontaire au sens de La Boétie, mais à l’ère d’Internet, qui constitue, incontestablement, une révolution d’ampleur égale aux débuts de l’écriture ou de l’imprimerie. En effet, le monde numérique est devenu de plus en plus indispensable à nos vies, au domicile, au travail, dans les relations amicales, amoureuses, en termes de choix de consommation, etc. et nous sommes en quelque sorte devenus « les acteurs de notre propre soumission ». Mais « à ceci près qu’il existe une asymétrie considérable entre les grandes entreprises technologiques, les grands pouvoirs économiques et politiques d’une part, et la multitude des internautes d’autre part ».

Quelles résistances face à la domination technologique ?

Face à ce qui leur parait contraire à un « humanisme pour le XXIème siècle », les auteurs analysent avec enthousiasme les modalités de résistance à l’emprise technologique sur nos existences. Si l’on retient quelques leçons de l’Histoire, cette résistance peut aller de la résistance physique et violente à la désobéissance civile, en passant par l’objection de conscience (à l’instar aujourd’hui des anciens dirigeants des GAFA qui ont pris leur distance pour fonder des organisations en faveur d’une nouvelle éthique dans le monde numérique). Mais au-delà des différentes façons de résister, violente ou non violente, attitude collective ou individuelle, les attitudes résistantes ont toujours comme point commun d’être minoritaires, d’organiser l’’action collective et de s’inscrire dans la durée avec un projet politique de long terme. En s’inscrivant dans le célèbre modèle ternaire d’Albert Hirschman d’exit, voice et loyalty, les résistants à la domination technologique comptent des individus (comme les lanceurs d’alerte), des institutions et des ONG qui choisissent de hausser la voix (voice) pour que les entreprises corrigent leurs façons de procéder ; la défection (exit) concerne tous ceux (certes minoritaires) qui ont décidé en conscience de ne plus utiliser sites, plateformes, applications et autres objets connectés ; la troisième voie possible concerne la loyauté (loyalty) quant à la technologie existante et la capacité à s’accommoder du monde numérique tel qu’il est. Mais il est aussi une voie plus radicale de « résistance » à la « déification technologique » et la « servitude numérique » qui consiste à contourner et « challenger » les entreprises existantes par des outils technologiques (logiciels, messageries, etc.) gratuits et davantage respectueux de la vie privée des personnes.

Pour Jean-Hervé Lorenzi, Mickaël Berrebi et Pierre Dockès, la forme de résistance la plus pertinente est en tout cas celle des défenseurs des valeurs humanistes, c’est-à-dire celle menée par ceux qui estiment qu’aucune technologie ne pourra jamais se substituer à l’homme. Ce n’est pas en la machine que l’homme doit croire, mais c’est en lui-même qu’il pourra trouver les ressources pour vaincre toutes les formes de violence et développer une philosophie qui permette de se protéger contre la technologie, tout en continuant à en profiter : « à ces nouveaux dogmatismes ne peuvent s’opposer que des résistances éparses, mais prometteuses, celles qui vont faire se lever la résistance à ce nouvel ordre établi » (…) Ainsi, « ce sont plutôt ces milliers d’initiatives qui, un peu partout dans le monde, expriment souvent de manière frustre et maladroite les premières réactions face à cette religion technologique ».

Les auteurs citent aussi comme signe de contestation de la déification technologique le paradoxe entre le monde numérique qui glorifie la dématérialisation, et le retour assez triomphal du disque vinyle et de la photographie argentique. Ces anciennes techniques ne remplaceront certes pas la perfection de la photographie numérique et de la facilité de la musique téléchargeable, mais elles coexisteront avec elles dans la mesure où certains souhaiteront conserver le charme de la photo traditionnelle et de l’expérience charnelle du rapport à la pochette des disques, la contemplation des illustrations, etc. Dans le domaine éducatif, les auteurs citent malicieusement les réticences des dirigeants de la Sillicon Valley contre l’addiction aux objets connectés et aux écrans, et qui inscrivent leurs enfants dans des écoles qui en restreignent soigneusement l’accès. Les dangers de la surcharge informationnelle sont en effet bien réels : la possibilité d’arriver à des contradictions, des inexactitudes ou des fausses informations (les fake news), la possibilité de fabriquer des rumeurs à grande échelle, et enfin l’incapacité pour les plateformes numériques et les personnes à trier et hiérarchiser dans le flux d’informations en continu.

Les auteurs ne militent pas pour une opposition radicale et frontale à la technologie mais, selon eux, « la vraie résistance consistera à rendre tous les hommes et toutes les femmes, quelle que soit leur catégorie socio-professionnelle, quelle que soit leur formation initiale, capables de s’adapter rapidement aux évolutions technologiques, et ce à plusieurs reprises dans leur vie professionnelle ».

Mais cette adaptation confiante à un futur robotisé ne pourra faire l’économie d’une volonté politique forte des Etat-nations pour inventer des régulations efficaces (comme peuvent l’être le RGPD, la CNIL, etc.) face aux géants du numérique, et particulièrement en matière de fiscalité et d’obligations juridiques en matière de respect de la vie privée. Pour cela il faudra converger selon les auteurs vers de bonnes pratiques, notamment en matière d’éducation afin, dès le plus jeune âge, de « donner le goût de devenir un citoyen libre ».

Finalement, Jean-Hervé Lorenzi, Mickaël Berrebi et Pierre Dockès estiment que la meilleure manière de résister serait de mieux maîtriser, contrôler ce monde virtuel, même si le démantèlement des grandes entreprises technologiques leur semble à terme « inéluctable », à condition que la volonté politique soit au rendez-vous. Mais pour les auteurs, il ne faut pas s’y tromper, la résistance à cette violence technologique sera d’autant plus difficile à mener que le monde numérique s’appuie sur la promesse de plaisir et de bien-être matériel perpétuellement renouvelée dans les objets de consommation et les services proposés, et c’est alors à la volonté populaire, par un mouvement bottom-up, d’imposer les transformations à même de préserver la cohésion sociale et la démocratie en s’appuyant sur la multitude des initiatives de la myriade des « nouveaux résistants ».

Quatrième de couverture

La technologie telle qu'elle se développe aujourd'hui est porteuse de formidables espoirs... Mais elle est aussi intrusive, dominatrice et un instrument d'enfermement dans des univers codifiés et manipulés. Jamais, dans l'histoire humaine, le progrès technique n'a donné autant de moyens à quelques acteurs privés - les GAFA ou leurs équivalents chinois, les BATX. Ils ont su remplacer le politique en imposant un nouveau modèle sociétal, qui en vient à menacer nos démocraties. Face aux géants, numériques et financiarisés se développe une résistance diffuse et plurielle. La solution ne viendra pas seulement des Etats. Citoyens, startups, hackers, ONG agissent, collectivement et dans leurs pratiques les plus individuelles, pour résister. Ils refusent de laisser conduire leur vie, leurs pensées, leurs choix philosophiques par un quelconque big data anonyme. Ce livre ne vise pas à donner la solution. Mais, au-delà des discours catastrophistes, il trace les contours du mouvement de réaction qui se fait jour, et qui ouvre un chemin vers un avenir respectable et souhaitable.

Les auteurs

  • Mickaël Berrebi est diplômé de l'ESSEC, financier et membre de l'Institut des actuaires.
  • Pierre Dockès est professeur d'économie honoraire à l'université Lumière-Lyon 2.
  • Jean-Hervé Lorenzi est professeur d'économie à l'université de Paris-Dauphine et président du Cercle des économistes.

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