La notion de société civile

Gautier Pirotte

 

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L'ouvrage


Parmi les notions contemporaines de la science politique, celle de société civile est l'une des plus imprécises, au point que certains cherchent à la remplacer par d'autres concepts. L'auteur de cet ouvrage en est conscient mais il défend son utilisation. "S'il convient d'être prudent dans l'emploi de cette notion, jamais totalement exempte d'investissement idéologique et politique, on ne peut pas pour autant rejeter l'étude scientifique des observations du terrain en condamnant les acteurs (auto)proclamés de la société civile pour usurpation de titre, sous peine de passer à côté de phénomènes sociaux comme indicateurs d'éventuels de changements d'ordre politique, économique, social ou culturel" (p. 108). Puisque de nombreux acteurs se définissent eux-mêmes comme "société civile", la notion a donc a un sens. Cette approche empirique et déductive ne conduira bien évidemment pas l'auteur à élaborer une définition unique des contours de la société civile. Il recherche au contraire dans chacun des champs sociologiques où apparaît cette expression les racines de la dénomination et le sens précis qu'elle revêt.

La société civile est aussi ancienne que la science politique. Dans l'Antiquité, grecque puis romaine, elle désigne avant tout la communauté des citoyens, l'association d'individus débattant de la chose publique, voire chez Cicéron la chose publique elle-même. Les deux grands philosophes chrétiens, Saint Augustin (IV° siècle) et Saint Thomas d'Aquin (XIII° siècle) distinguent la cité terrestre de la cité de Dieu, la société civile de la société religieuse, l'Etat de l'Eglise. Il faut attendre les théoriciens de l'Etat et du contrat pour que la notion acquière son sens contemporain. Thomas Hobbes désigne ainsi, dans la filiation des penseurs antiques, la société civile comme l'ensemble des hommes assujettis au souverain. John Locke y introduit une dimension plus économique et insiste davantage sur le lien volontaire entre ces hommes. Pour les penseurs des Lumières écossaises, au premier rang desquels Adam Smith, "la société civile ne se décrète pas, elle existe en dehors de toute intention" (p. 18). La pensée politique française des XVIII° et XIX° siècles, de Montesquieu à Constant et Tocqueville, ajoute à cette autonomie une dimension de contre-pouvoir liée à la création d'un régime démocratique. La société civile a alors acquis l'un de ses sens les plus courants, celui qui la distingue de l'Etat.

Au XIX° siècle, un autre usage apparaît, dans un champ plus économique. L'héritage des solidarités corporatives médiévales croisé avec les utopies ouvrières (Fourier et Proudhon, notamment) et les préoccupations des chrétiens sociaux (dont le sociologue Frédéric Le Play) conduit au développement de l'économie sociale, qui se revendique comme société civile. Ce courant s'éteindra au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, mais renaîtra dans les années 70, autour de Michel Rocard et de la deuxième gauche. Entre l'Etat et le marché, il y aurait un tiers secteur. La crise de l'Etat-Providence et l'effondrement des références marxistes ont renforcé cette société civile, demandeuse de gouvernance démocratique de l'économie.

Sur le terrain académique, la notion de capital social, développée en sociologie dès les années 70, redonne une place conséquente à la société civile. "Dans les théories libérales nord-américaines, où cette notion [de capital social] s'est particulièrement développée dans le courant des années 90, on suggère qu'au sein de la société civile, et plus particulièrement à travers le fourmillement associatif qui la définit, l'engagement citoyen produirait un stock identifiable de normes, valeurs, confiance et réseaux, bref une accumulation de capitaux sociaux qui rendrait possible un développement politique et harmonieux de la société" (p. 48). Ce lien étroit construit par de nombreux chercheurs, en particulier Robert Putnam, entre la vie associative et la société civile, repose sur une lecture un peu rapide de Tocqueville qui, dans De la Démocratie en Amérique, avait mis en avant l'importance de l'engagement associatif dans l'essor de la démocratie. Mais aucune frontière n'est posée à cet engagement. Comme le souligne l'auteur, un engagement dans le Ku Klux Klan a-t-il la même valeur que celui dans une association de soutien scolaire ou de protection de l'environnement ? Conscients de ces limites, plusieurs auteurs ont développé une approche plus normative de la société civile.

Certains chercheurs ont rapproché la société civile de l'espace public cher à Habermas. "La société civile devient cet espace public au sein duquel les différences sociales, les problèmes sociaux, les politiques publiques, l'action gouvernementale, les affaires communautaires et les identités culturelles sont mis en débat" (p. 55). Quatre traits sont alors mis en avant : la pluralité, le caractère public, le caractère privé (l'individu pouvant, après le débat public, s'émanciper et obéir à des choix moraux), et enfin le principe de légalité, encadrant les débats.

La notion de société civile a, en dehors des cercles de la recherche en sciences sociales, trouvé un terrain d'épanouissement en matière de développement. "Dans les années 80, on voit apparaître les prémices d'un nouvel intérêt pour d'autres forces sociales, d'autres acteurs du développement. Dans le champ académique, avec le courant post-développementaliste (…), la politique ne se réduit plus uniquement à l'Etat (…) et il convient à présent d'être attentif aux modes populaires d'action politique (…)" (p. 69). L'essor de la notion de bonne gouvernance est le signe d'un schéma dominant, qui voit dans la société civile éclairée le levier vers l'économie de marché et, in fine, vers la démocratie. Quant à l'existence d'une société civile internationale, identifiée par certains depuis l'émergence de nouveaux mouvements de contestation ayant pris les institutions internationales pour cible, l'auteur souligne fort justement qu'elle supposerait d'une part qu'ait été établi le caractère universel, et non seulement occidental, de la notion de société civile, et par ailleurs que soit surmontée l'hétérogénéité des intérêts qui caractérise ces mouvements de contestation.

En puisant dans la philosophie politique, la sociologie, l'histoire, la science politique, Gautier Pirotte propose une synthèse personnelle très enrichissante autour de la notion de société civile. On regrettera toutefois que les acteurs économiques ne soient que très peu présents dans ce panorama, alors que les entreprises se revendiquent de plus en plus comme des acteurs de la société civile.

 

L'auteur

Gautier Pirotte est sociologue au Pôle liégeois d'études des sociétés urbaines en développement (Pôle-Sud) ; il enseigne à l'Institut des sciences humaines et sociales de l'université de Liège (Belgique). Ses principaux travaux portent sur les secteurs associatifs d'Afrique subsaharienne et d'Europe de l'Est.

 

Table des matières

Introduction
I / Évolution de la notion de société civile

1. Communauté politique et civilisation - Koinonia politike  et societas civilis - La communauté des chrétiens

2. Considérations modernes - Société civile et état de nature - Société civile marchande - Le contre-pouvoir de la société civile - Le moment hégélien - Exploitation, hégémonie et révolution

3. Mouvement social et tiers-secteur - Mouvements ouvriers et économie sociale - Déclin et regain civiliste au XXe siècle

II / Usages sociaux et politiques contemporains

4. Citoyens, démocratie participative et espaces publics - Associations et production de capitaux sociaux - La notion de capital social - Les limites de l'approche associative - La dimension normative - La notion d'espace public – Citoyen et démocratie participative

5. La société civile dans les politiques de développement - L'État, moteur de la modernisation - Crises des États développeurs et crise du développement - De la bonne gouvernance à la cogouvernance - Démocratisation du développement, développement de la démocratie - Les organisations de la société civile au coeur du développement - Les objectifs du millénaire - Les Documents stratégiques de réduction de la pauvreté (DSRP) et les accords de Cotonou - Les limites d'un développement participatif

6. Vers une société civile globale ? - Existe-t-il des sociétés civiles non occidentales ? - Une société civile internationale ? - Le succès des organisations non-gouvernementales - La révolution associative globale - L'alliance opportune des ONG et des altermondialistes - Les facteurs favorables à une société civile internationale - Les obstacles à une société civile internationale - Le consommateur citoyen : une fausse piste ?

Conclusion - Repères bibliographiques - Repères Internet.

 

Quatrième de couverture

Depuis la fin de la guerre froide, la notion de société civile s'est imposée tant dans le langage profane que dans le discours savant, dans les récits médiatiques ou encore dans la "littérature grise" des institutions internationales (Union européenne, Banque mondiale…). Théoriquement objet de conceptions différentes au sein de la philosophie politique occidentale, elle semble réfractaire à toute tentative de définition extensive et subit, aux yeux de beaucoup, un investissement idéologique régulier peu propice à un usage scientifique rigoureux. Cet ouvrage cherche à éclairer le lecteur sur cette notion et quelques-uns de ses usages sociaux les plus répandus (démocratie participative, coopération au développement, solidarités internationales), illustrant ainsi la place prise par la société civile au croisement de multiples débats et réflexions sur l'évolution des sociétés contemporaines du Nord comme du Sud.
 

 

 

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