Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière

Carmen M. Reinhart ; Kenneth S. Rogoff

Les crises financières ont des visages multiples :

  1. les « défauts souverains », qui surviennent quand les gouvernements se trouvent dans l’incapacité de rembourser leurs obligations intérieures ou extérieures,
  2. les crises bancaires, dans lesquelles un pays s’aperçoit qu’un vaste pan de son secteur bancaire est devenu insolvable par suite de lourdes pertes sur ses investissements, ou encore en cas de panique bancaire,
  3. les crises de change, qui se caractérisent par la chute brutale de la valeur d’une devise nationale,
  4. les épisodes d’inflation élevée enfin, puisqu’un bond inattendu de l’inflation équivaut de fait à un défaut de paiement, étant donné qu’il permet à tous les débiteurs de rembourser leurs dettes dans une monnaie dont le pouvoir d’achat a brutalement diminué.

L’ouvrage de Reinhart et Rogoff s’intéresse particulièrement à deux formes de crise, qui sont d’actualité : les crises de la dette souveraine et les crises financières. Une des originalités les plus remarquables de cet ouvrage réside dans le fait que les auteurs s’appuient sur une énorme base de données qui couvre le monde entier et remonte jusqu’à la Chine du XIIème siècle et l’Europe médiévale. Ces données proviennent d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Nord et d’Océanie. Alors que les analystes considèrent souvent le passé à partir de données issues de l’histoire récente (la littérature sur la dette et les défauts de paiement repose bien souvent sur les données collectées depuis 1980), Reinhart et Rogoff scrutent de longues périodes historiques afin d’ouvrir de nouvelles perspectives d’analyse et de recherche sur les politiques publiques
 

Quelques définitions importantes

Reinhart et Rogoff distinguent deux grands types de crises : les crises définies par des seuils quantitatifs et les crises définies par les événements.
Les crises définies par des seuils quantitatifs sont d’abord les crises inflationnistes que l’on identifie à partir d’un seuil d’inflation d’au moins 40% sur douze mois – seuil évidemment conventionnel puisqu’on peut soutenir d’une part que l’inflation a des effets pernicieux à des niveaux inférieurs et d’autre part que le seuil d’inflation jugé choquant varie selon les périodes historiques : avant la Première Guerre mondiale, les taux d’inflation étaient bien plus bas qu’aujourd’hui. 

Parmi ces crises, il convient également de citer les krachs monétaires, qui sont des dépréciations annuelles du taux de change d’une valeur supérieure à 15%, et les altérations monétaires, qui étaient les précurseurs des crises inflationnistes à l’époque où les moyens d’échange principaux étaient les pièces métalliques (réduction du contenu métallique des pièces en circulation).
Les crises définies par des événements sont des crises bancaires ou des crises de défauts intérieurs ou extérieurs. La crise bancaire se caractérise soit par une panique bancaire qui mène à la fusion ou à la prise de contrôle d’une ou plusieurs institutions financières par le secteur public, soit, en l’absence de panique, à la fermeture, à la prise de contrôle ou au renflouement massif d’une importante institution financière. 

La crise de la dette extérieure (montant total de dette d’un pays envers des créanciers étrangers, publics et privés) se traduit par un défaut de paiement manifeste sur un emprunt obligataire extérieur, c’est-à-dire une incapacité de rembourser les créances libellées dans une devise étrangère et détenues par des créanciers étrangers. Ainsi, en 2001, l’Argentine n’a-t-elle pu rembourser 95 milliards de dette extérieure. 

La crise de la dette publique intérieure (ensemble des dettes d’un Etat émises dans le cadre national et soumises au droit national, quelle que soit la nationalité du créancier ou la devise dans laquelle la dette est libellée) se produit classiquement dans un contexte économique bien pire que celui de la moyenne des défauts extérieurs. Les informations sur la dette intérieure et ses crises sont rares, parce que celle-ci n’implique généralement pas de puissants créanciers extérieurs. Mais il y a tout de même des exemples célèbres de crise de la dette publique intérieure comme la crise mexicaine de 1994-1995. Début 1994, les autorités mexicaines avaient émis des « tesonobos », instruments obligataires remboursables en pesos mais indexés sur le dollar, pour lutter contre les pressions spéculatives dont était victime le peso. Mais dès la fin de l’année 1994, une nouvelle vague de spéculation se déclencha contre le peso. Sans un renflouement accordé par le Fonds monétaire international et le gouvernement américain, le Mexique aurait sans doute fait défaut sur ses dettes souveraines, puisque la réserve en dollars de la banque centrale mexicaine était presque épuisée, et n’aurait pu suffire à couvrir les obligations arrivant à échéance.
 

La dette publique

La crise de la dette publique extérieure est un phénomène historique récurrent. On peut relater des centaines d’épisodes où des pays souverains ont fait défaut sur leur dette souscrite auprès de créanciers extérieurs. Parmi ces crises de la dette, on peut notamment citer celle liée aux prêts accordés par les financiers florentins au roi d’Angleterre Edouard III au XIVème siècle, celle consécutive aux emprunts obtenus par la monarchie espagnole des Habsbourg auprès de banquiers allemands, ou encore celle de l’Amérique latine des années 1970, qui s’explique par les prêts massifs consentis par les banquiers new-yorkais. Dans ses premières années en tant qu’Etat-nation, la France a fait défaut huit fois sur sa dette extérieure. Et si l’Espagne n’a fait défaut que six fois avant 1800, elle a dépassé par la suite la France avec sept défauts de paiement au XIXème siècle, soit un total de treize épisodes. On constate que c’est au moment où les puissances européennes passent par la phase de développement du marché qu’elles connaissent ces problèmes de défaut sur la dette extérieure, de la même manière que de nombreux pays émergents aujourd’hui. Les défauts souverains modernes se trouvent en effet en Amérique latine et dans les pays européens pauvres, mais aussi dans la Chine précommuniste et dans l’Inde et l’Indonésie des années 1960. Quant à l’Afrique postcoloniale, elle enregistre tant de défauts qu’elle l’emporte sur n’importe quelle autre région émergente.

La dette publique intérieure, donc la dette émise par l’Etat sur son propre territoire, si elle est largement ignorée des décideurs et chercheurs contemporains, a certainement été très importante pendant de nombreuses périodes et peut aider à résoudre un certain nombre d’énigmes relatives aux épisodes de forte inflation et de déficit. En effet, dès lors que la dette n’est pas indexée, les gouvernements ont intérêt à réduire sa valeur réelle par l’inflation. 
Un des intérêts majeurs du livre de Reinhart et Rogoff est de montrer les liens qui unissent dette intérieure et dette extérieure. Si tant de pays font défaut sur leur dette extérieure à des seuils d’endettement apparemment bas, c’est parce que l’état de leurs finances publiques, et tout particulièrement de la dette obligataire interne, est souvent dramatique. Cette réalité est ignorée parce que les gouvernements réussissent souvent à dissimuler cette variable macroéconomique essentielle qu’est la dette publique intérieure. Au vu des données présentées par Reinhart et Rogoff sur les défauts historiques sur la dette publique intérieure (catalogue qui couvre deux siècles et soixante-six pays), il est clair que les chercheurs devraient revisiter les études empiriques sur la soutenabilité de la dette étatique extérieure et sur les raisons qui poussent les gouvernements à rechercher une inflation élevée en définissant plus largement la dette étatique ou garantie par l’Etat. Il est clair aussi qu’il faudrait surmonter les réticences des gouvernements à publier des séries chronologiques fiables sur la dette intérieure, puisque ceux-ci craignent que les marchés de capitaux réagissent en demandant des primes de risque plus élevées sur les nouvelles émissions. A cet égard, on peut considérer qu’une agence internationale fournirait un bien public précieux si elle parvenait à imposer des obligations élémentaires d’information et de transparence aux différents pays.
 

Les crises bancaires

Les crises bancaires trouvent leur origine dans le fait que les banques empruntent à court terme, sous la forme de dépôts susceptibles d’être remboursés sous un préavis relativement bref, et qu’elles prêtent à long terme : les crédits qu’elles accordent ont une maturité longue et sont difficilement convertibles en trésorerie. Si, pour une raison quelconque, les déposants veulent retirer leur argent tous à la fois, cela pose un problème puisque, la banque ne pouvant pas céder son portefeuille d’actifs illiquides, elle risque d’être incapable des rembourser ses déposants. C’est ce qui s’est passé au moment de la panique bancaire concernant la banque britanniqueNorthern Rock. En septembre 2007, celle-ci a vu s’allonger les files d’épargnants affolés, et la propagation de la panique a obligé le gouvernement à prendre le contrôle de la banque et à garantir davantage son passif. Cette crise de confiance ne concerne d’ailleurs pas seulement les banques. Toujours en 2007, la crise a affecté les géants financiers du shadow banking (système bancaire parallèle, qui concerne les intermédiaires financiers non bancaires qui participent au financement de l’économie, comme les compagnies d’assurance, les fonds de pension, les banques d’investissement, etc.) dont les créanciers ont refusé de proroger les prêts à court terme. Cela les a amenés à brader leurs actifs sur le marché, ce qui a eu pour conséquence de faire baisser les cours, engendrant de nouvelles pertes et un cercle vicieux de baisse de la confiance. Sur le marché financier, comme on sait, la confiance appelle la confiance, et la défiance appelle la défiance.

Les crises bancaires frappent depuis longtemps les pays riches comme les pays pauvres, ainsi que les auteurs en font la démonstration à l’aide de leur échantillon central de soixante-six pays. Dans les pays à revenus élevés comme dans les pays à revenus bas ou intermédiaires, l’incidence des crises bancaires s’avère remarquablement similaire. Les crises bancaires conduisent presque invariablement à une forte baisse des recettes fiscales, tandis que d’autres facteurs entraînent une augmentation des déficits, comme le jeu des stabilisateurs fiscaux automatiques ou l’alourdissement des intérêts payés à cause du relèvement des primes de risque et de la dégradation des notations. En moyenne, d’après Reinhart et Rogoff, à l’époque moderne, la dette étatique réelle augmente de 86% dans les trois ans qui suivent une crise bancaire. Les finances publiques subissent donc des conséquences largement supérieures aux coûts habituels de renflouement des banques.

L’histoire des crises bancaires est ainsi souvent la répétition du même scénario, et la crise de 2007 n’échappe pas à cette logique implacable, venant démentir l’affirmation d’Alan Grennspan, président de la Réserve fédérale des Etats-Unis de 1987 à 2006, qui affirmait que grâce à des innovations financières comme la titrisation ou le pricing d’option, on était désormais mieux à même de disperser les risques, en rendant plus liquides des actifs traditionnellement illiquides. Bien avant 2007, de nombreux signaux d’alarme existaient, comme les emprunts effectués par les Etats-Unis à l’étranger, l’inflation du prix des actifs, l’endettement des ménages, le ralentissement de la production. Surtout, l’énorme augmentation du prix des logements (plus de 100% en cinq ans) aurait dû être un signal capital, d’autant qu’elle était alimentée par un effet de levier croissant. Début 2008, la valeur totale des hypothèques aux Etats-Unis atteignait environ 90% du PIB. Si les Etats-Unis n’ont pas fait défaut jusqu’à aujourd’hui, c’est parce que les investisseurs mondiaux ont acheté en masse des bons du Trésor américain, confiants dans les bas taux d’intérêt pratiqués et la vigueur relative de la monnaie américaine. Mais sur le long terme, le taux de change et les taux d’intérêt américains pourraient bien retrouver des niveaux plus conformes à la situation réelle de ce pays, surtout si rien n’est fait pour rétablir un équilibre budgétaire soutenable à long terme.
 

Conclusion : quelques enseignements importants

Que retenir de l’histoire des crises financières afin de mieux amortir l’impact des crises futures ? Reinhart et Rogoff dégagent trois enseignements majeurs.
Le premier porte sur le repérage des signes avant-coureurs de crise. Parmi les indicateurs des crises bancaires, les deux économistes proposent d’accorder une attention particulière au prix réel des logements. Selon eux, surveiller le prix de cet actif aide clairement à anticiper des scénarios de crise bancaire potentielle.

Le deuxième enseignement met en relief le rôle des institutions internationales (Fonds monétaire international et Banque mondiale) .Celles-ci peuvent réduire les risques en permettant de disposer de données plus transparentes sur les bilans des banques et sur la dette étatique (établissement de normes rigoureuses de comptabilisation de la dette étatique, couvrant les garanties implicites et les éléments hors bilan). Elles peuvent également réduire les risques en imposant des réglementations relatives à l’endettement.

Le troisième enseignement se rapporte à la « montée en grade » (graduation) : à partir d’un certain niveau de développement (appréhendé par le revenu par tête, la capacité de rompre avec les politiques procycliques de stabilisation, etc.), les pays cessent de faire défaut sur leur dette souveraine. Si cette montée en grade est indiscutable dès lors qu’il s’agit de la dette souveraine, elle est bien plus fragile en cas de crise financière et bancaire. En conséquence, aucun pays n’est à l’abri et il faut dépasser le syndrome du « cette fois, c’est différent ». La leçon principale de l’histoire à cet égard est que même si les institutions et les dirigeants s’améliorent, la tentation d’aller trop loin est toujours là. De même que les plus riches des individus sont toujours menacés par la banqueroute, un système financier peut s’effondrer sous le poids de la contagion mimétique des comportements. Les économies qui usent massivement de l’effet de levier sont rarement éternelles, surtout quand l’endettement croît sans contrôle. Dans de telles économies, la surveillance des signaux d’avertissement est capitale pour évaluer les risques.
 

Les auteurs

Carmen M. Reinhart est professeur d’économie à l’université du Maryland et donne souvent des conférences au FMI et à la Banque mondiale.

Kenneth S. Rogoff est professeur d’économie à Harvard. Il a dirigé le service des études du FMI de 2001 à 2003. Il est l’auteur de nombreux articles et de tribunes régulièrement reprises dans la presse internationale, y compris en français. 
 

Table des matières

Première partie. Crises financières : une amorce opérationnelle
I- Les types de crise et leur datation
II- L’intolérance à la dette : genèse des défauts en série
III- Une base de données internationale sur les crises financières avec une perspective de long terme

Deuxième partie. Crises de la dette souveraine
IV- Digression sur les fondements théoriques des crises de la dette
V- Cycles de défaut souverain sur la dette extérieure
VI- Les défauts extérieurs à travers l’histoire

Troisième partie. L’histoire des dettes et défauts intérieurs
VII- Faits stylisés des dettes et des défauts intérieurs
VIII- La dette intérieure : le chaînon manquant qui explique défauts extérieurs et forte inflation
IX- Défaut intérieur et défaut extérieur : lequel est le plus grave ? Lequel commande l’autre ?

Quatrième partie. Crises bancaires, inflation et krachs monétaires
X- Crises bancaires
XI- Le défaut par altération monétaire : un grand classique de l’ « Ancien Monde »
XII- Inflation et krachs monétaires modernes

Cinquième partie. La débâcle des subprimes américains et la seconde grande contraction
XIII- La crise des subprimes aux Etats-Unis : une comparaison internationale et historique
XIV- Les lendemains des crises financières
XV- Les dimensions internationales de la crise des subprimes : résultat d’une contagion ou de fondamentaux communs ? 
XVI- Indicateurs composites d’agitation financière

Sixième partie. Qu’avons-nous appris ?
XVII- Réflexions sur les signes avant-coureurs, la montée en grade, les réactions politiques et les faiblesses de la nature humaine
 

Quatrième de couverture

Ecrit par deux économistes de notoriété internationale, Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, ce livre répond à une question lancinante : comment pouvons-nous enfin nous protéger des turbulences financières ? Aussi loin que l’on remonte dans le temps, des dépréciations monétaires du Moyen Âge à l’effondrement des titres subprime de 2007, on s’aperçoit que les crises financières et les bulles spéculatives viennent régulièrement perturber l’économie.

Or ces crises présentent de nombreux traits communs, soulignent les auteurs en s’appuyant sur l’énorme base de données internationale qu’ils ont constituée pour ce livre. Et la plus paradoxale de ces ressemblances est celle-ci : avant chaque désastre, de bons esprits affirment que « cette fois, c’est différent ». Qu’on se souvienne d’Alan Greenspan, l’ancien président de la Fed, qui a multiplié les déclarations en ce sens.

Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff dressent une typologie des crises – paniques bancaires, crises inflationnistes, défauts souverains… - et exposent les mécanismes de contagion d’un type à l’autre. Ils montrent également que ces crises partagent des traits similaires dans leurs conséquences ; durée, taux de chômage et d’inflation élevés, aggravation de l’endettement public, etc.

D’une lecture aisée, cet ouvrage de référence fait largement appel à des tableaux et graphiques particulièrement éclairants. Depuis des mois, il caracole en tête des ventes de livres d’économie aux Etats-Unis. A quoi tient ce succès hors normes d’un livre consacré à un sujet a priori austère ? Sans doute à son caractère très actuel : les difficultés récentes de pays comme la Grèce ou l’Irlande lui donnent même des accents quasi prophétiques. Et ses constats obligent le lecteur à se poser quelques questions sans concession, voire angoissantes, sur la situation financière actuelle de certains pays développés.

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