La manifestation

Olivier Filleule et Danielle Tartakowsky

L'ouvrage

 

 


Un ouvrage sur la manifestation est certainement une bonne manière d'inaugurer une collection intitulée "Contester" et proposée par les Presses de SciencesPo ! L'approche la plus immédiate du sujet est, bien évidemment, historique. Inspirés par les travaux de Charles Tilly, l'un des chercheurs ayant travaillé sur la manifestation, les auteurs rappellent que celle-ci "appartient au répertoire d'action collective qui s'affirme au milieu du 19ème siècle, dans une société marchande marquée par le triomphe de la révolution industrielle qui vaut aux actions locales et encadrées par les élites traditionnelles, hier prévalentes, de le céder à des actions nationales et autonomes et ne s'affirme donc qu'une fois tournées les pages des révoltes et des révolutions" (p. 12). Dans cet esprit, les regroupements de l'Ancien Régime ne peuvent être considérés comme des manifestations car ils sont souvent formés à l'occasion de fêtes et ne comportent pas de registre protestataire. L'origine est plutôt à chercher du côté de l'Angleterre, où les partisans de réformes parlementaires, de l'abolition des Corn Laws (lois protectionnistes sur les céréales) et de l'adoption du suffrage universel tentent de construire une opinion publique nationale à travers ce type de mouvement.

En France, les cortèges se formant lors des grèves seront durement réprimés jusqu'au début de la Troisième République. Mais même sous ce régime, l'acceptation sera lente. "Les Républicains des années 1880 doivent à leur individualisme philosophique de tenir les corps intermédiaires pour des fonctions écrans entre le citoyen électeur et les élus, seule expression légitime du peuple souverain. (…) [Le nouveau régime] dénie, dès lors, toute légitimité à des mouvements destinés à se faire entendre des pouvoirs publics par d'autres voies [que le suffrage universel]. Aussi n'intègre-t-il pas la manifestation au rang des libertés démocratiques qu'il garantit alors" (p. 37). Apanage des mouvements ouvriers, la manifestation va progressivement être adoptée par d'autres familles politiques (catholiques, libéraux, nationalistes…) et gagner ainsi en respectabilité. En 1935, le régime de déclaration, qui prévaut aujourd'hui encore, est adopté. Cette lente maturation de la manifestation en France prête à sourire, quand on voit qu'elle est à l'heure actuelle devenue un ersatz de référendum d'initiative populaire, à même de légitimer un gouvernement (en particulier lors de la crise irakienne), mais aussi de provoquer la démission d'un ministre.

Car la manifestation s'est, partout, institutionnalisée. Quatre éléments caractérisent, selon O. Filleule et D. Tartakowsky, une manifestation : l'occupation physique de lieux ouverts, l'expressivité, le nombre des participants (s'il est impossible de déterminer un minimum, il ne l'est guère plus d'imaginer une manifestation tout seul) et enfin la nature politique de la démonstration. On voit par là que la violence ne fait pas partie des critères. Si elle a pu être très présente à l'apparition du phénomène, elle a fortement décru. "Il apparaît clairement que les manifestations violentes sont d'abord le fait des couches anciennes du salariat, non spécifiquement urbaines, et les catégories indépendantes en déclin" (p. 80). Ce sont donc les catégories les moins intégrées politiquement qui semblent recourir à la violence. Parfois même, comme pour les émeutes en banlieue, l'étape de la manifestation, sans doute trop institutionnalisée, est écartée et la violence explose sans que les revendications aient été portées dans l'espace public. A l'inverse, les manifestations récurrentes traduisent un signe de politisation. "Les données disponibles indiquent (…) avec constance que le recours à la manifestation, plutôt que d'être corrélé à telle ou telle forme de désaffiliation ou de rejet des formes conventionnelles de la politique, est au contraire étroitement articulé à la participation politique classique comme le fait de voter ou de militer dans un parti ou un syndicat" (p. 54). Ce lien, solidement établi, semble toutefois en voie d'affaissement, selon les dernières enquêtes. Mais sans doute cette décorrélation est-elle liée pour partie à la baisse du taux de syndicalisation et à la désertion des partis politiques observées dans la plupart des Etats occidentaux.

L'approche historique permet donc de faire de nombreux liens avec les pratiques politiques. Quant aux sociologues, leur intérêt pour les manifestations passe par l'analyse des mouvements de foule, dans la mouvance du courant de psychologie sociale. Au début du 20ème siècle, Emile Durkheim en France et Richard Park à Chicago poursuivent la réflexion. "L'impression d'unanimité qui se dégage des foules ou des publics est due selon eux non plus à la juxtaposition de comportements individuels identiques, mais à l'existence d'un phénomène social, l'apparition d'une nouvelle norme qui, tout comme dans les situations normales, agit sur les comportements individuels" (p. 106).

Dans les années 60, les sociologues demeurent imprégnés de cette approche par la norme et insistent sur le contrôle social pour expliquer les comportements individuels dans les manifestations. Dans le même esprit, les disciples de Goffmann développent une analyse des comportements individuels des manifestants à partir des interactions entre les membres du groupe. Toujours dans les années 70, Clark McPhail élabore une grille de quarante comportements, qui se rassemblent en trois grandes catégories : les actions sollicitées (l'animateur qui lance des slogans dans un mégaphone), les actions spontanées du groupe (applaudissements…) et enfin les actions spontanées individuelles. Les années 90, enfin, voient le développement des Insura (Individual surveys in rallies). Ces enquêtes en face à face, sur le vif, présentent des biais, en particulier du fait que la personne interrogée répond au milieu des autres manifestants et peut ainsi perdre en spontanéité, mais elles permettent de saisir les motivations des manifestants. Les sociologues se sont, enfin, intéressés à la manifestation en tant que facteur de socialisation. Ils ont ainsi décrit la palette des réactions individuelles des manifestants, allant du sentiment d'appartenance à la prise de conscience personnelle d'un enjeu politique ou social.

Aux confins de la science politique et de la sociologie, enfin, de nombreuses études ont porté sur l'impact des manifestations dans l'espace public, en particulier sous l'angle médiatique. Les auteurs soulignent que le désir de couverture médiatique est aussi ancien que les médias. Ils rappellent notamment que les manifestants de la Belle Epoque se mettaient en scène pour susciter l'intérêt des journalistes, et que les partis de gauche, mais aussi les Ligues des années 30 se sont dotés de leur propre service d'images, afin de concurrencer les scènes jugées défavorables des actualités cinématographiques. Les médias jouent un rôle essentiel en termes de mise sur l'agenda d'une question sociale ou politique. Les études sociologiques mettent en avant quatre critères pour expliquer l'intérêt que peut soulever une manifestation pour les médias : son caractère nouveau (en particulier au vu du risque de routine, réel lorsque les manifestations sont nombreuses), le nombre de manifestants (la barre du million étant, en France, devenue un objectif), le caractère national et enfin le mode d'action. Une cause déjà sensible attirera davantage qu'une cause totalement nouvelle, dont la nouveauté surprendra, voire irritera. Le traitement est tout aussi décisif : une cause écologique abordée par le NIMBY (not in my backyard, c'est-à-dire le refus de voir s'installer une décharge ou une centrale sur son territoire) sera moins bien perçue que la même cause formulée en termes d'intérêt général. La sociologie des médias a également mis au jour les logiques internes à la profession de journaliste. Ainsi, le poids du journaliste dans son média est décisif pour imposer le traitement d'une actualité. Par exemple, un pigiste aura tendance à ne pas traiter la manifestation car il ne sera payé que si l'article paraît. Or, si son article n'est pas publié le jour même, il ne pourra pas l'être ensuite, vu le caractère rapidement obsolète de ce type d'information. Un autre souci pour les manifestants consiste à faire entendre leurs arguments face à des médias a priori plus attachés à l'affrontement et au spectaculaire qu'à la rationalité du discours.

Etude du groupe et des individus qui le composent, étude des effets du groupe sur la sphère extérieure, étude de la constitution du groupe en tant qu'objet social : les sciences sociales ont beaucoup apporté à la compréhension de la manifestation, phénomène si fréquent dans les démocraties européennes qu'il semble ne plus receler de mystère, alors qu'il est porteur de significations nombreuses, que cet ouvrage présente de manière synthétique.

 

 

 

L'auteur

Olivier Filleule est professeur de sociologie politique à l'Université de Lausanne (IEPI-Crapul) et directeur de recherche CNRS au CRPS (Centre de recherches politiques de la Sorbonne, Université Paris-I).

Danielle Tartakowsky est professeur à l'Université Paris-8 et chercheur associé au CHS (Centre d'histoire sociale du 20ème siècle de l'Université Paris-I).

 

 

 

 

Table des matières

Remerciements

Introduction
Le fait manifestant
Un espace de lutte
Aborder un objet complexe

Chapitre 1- L'affirmation d'un nouveau répertoire d'action
La matrice britannique
Mouvements ouvriers et manifestations
Suffrage universel et manifestations
Systèmes nationaux et mouvements transnationaux

Chapitre 2 -Vers une démocratie de protestation ?
Légitimité du recours à la rue
La manifestation dans les enquêtes d'opinion
Qui manifeste ?

Chapitre 3 - L'approche par les événements
La morphologie des manifestations
Diffusion et circulation transnationale
Vers la forclusion de la violence ?

Chapitre 4 - Qu'est-ce qui fait courir les manifestant(e)s ?
Identité, adhésion et socialisation
Les effets individuels de la manifestation
La structure et la dynamique des manifestations
Les sondages dans les manifestations
Effets socialisateurs de la participation

Chapitre 5 - La manifestation dans l'espace public
Logiques de la couverture médiatique
Se faire comprendre
Le maintien de l'ordre et de la sphère publique
Quand faire c'est dire

 

 

 

 

Quatrième de couverture

La manifestation est sans doute la forme la plus commune d'expression politique, tant dans les pays démocratiques, où sa légitimité le dispute avec plus ou moins de bonheur aux formes plus conventionnelles de participation comme le vote, que dans les pays non démocratiques, où elle accompagne les tentatives de révolte et de renforcement.

Dans cet ouvrage de synthèse, les auteurs proposent une analyse sociologique et historique de ce mode d'action politique, avec ses normes et ses règles, ses légendes et ses mythes, ses épisodes glorieux et ses heures sombres.
Mais surtout, au-delà de l'interrogation sur la place de la manifestation dans le répertoire d'action contemporain et dans les luttes politiques, c'est aussi à une analyse au plus près des manifestants eux-mêmes et de "ce qui les fait courir" que cet ouvrage nous invite.
 

 

 

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