L’entreprise hongkongaise Gobee a annoncé, il y a quelques jours, l’arrêt de son service de vélos en free floating1 à Paris, après avoir déjà renoncé à Lille et à Reims. En clair : elle cesse ses activités en France, invoquant un taux trop élevé de dégradations et de vols pour un modèle économiquement soutenable. Plutôt que de chercher à expliquer ces phénomènes par un déficit de sens civique, il paraît plus intéressant de se tourner vers le concept de « tragédie des communs ». Ce qui est arrivé à la société Gobee pourrait révéler la difficulté à faire émerger des biens communs dans les espaces urbains tels qu’ils sont aujourd’hui gérés par la puissance publique ou investis par le marché.
Dans un célèbre article intitulé « La Tragédie des communs » paru en 1968, le chercheur Garrett Hardin s’efforce de démontrer que les ressources gérées en partage tendent fatalement à subir une surexploitation menaçant à terme leur existence. Il imagine pour cela un pâturage sur lequel des éleveurs de moutons pourraient amener des animaux sans restriction. Chaque éleveur ayant toujours intérêt individuellement à rajouter un mouton afin d’en tirer plus de bénéfices, Hardin estime que le champ finira nécessairement par recevoir un nombre trop important de bêtes, jusqu’à ce que la ressource finisse par être détruite.
Pour conjurer ce risque de ruine, Hardin estime qu’il est nécessaire d’appliquer systématiquement des droits de propriété, avec deux modalités : soit la « privatisation » des ressources par l’application de droits de propriété privée pour que le marché les prenne en charge ; soit leur nationalisation par le biais de droits de propriété publique, afin que l’État puisse appliquer une réglementation. Ce cadre d’analyse peut être appliqué au modèle des vélos en free floating.
Bien que soumis à des droits de propriété privée détenus par des entreprises comme Gobee, les vélos en libre-service se rapprochent sensiblement de ressources en libre accès, telles que les décrivait Garrett Hardin dans son article. Dès lors les individus sont fortement incités, par le modèle même de mise à disposition, à maximiser leurs bénéfices immédiats en extériorisant les coûts, avec à la clé des dégradations.
Source : « Les vélos en libre-service, une double « tragédie des communs », Lionel Maurel, The Conversation, 5 mars 2018
Questions :
1) Qu'appelle-t-on la tragédie des « biens communs » ?
2) Pourquoi, selon l'auteur, les vélos en free floating sont-ils victimes de cette « tragédie des biens communs » et comment se manifeste-t-elle?
3) Comment les pouvoirs publics peuvent-ils intervenir pour surmonter le problème selon Garett Hardin ?
1A la différence des Vélib’ parisiens, les vélos en free floating n’ont pas à être raccrochés à une station fixe et leurs utilisateurs sont libres de les laisser où ils le souhaitent une fois leur trajet terminé. Cette souplesse dans l’utilisation constitue a priori un avantage, mais elle comporte aussi des aspects négatifs.
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Corrigés :
1) La « tragédie des biens communs » est une théorie développée par Garett Hardin dans un article de 1968 qui montre que les agents économiques sont incités à surexploiter les ressources communes (non excluables mais rivales) ce qui peut entraîner à terme leur extinction. En effet, la maximisation de leur intérêt privé les amène à une surconsommation ou à des dégradations sur les biens communs. C'est le cas pour les poissons pêchés en haute mer par exemple.
2) Les vélos en free floating, peuvent être considérés pour l'auteur comme des biens communs car ils répondent aux deux caractéristiques de rivalité (un vélo en cours d'utilisation ne peut être emprunté par un autre) et de non exclusion car leurs utilisateurs sont libres de les déposer où ils veulent après usage. La « tragédie des biens communs » s'exprime ici par un encombrement de l'espace public, certains utilisateurs déposant leur vélo n'importe où après utilisation, en gênant les piétons par exemple sur les trottoirs, et par des dégradations qui peuvent rapidement les rendre inutilisables. Le même processus s'applique au trotinettes électriques disponibles dans certaines villes comme à Marseille, où elles finissent nombreuses au fond de la mer !
3) Selon Garett Hardin, les pouvoirs publics peuvent de manière générale nationaliser la ressource commune dans le but de réglementer son utilisation, ou alors la privatiser pour qu'elle soit gérée par des propriétaires qui auraient alors tout intérêt à en prendre soin. Mais ces solutions ne semblent pas convenir pour ces « vélos partagés ».
Une autre voie peut être envisagée à partir des travaux d'Elinor Ostrom, Prix Nobel d'économie en 2009 : entre la gestion privée par le marché et la gestion publique, il existe un mode de gouvernance alternatif pour les ressources partagées, la gestion collective par des communautés d'utilisateurs. Associer les utilisateurs à la gestion locale des services de vélos partagés en leur donnant un cadre pour organiser les règles d'utilisation de ces vélos pourrait peut-être être une solution...