3 controverses de la pensée économique Travail, dette, capital

Jean-Marc Daniel

Introduction

Dans son dernier ouvrage, Jean-Marc Daniel invite le lecteur à se plonger dans une stimulante histoire de la pensée économique, pour mieux comprendre des débats parmi les plus essentiels de notre temps en matière de politique économique. Si la science économique est régulièrement remise en cause, moquée, vilipendée notamment pour les biais politiques qui polluent parfois son discours, pour l’excès du recours à la mathématisation, ou encore pour son incapacité à prévoir la survenue des crises, elle a tout de même acquis ses lettres de noblesse académiques au fil du temps. Elle fournit en effet une boîte à outil précieuse qui s’est enrichie au fil du temps, grâce aux travaux des différentes écoles de pensée depuis la naissance de l’économie politique au XVIIIème siècle, avec les physiocrates et Adam Smith. Si son corpus analytique est aujourd’hui solide, l’histoire des théories économique a été émaillée de controverses qui constituent des moments clés : Jean-Marc Daniel en retient trois, sur la question du travail face au progrès technique, sur la nature de la dette et ses implications macroéconomiques, et sur la mesure du capital. Il explique l’actualité de ces disputes entre économistes qui restent pertinentes pour saisir les enjeux cruciaux d’aujourd’hui.

Depuis les temps les plus anciens, le progrès technique est accusé de dévorer l’emploi, et à chaque nouvelle vague d’innovations, l’angoisse de la « fin du travail » revient sur le devant de la scène. Cette crainte est d’autant plus aiguë que le travail humain est associé à la création de toute richesse : la machine est donc, depuis le XIXème siècle et le mouvement luddite des ouvriers tisserands qui parcouraient la campagne anglaise pour briser les machines textiles, régulièrement présentée comme l’ennemi de l’emploi. Jean-Marc Daniel rappelle que Ned Ludd, le leader de ce mouvement, a recueilli à l’époque de nombreux soutiens, et non des moindres, avec des personnalités comme Lord Byron, ou l’économiste genevois Jean-Charles Leonard Sismonde de Sismondi, un éminent théoricien des crises économiques. Pour ce dernier, l’introduction des machines risque de détruire des emplois, réduire les revenus distribués, et créer une insuffisance de débouchés dans le système économique. Il écrit ainsi dans une question restée célèbre que « si le machinisme arrivait à un tel degré de perfection que le Roi d’Angleterre pût en tournant une manivelle produire tout ce qui serait nécessaire aux besoins de la population, qu’adviendrait-il de la nation anglaise ? » Ainsi Jean-Marc Daniel retient-il de cette époque et de la « manivelle » de Sismondi l’actualité de la controverse sur l’avenir du travail à l’ère de la révolution numérique, entre les partisans du progrès technique comme processus naturel de destruction créatrice, et les pessimistes qui insistent sur la malédiction du « chômage technologique ». Même le grand économiste David Ricardo, partisan de la concurrence et du libre échange contre la rente captée par les propriétaires fonciers, qui étouffe le profit et l’accumulation du capital, s’était montré circonspect sur les conséquences du progrès technique, qu’il estimait surtout favorable aux propriétaires et aux capitalistes, mais défavorable aux ouvriers, et il ne condamne d’ailleurs pas le mouvement des luddites. Ces derniers seront néanmoins pourfendus par l’optimisme d’un Jean-Baptiste Say, confiant dans les vertus de l’économie de marché et la loi des débouchés, ou par un Marx, condescendant pour les luddites qui souhaitent arrêter la roue de l’Histoire, alors qu’il convient de laisser le capitalisme exacerber ses contradictions internes et préparer l’avènement du socialisme par la lutte des classes. Si la postérité des luddites trouvera au XXème siècle des critiques célèbres, comme celle d’Alfred Sauvy, pour lequel la machine ne détruit pas l’emploi, mais provoque plutôt des mutations structurelles au gré des gains de productivité et des variations de la demande qui rendent solvables de nouveaux secteurs créateurs d’emplois, cette controverse renaît aujourd’hui avec l’uber-économie et certaines prophéties apocalyptiques sur son impact concernant l’emploi. Pourtant il y a fort à parier, selon Jean-Marc Daniel, que ces vagues d’innovation continueront au XXIème siècle de bouleverser les marchés et les rentes de monopole malgré les résistances, dans le cadre d’un schéma classique « uber à renforcement de la concurrence à baisse des prix à redistribution du pouvoir d’achat par cette baisse des prix ». Le progrès technique poursuivra sa dynamique de remplacement des emplois, et forcera les services publics (comme l’éducation) à se réorganiser : « Autrement dit les emplois de demain seront de plus en plus des emplois d’auto-entrepreneurs et de moins en moins des emplois de fonctionnaires ».

Les enjeux de la dette publique

Le débat sur la politique budgétaire et la nature de la dette publique est lui aussi ancien : elle est simultanément un handicap pour les finances publiques et ceux qui paient les impôts, mais elle est aussi un placement et une source de revenus pour les épargnants. Jean-Marc Daniel rappelle que cette question de la dette est d’ailleurs à l’origine de la réflexion en économie politique (littéralement en grec ancien « gestion de l’Etat »). Entre le caractère anti-redistributif de la dette déjà dénoncé par Ricardo au XIXème siècle, ou le fardeau qu’elle représente en termes d’impôts au détriment de l’activité économique jadis évoqué par les physiocrates, et le rôle de l’Etat comme emprunteur en dernier ressort capable de « réamorcer la pompe » mis en avant dans le courant keynésien, la dispute se poursuit entre les économistes. L’auteur rappelle d’ailleurs le désaccord théorique qui a opposé en son temps John Maynard Keynes lui-même au « point de vue du Trésor » d’Henri Morgenthau, à l’époque de la Grande Dépression des années 1930 et du « New Deal » du Président Roosevelt. Si Morgenthau, secrétaire au Trésor, insistait sur l’effet d’éviction, soit l’idée que la dépense publique par l’emprunt finit par évincer l’investissement et la dépense privée, Keynes prit sa plume en 1938 pour conseiller à Roosevelt un soutien à la demande anticipée afin de stimuler l’activité, faciliter la sortie de crise et le retour au plein-emploi, notamment dans le cadre d’une ambitieuse politique de grands travaux. Les réflexions se sont poursuivies depuis, de la crise de la pensée keynésienne confrontée à la « stagflation » des années 1970, jusqu’aux travaux des nouveaux classiques et ceux des nouveaux keynésiens sur l’efficacité de la régulation conjoncturelle. On retrouve aujourd’hui ce débat sur l’impact des politiques d’austérité budgétaire dans la zone euro et les stratégies de consolidation fiscale menée depuis 2010, qui porte en réalité sur la valeur du multiplicateur, mécanisme développé par des disciples de Keynes : pour les descendants de Keynes, la valeur du multiplicateur est supérieure à 1, tandis que pour les partisans de Morgenthau, elle est nulle. Jean-Marc Daniel note d’ailleurs que la distinction désormais présente dans les Traités européens entre déficit conjoncturel (lié au cycle économique) et déficit structurel (lié à un écart durable entre impôts et dépenses de l’Etat) aurait certainement pu réconcilier Keynes et Morgenthau…

La mesure du capital

Jean-Marc Daniel part ensuite du succès planétaire du livre de Thomas Piketty sur la question de la dynamique des inégalités et du capital au XXIème siècle, qui là aussi renvoie à des problématiques ayant déjà suscité des controverses dans l’histoire de l’analyse économique. Cette problématique a toujours été au cœur des réflexions, de Marx à l’école autrichienne de Böhm-Bawerk et Knut Wicksell notamment. La plus célèbre est pourtant celle qui a opposé de longues années les deux écoles de Cambridge (c’est-à-dire les chercheurs de la prestigieuse université de Cambridge en Angleterre et ceux de l’Université de Cambridge à Boston où est installé le célèbre Massachusetts Institute of Technology). Au-delà des joutes et des rapports de forces entre les deux équipes de chercheurs anglais et américains (avec à la clé la domination sur la science économique), l’enjeu crucial tourne autour de la définition du capital et la fixation de sa rémunération, le taux d’intérêt. La querelle porte en particulier sur la fonction de production des américains Charles Cobb et Paul Douglas, qui sert de référence à la mesure de la croissance économique de long terme, mais sévèrement critiquée sur la question de la mesure du capital par l’économiste anglaise Joan Robinson. A partir des années 1950, la référence dans le domaine de la théorie de la croissance devient le modèle établi par l’américain Robert Solow, selon lequel la croissance à long terme est égale à la somme de l’augmentation de la productivité et de la population active. Comme le rappelle Jean-Marc Daniel, cette idée est fondamentale pour servir de guide à la politique économique, car dans les périodes où le taux d’intérêt est supérieur au taux de croissance survient la déflation et la hausse du chômage, tandis que l’inflation s’accélère et les tensions sur le marché du travail s’exacerbent quand le taux d’intérêt devient inférieur au taux de croissance. Or c’est justement ce que conteste Joan Robinson, pour laquelle les données retenues par Solow dans sa fonction de production et son hypothèse de concurrence parfaite sont hautement contestables : pour elle, l’accumulation du capital est une conséquence de la croissance et non une cause, tandis qu’elle estime que la mesure du capital est beaucoup plus complexe que ne l’estime Solow, et rend donc inacceptable la simplification qu’il opère pour parvenir à ses conclusions. Pour Robinson, dans une perspective keynésienne, l’objectif central de l’Etat doit être la lutte à court terme contre le chômage par une politique économique appropriée, qui passe selon elle en particulier par la stimulation de la demande. En effet, contrairement au modèle néoclassique de croissance fondé sur l’importance de la concurrence et de l’offre productive, la vision de Joan Robinson repose sur une offre qui suit les fluctuations de la demande. Jean-Marc Daniel rappelle que Paul Samuelson prendra le parti de Solow en insistant sur le fait que malgré ses imperfections, son modèle de croissance a bel et bien montré que la croissance dépend du progrès technique, et que le rôle fondamental de la politique économique, comme l’avait d’ailleurs déjà expliqué le français Maurice Allais, consiste à faire coïncider taux d’intérêt et taux de croissance.

Au-delà des débats savants sur la mesure du capital, ou aujourd’hui sur la pertinence d’un impôt plus élevé sur le capital (voire de l’instauration d’un impôt mondial sur le capital), il y a une question centrale qui traverse l’histoire du capitalisme : c’est celle de l’origine et de la légitimité des revenus dans une économie, et la répartition de ces revenus qu’il convient d’opérer. Jean-Marc Daniel rappelle alors l’actualité plus que jamais brûlante de cette question que se posait d’ailleurs jadis Ricardo, qui distinguait les rentes, les profits et les salaires, et il estime qu’aujourd’hui, « ce qu’il faut réduire c’est la rente et non le profit ». Il rappelle à la fin de son ouvrage la célèbre question pragmatique de la Reine d’Angleterre aux économistes britanniques après la grande crise financière de 2007-2008, « pourquoi ne nous avez-vous pas prévenu de la crise ? », et leur réponse embarrassée d’alors. Plus que jamais la science économique se doit dès lors d’apporter des réponses utiles à des questions concrètes et pragmatiques, comme celle de la Reine, pour consolider sa crédibilité dans la Cité.

Quatrième de couverture

Nos emplois sont-ils menacés par les machines ? Peut-on parler d’une « bonne » et d’une   « mauvaise » dette ? Le capital est-il trop rémunéré par rapport au travail ?

Avec le talent et la verve qu’on lui connaît, Jean-Marc Daniel fait ressurgir du passé trois grandes controverses de la pensée économique : en 1812, lord Byron prend la défense des luddites, ces tisserands qui parcouraient la campagne anglaise pour casser les métiers à tisser ; en 1938, Keynes écrit personnellement à Roosevelt pour l’adjurer de faire un second New Deal en recourant au déficit public ; en 1953, la très britannique Joan Robinson s’oppose violemment à l’Américain Samuelson sur la mesure du capital. Émaillées de situations inattendues – les luddites, défendus par Byron, sont délaissés par Marx –, ces trois querelles sont l’occasion de découvrir comment se sont forgés les concepts de la pensée économique. Et d’en tirer quelques enseignements utiles pour aujourd’hui : sur les dangers du néoluddisme actuel, sur le déficit public qui reste un outil de relance ou encore sur les limites des équations en économie…

L’auteur

Professeur d’économie à ESCP-Europe-Paris et chargé de cours à l’École des mines de Paris, Jean-Marc Daniel est un spécialiste de l’histoire de la pensée économique et des politiques économiques. Il est chroniqueur aux Échos

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