De l'enfant au citoyen

Maroussia Raveaud

L'ouvrage

Le rôle qu'une société assigne à son système éducatif, ainsi que le fonctionnement quotidien des écoles, est riche en enseignements sur l'organisation politique d'un pays. C'est cette piste qu'explore la sociologue Maroussia Raveaud dans cet ouvrage. Son enquête l'a conduite dans des écoles maternelles et primaires françaises et britanniques. Aux données de terrain ont été ajoutées la lecture des ouvrages théoriques de référence sur l'école dans chacun des deux pays, ainsi que des textes officiels.
Pour construire son raisonnement, l'auteur bâtit cinq idéaux-types explicatifs des fonctions que peut remplir l'école. L'école-famille « est un lieu de vie avant d'être un lieu de transmission des savoirs. Les relations y sont placées sous le signe de l'harmonie et de l'affection, en attachant une grande importance à ce que les enfants se reconnaissent dans la Famille et s'y investissent » (p. 130). A l'inverse, « l'école-cité appréhende l'écolier indépendamment de tous ses liens familiaux, amicaux, associatifs, religieux, etc. Cette oblitération des caractéristiques particulières et des appartenances familiales et communautaires est conçue comme une condition nécessaire de l'égalité de statut qui caractérise les membres de la Cité » (p. 137). Maroussia Raveaud identifie également l'école-morale, au sein de laquelle les valeurs ont la primauté sur les savoirs. L'idéal-type du Jardin d'Enfants, par ailleurs, valorise l'enfant en tant qu'être spécifique, non assimilable à un adulte en modèle réduit. Alors que l'école-cité repose largement sur le Contrat social de Rousseau, le Jardin d'Enfants s'inscrit dans la continuité de Emile. L'école-honneurs, enfin, met en avant l'individu à raison de ses performances scolaires, avec pour finalité de le détacher du groupe.


Aucun de ces idéaux-types ne décrit à lui seul les motivations d'un système scolaire. L'école française comme l'école anglaise empruntent à ces différents modèles, dans des proportions toutefois très différentes. L'école française est en effet très inspirée de l'idéal-type école-cité. L'enfant est considéré comme un individu, mais en faisant abstraction de l'ensemble de ses particularismes. L'accent est mis sur la transmission des savoirs, constitutive de la formation d'un citoyen. Les autres types sont nettement moins présents, en particulier l'école-morale. La morale de l'école française est avant tout sociale, consistant à faire intégrer aux élèves des normes de comportement liées à la vie en collectivité. Elle ne concerne quasiment jamais la morale individuelle, ayant abandonné officiellement depuis longtemps la pratique des récompenses. L'éducation civique reprend ses droits.


Dans l'école anglaise, en revanche, domine l'idéal-type de l'école-famille. Les enseignants recherchent avant tout le bien-être de l'enfant, son épanouissement individuel. La transmission des savoirs occupe certes une large place, mais elle ne revêt pas la même valeur symbolique qu'en France. Elle est bien davantage axée sur le vécu de l'enfant, sur ses expériences sensibles, s'inscrivant en cela dans la filiation de Locke, tandis que l'école française reste fortement imprégnée de cartésianisme. En outre, l'école anglaise reconnaît les particularismes individuels, liés notamment à l'origine géographique ou à la religion, là où l'école française tente de les dépasser. Cette reconnaissance de la différence s'observe jusque dans la mise en place d'une pédagogie différenciée et d'un système de correction des épreuves bien davantage centré sur l'élève que sur son travail. « Notes françaises et annotations anglaises ne remplissent visiblement pas les mêmes fonctions. Les enseignants français visent « l'objectivité » en tentant de mesurer la qualité du travail accompli sur une échelle unique, indépendante des enfants. (…) Les enseignants anglais ont des objectifs très différents : leurs annotations sont conçues comme une réaction personnalisée à un travail, lui aussi personnalisé puisque différent pour chaque élève, et ces annotations portent sur l'enfant lui-même et non sur son seul travail » (p. 68).


A l'aide de cette comparaison, établie à l'aide d'un subtil croisement d'informations de terrain et de sources documentaires, Maroussia Raveaud brosse en fait deux conceptions antinomiques de la citoyenneté développées dès l'école. En France, règne la « citoyenneté par dissociation » (p. 184), centrée sur la mise à l'écart des particularismes. « De l'action sur le corps à la détermination des savoirs à transmettre et des compétences à évaluer, en passant par les modes de valorisation et de sanction, l'école construit en permanence des séparations entre la sphère publique, à l'intérieur de laquelle elle construit son domaine d'action légitime, et la sphère privée, qu'elle laisse soigneusement en dehors de ses murs » (p. 185). Une telle approche renvoie à l'abstraction républicaine, d'une part fortement individualiste, puisqu'elle peine à reconnaître tout intermédiaire entre elle et le citoyen, mais d'autre part volontairement ignorante des éléments constitutifs de l'individu, ne connaissant que des êtres politiques tournés vers la recherche de l'intérêt général. Si l'école française s'appuie parfois sur la famille, c'est pour copier son mode de socialisation, dans les premières années, avant d'inviter les élèves à le dépasser.


Rien de tel en Grande-Bretagne, qui promeut une « citoyenneté par imbrication ». Dans ce pays de tradition libérale et religieuse, « bien peu sont les aspects de la personne qui n'ont pas droit (et devoir) de cité à l'école. La mission de l'école ne se définit pas en opposition avec le monde domestique, elle ne délimite pas un domaine restreint de la légitimité dont elle serait seule responsable. Comme la famille, l'école tente de ménager les individualités, en respectant les rythmes d'apprentissage, les centres d'intérêt, et les appartenances communautaires de chacun » (p. 179).


Au regard de l'enquête dense conduite par Maroussia Raveaud, l'école apparaît donc bien comme un marqueur des ambitions collectives d'un pays. Attachée à l'épanouissement de l'individu, la société britannique a construit une école en prolongement de la famille. Soucieuse, à l'inverse, de former des citoyens et de libérer les consciences des attaches personnelles, la France a confié l'essentiel de cette mission à son système d'enseignement.

L'auteur

  • Maroussia Raveaud est maître de conférences en civilisation britannique à l'Université du Maine.

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