Sujet : À l’aide du dossier documentaire et de vos connaissances, vous montrerez quels sont les débats relatifs à l’interprétation de l’opinion publique par les sondages
Document 1
Intitulé L'Opinion n'existe pas, le texte de Pierre Bourdieu est articulé autour de l'énoncé de trois critiques à l'égard de ce que cet auteur considère comme des postulats implicites des sondages :
1) Tout le monde a une opinion -quel que soit le domaine étudié. L'auteur souligne que ce postulat est notamment démenti par l'existence de non-réponses, souvent éliminées rapidement de l'analyse […].
2) Toutes les opinions se valent. Retrouvant une critique déjà énoncée outre-Atlantique […], Pierre Bourdieu conteste ce postulat. Il souligne que les opinions n'ont pas toutes la même force, c'est-à-dire que ceux qui partagent une opinion peuvent le faire avec une intensité très variable […].
3) Il n'y a pas de consensus sur les problèmes qui méritent de faire l'objet de questions : Pierre Bourdieu établit sans grande difficulté que les questions posées par les instituts sont le produit d'une demande sociale. Elles sont liées, souligne l'auteur, « à des intérêts politiques ». Et d'autres questions que celles qui sont posées mériteraient largement plus de l'être […].
À partir de prémices différentes, un deuxième courant […] conteste le fait que les opinions recueillies soient porteuses d'une quelconque signification sociale […]. Pour ce courant la majorité des répondants aux sondages sont ignorants et peu intéressés par les questions politiques. Ils n'ont donc pas de véritable opinion et répondent de manière aléatoire, largement pour se débarrasser de l'enquêteur.
Un dernier courant critique adopte une posture plus normative […]. Pour ces auteurs, les opinions que recueillent les sondages ne peuvent être considérées comme reflétant une opinion publique car elles ne sont pas le fruit d’une délibération et d'une discussion publique.
Source : Claude Dargent, Sociologie des opinions, 2011.
Document 2
La question fermée autorise la citation d’un élément « tabou »
Cet effet est particulièrement impressionnant : une opinion affichée spontanément par 5 % de la population quand la question est ouverte, est citée six fois plus lorsque la même réponse est proposée en questionnaire fermé. L’exemple choisi concerne « les bénéficiaires des prestations sociales ». Elle a été posée aux enquêtés plusieurs années de suite. Il s’agissait de désigner la catégorie pour laquelle « on dépense le plus » en France en termes de prestations sociales. La question était présentée de façon ouverte en 1985, puis fermée l’année suivante.
Spontanément, 5 % des enquêtés ont cité « les étrangers ou les immigrés ». L’année suivante, lorsque la catégorie est proposée en question fermée, elle est sélectionnée par 28 % de la population. Ainsi, interrogé de façon ouverte, l’enquêté hésite à soumettre spontanément à l’enquêteur assis en face de lui une réponse pouvant faire montre d’une forme de xénophobie, attitude socialement peu valorisée. En revanche, dès lors que la figure de l’immigré est évoquée directement par l’enquêteur, cette réponse n’est plus taboue. Son apparition dans la liste des modalités légitime et autorise sa citation.
Les échelles de réponses : la présence d’un point médian, l’équilibre des modalités positives et négatives…
Face à une échelle de réponses, l’enquêté a tendance à établir une moyenne des modalités 7 proposées, ayant inconsciemment à l’esprit que cette réponse doit correspondre à l’attitude socialement « normale ». Ainsi, la présence ou l’absence d’un point médian sur une échelle, du type « autant l’un que l’autre », « juste comme il faut », est un enjeu de taille. Est-il plus judicieux d’inciter l’enquêté à choisir un camp au risque de forcer sa réponse ou est-il au contraire plus pertinent de lui laisser la possibilité plus confortable de se placer au milieu de l’échelle ? De la même façon, présenter une échelle équilibrée ou déséquilibrée en nombre de modalités positives et négatives a une influence certaine.
Faut-il proposer ou non les non-réponses ?
L’enquêté a, bien entendu, toujours le choix de répondre ou de ne pas répondre à une question d’enquête. Mais, il est possible pour l’enquêteur de ne pas lui signifier explicitement qu’il en a la possibilité. Au contraire, l’enquêteur peut proposer la modalité « ne sait pas » au même titre que les autres possibilités de réponses. Or, le choix fait ici influe sur les résultats : le pourcentage de « ne sait pas » est sensiblement plus élevé si la réponse correspondante est explicitement proposée [...].
Expériences de synonymie
Enfin, on ne pouvait pas ne pas rappeler ici l’exemple le plus célèbre de la littérature, essentiellement anglo-saxonne, sur le sujet, celui dans lequel le verbe « interdire » est comparé à « ne pas autoriser ». L’expérience mettait en évidence l’existence de mots « repoussoir », dont le verbe « interdire » ferait partie. Ainsi le remplacement de ce verbe par « ne pas autoriser », périphrase a priori synonyme, modifiait sensiblement les résultats. 8 A partir des questions de l’enquête « Conditions de Vie », une expérience de ce type a pu être menée. A la question « vous sentez-vous en sécurité dans votre vie quotidienne ? » a été substituée la suivante : « vous sentez-vous en insécurité dans votre vie quotidienne ? ». A la première interrogation : 19 % des personnes interrogées répondaient ne pas se sentir en sécurité. Avec la deuxième formulation, 28 % des enquêtés ont déclaré ressentir une certaine insécurité. Les enquêtés n’ont donc pas établi d’équivalence stricte entre « être en insécurité » et ne « pas être en sécurité » [...].
Source: Claire Piau, « Quelques expériences sur la formulation des questions d’enquête. À partir du matériau ‘Aspirations et conditions de vie des Français’ », CREDOC, Cahier de recherche, n°206, octobre 2004. Disponible en ligne : http://cedric.cnam.fr/~saporta/Rapport%20_CREDOC_C206.pdf [consulté le 10/10/2019]
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Outil issu du marketing, qui prend son essor dans le champ politique à partir des années 1930, le sondage a peu à peu acquis une position de quasi-monopole de l’énonciation de ce que peut être l’opinion d’une population sur un sujet donné. Basé sur l’interrogation d’un échantillon supposé représentatif de cette population, le sondage a pour lui les atours de la scientificité, jusqu’à délégitimer les autres formes de « saisie » de l’opinion publique. Pour autant, la domination de cette technique n’a jamais éteint les critiques qui lui sont adressées. En effet, quelle opinion publique les sondages appréhendent-ils ? La mesurent-ils avec fiabilité ?
I-Passer de l’échantillon à la population globale : les risques méthodologiques
Les médias tendent à fonctionner à la métonymie : ils prennent la partie pour le tout et leur tentation est grande de titrer qu’un sondage indique que « les Français » pensent de telle ou telle manière sur tel ou tel sujet.
Cependant, cela manque de prudence car les sondages procèdent par interrogation d’un échantillon, dont les techniques de sélection sont soumises à critiques.
Ainsi, l’échantillonnage par quotas, méthode privilégiée par les instituts de sondages en France car peu coûteuse, pose de nombreux problèmes méthodologiques. Le choix des critères sur lesquels se basent les quotas peut en effet être discutable (cela a amené les instituts de sondage aux États-Unis à renoncer à cette manière de faire dès les années 1950) et il est impossible de calculer des marges d’erreur. Même en situation d’échantillonage aléatoire, au regard de l’existence de ces fameuses marges d’erreur, il est tout aussi imprudent de prétendre exciper des résultats sur l’échantillon ce que pense la population dans son ensemble.
II-Des formulations qui impactent les réponses recueillies
De nombreux travaux ont documenté à quel point les questions posées aux enquêtés n’étaient pas neutres et influaient de ce fait sur ce que les sondeurs recueillent.
Quatre éléments sont identifiés par Claire Piau (document 2). En premier lieu, les réponses sont différentes selon que la question posée est fermée ou ouverte. Elle note plus particulièrement que la « question fermée autorise la citation d’un élément ‘tabou’ ». Les enquêtés tendent en effet à s’autocensurer lorsque la question est ouverte, évitant de répondre d’une manière qu’ils perçoivent comme socialement peu acceptable. Si la modalité de réponse est, en revanche, prévue en cas de question fermée, les enquêtés se sentent plus autorisés à la choisir.
En second lieu, lorsque les questions amènent à se situer sur une échelle et que celle-ci offre un point médian, les enquêtés privilégient ce dernier.
En troisième lieu, la manière dont l’enquêteur présente aux sondés la possibilité de ne pas répondre à une question influe sur le choix ou non de cette modalité de réponse.
Enfin, des expériences ont montré que ce qui peut être vu comme de la synonymie ou de l’antinomie n’est pas forcément perçu comme tel par les sondés. Ainsi, une formulation positive d’une question n’est pas automatiquement analysé comme l’opposé de sa formulation négative (« Vous sentez-vous en sécurité ? » n’est pas l’exact contraire de « Vous sentez-vous en insécurité ? »).
III-Les sondages contribuent à créer l’opinion
Pour Pierre Bourdieu (document 1), les sondages ne « recueillent » pas une opinion publique qui existerait « en soi » mais créent une opinion de toute pièce : l’opinion publique sondagière ne serait donc qu’un artefact, une construction sociale.
L’opinion publique sondagière ne serait ainsi ni rationnelle (tous les individus ne formulent pas une opinion arrêtée et/ou éclairée sur un sujet donné, mais les sondages les mettent toutes sur le même plan), ni authentique (les sondages imposent leurs problématiques aux enquêtés, ainsi que les modalités de réponse à y apporter), ni effective (toutes les opinions n’ont pas la même capacité à mobiliser mais les sondages les traitent comme équivalentes les unes aux autres), ni véritablement publique (les sondages additionnent des opinions privées, qui n’ont rien à voir avec une opinion forgée par le débat contradictoire).
Cependant, si, qualitativement, cette opinion publique sondagière est défectueuse, il n’en reste pas moins qu’elle a des impacts sociaux non négligeables. Elle crée des effets de consensus, en sélectionnant certains sujets comme étant supposément saillants dans le débat public (effet de mise sur agenda), en donnant à penser qu’une majorité de la population partage une opinion donnée, en disqualifiant des analyses contradictoires d’une même situation. Elle rend ainsi plus difficile le soutien à une opinion construite par les sondages eux-mêmes comme « dissidente ».