Document 7 : Comment choisir le prénom d’un enfant ?

Facile

Le choix du prénom semble varier au gré des goûts de chacun. Pour les uns, ce sera Loana ou Jean Pascal ; pour d’autres, Aliénor ou Baudouin. Qui opterait pour un prénom qu’il n’apprécierait pas, dont la sonorité lui serait désagréable ou qui évoquerait de mauvais souvenirs? Dans ce choix, on met une touche personnelle, les projections y ont leur part, la vie de chacun s’y incorpore, et puis, il y a l’histoire familiale, les références explicites ou non à la région ou au pays, l’ancrage religieux. Bref, chaque famille est différente, chaque enfant est unique et l’élection d’un prénom se fait rarement au hasard. Cette décision est, au contraire, souvent mûrement réfléchie; on examine un calendrier, on se renseigne sur l’histoire et la signification de tel ou tel usage, on achète même parfois des guides. Mais si nous ne considérons pas ce choix à la légère, avons-nous bien conscience de prendre une décision qui engagera la vie de notre enfant? Nous pressentons qu’appeler des jumeaux Starsky et Hutch ne serait pas un service à rendre à ses enfants : la série télévisée a beau être devenue « culte » et ces deux héros bénéficier d’une bonne image, on se doute que porter ces prénoms risque d’exposer pour longtemps aux railleries, aux sourires narquois, voire à une certaine forme de pitié ou de condescendance. Cela dit, nous estimons globalement que, si nous évitons ces quelques prénoms trop stigmatisants — et ils ne sont pas nombreux au fond —, nous avons veillé à l’essentiel : le reste est affaire de goûts et les goûts ne se discutent pas, libre à chacun d’aimer plutôt Ryan que Stanislas. Malheureusement, dans la réalité, les conséquences du choix d’un prénom, même si l’on a pioché dans le stock des prénoms «normaux », sont autrement plus considérables, car, là où nous avons simplement l’impression de suivre une préférence, nous pratiquons, en vérité, un choix qui dépend étroitement, et à notre insu, du groupe social auquel nous appartenons, de la religion que nous pratiquons ou de la localisation géographique de notre lieu de résidence : un prénom est toujours un redoutable marqueur social, quasi indélébile de surcroît (…)

Au total, on ne peut que réaffirmer combien les différences de goûts selon les milieux sociaux sont fortes en matière de prénoms. Ces variations s’expliquent en grande partie par les circuits qu’ils empruntent. Premier cas de figure, le plus traditionnel : un prénom peut être d’abord à la mode au sein de l’élite (professions des arts et du spectacle pour les prénoms innovants, professions libérales pour les prénoms bourgeois à la mode), ensuite se diffuser en quelques années au reste des cadres et professions intellectuelles supérieures (à Paris d’abord, puis en province), avant de convaincre les professions intermédiaires, puis les commerçants ou artisans et, enfin, les employés. Lorsque les ouvriers et les agriculteurs adoptent ce prénom, celui-ci a déjà été délaissé par les groupes sociaux les plus favorisés : ce n’est donc pas le prénom qui classe un individu, mais le prénom combiné à l’âge. Autre cas de figure, plus récent et de plus en plus fréquent : les prénoms choisis par les milieux bourgeois ne sont pas adoptés au bout de quelques années par d’autres groupes sociaux et les milieux populaires, de leur côté, adoptent des prénoms qui n’ont jamais été choisis par les milieux favorisés; les goûts sont alors plus tranchés que dans la première situation évoquée. Actuellement, c’est plutôt la polarisation qui prédomine. Ainsi, Certains prénoms, en général d’origine anglo-américaine, sont plébiscités par les milieux populaires; d’autres prénoms restent la chasse gardée des milieux bourgeois (Anne, Claire, Bénédicte, Bertrand, Pierre, Étienne...); enfin, les nobles ont évidemment leurs propres prénoms (Gonzague, Foucauld, Aymeric, Baudouin, Geoffroy, Gersende, Guillemette, Isaure...). Du coup, le prénom est de plus en plus un redoutable marqueur social: dans les années 1960 ou 1970, les clivages sociaux s’exprimaient par des avances ou des retards dans le moment où était choisi un prénom; désormais, et de plus en plus, les goûts semblent irrémédiablement distincts.

 

 Jean François Amadieu, Les clés du destin, éditions Odile Jacob, p 63-64, Mars 2006

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