Document 5 : La courbe de Kuznets critiquée par Piketty

Facile

« Selon la théorie de Kuznets, les inégalités de revenus sont spontanément appelées à diminuer dans les phases avancées du développement capitaliste, quelles que soient les politiques suivies ou les caractéristiques du pays, puis à se stabiliser à un niveau acceptable. Proposée en 1955, il s’agit véritablement d’une théorie pour le monde enchanté des « Trente Glorieuses » : il suffit d’être patient et d’attendre un peu pour que la croissance bénéficie à tous. Une expression anglo-saxonne résume fidèlement la philosophie du moment : « Growth is a rising tide that lifts all boats » (« La croissance est une vague montante qui porte tous les bateaux »).

 

(...) Toujours est-il que ces données permettent à Kuznets de calculer l’évolution de la part dans le revenu national américain des différents déciles et centiles supérieurs de la hiérarchie des revenus. Or que trouve-t-il ? Il constate qu’une forte réduction des inégalités de revenus a eu lieu aux États-Unis entre 1913 et 1948. Concrètement, dans les années 1910-1920, le décile supérieur de la répartition, c’est-à-dire les 10 % des Américains les plus riches, recevaient chaque année jusqu’à 45 %-50 % du revenu national. À la fin des années 1940, la part de ce même décile supérieur est passée à environ 30 %-35 % du revenu national. La baisse, supérieure à dix points de revenu national, est considérable : elle est équivalente par exemple à la moitié de ce que reçoivent les 50 % des Américains les plus pauvres. La réduction des inégalités est nette et incontestable. Kuznets ira plus loin en proposant en 1955 une « courbe en cloche» des inégalités, c’est-à-dire d’abord croissantes puis décroissantes, au cours du processus d’industrialisation et de développement économique.

 

D’après Kuznets, à une phase de croissance naturelle des inégalités caractéristique des premières étapes de l’industrialisation, et qui aux États-Unis correspondrait grosso modo au XIXe siècle, succéderait une phase de forte diminution des inégalités, qui aux États-Unis aurait commencé au cours de la première moitié du XXe siècle. Son idée serait que les inégalités s’accroissent au cours des premières phases de l’industrialisation (seule une minorité est à même de bénéficier des nouvelles richesses apportées par l’industrialisation), avant de se mettre spontanément à diminuer lors des phases avancées du développement (une fraction de plus en plus importante de la population rejoint les secteurs les plus porteurs, d’où une réduction spontanée des inégalités). Ces « phases avancées » auraient commencé à la fin du XIXème ou au début du XXème siècle dans les pays industrialisés, et la compression des inégalités survenue aux États-Unis au cours des années 1913-1948 ne ferait donc que témoigner d’un phénomène plus général, que tous les pays, y compris les pays sous-développés présentement empêtrés dans la pauvreté et la décolonisation, devraient en principe être amenés à connaître un jour ou l’autre.

 

(...) La théorie enchantée de la « courbe de Kuznets » a été formulée en grande partie pour de mauvaises raisons, et que son soubassement empirique est extrêmement fragile. Nous verrons que la forte réduction des inégalités de revenus qui se produit un peu partout dans les pays riches entre 1914 et 1945 est avant tout le produit des guerres mondiales et des violents chocs économiques et politiques qu’elles ont entraînés (notamment pour les détenteurs de patrimoines importants), et n’a pas grand-chose à voir avec le paisible processus de mobilité intersectorielle décrit par Kuznets. Depuis les années 1970, les inégalités sont fortement reparties à la hausse dans les pays riches, notamment aux États-Unis, où la concentration des revenus a retrouvé dans les années 2000-2010 – voire légèrement dépassé – le niveau record des années 1910-1920 : il est donc essentiel de bien comprendre pourquoi et comment les inégalités avaient diminué la première fois. »

Extrait de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, 2013

Questions : 

1) Rappelez ce que désigne la courbe de Kuznets.

2) Expliquez le passage souligné.

3) Pourquoi cette courbe a-t-elle été formulée pour de « mauvaises raisons » selon Piketty ?

4) Quel phénomène récent la remet-il en cause ?

Voir la correction

1) On a souvent synthétisé la théorie de Kuznets sous la forme d’une « courbe en U inversé », alors nommée courbe « Kuznets ». Elle stipule que si l’on met en abscisse un indicateur de richesse économique par habitant, comme le PIB par tête, et en ordonnée un indicateur du degré d’inégalités, comme le rapport inter décile ou le coefficient de Gini, on constate qu’à un niveau de richesse par tête faible, le niveau d’inégalité est lui-même relativement faible. Au furet à mesure que le niveau de richesse augmente, les inégalités augmentent également, jusqu’à un seuil au-delà duquel elles finissent par diminuer.

2) La courbe de Kuznets est construite à partir d’un constat empirique. Toutefois, lors de la publication de l’article de Kuznets, ce constat est interprété comme une théorie à validité universelle. Pour Picketty, c’est lié à l’optimisme qui caractérisait la période des Trente Glorieuses marquées par une croissance sans précédent des économies industrialisées.

3) Kuznets insiste sur l’idée selon laquelle la hausse et la baisse des inégalités ne s’expliquent pas par une intervention étatique. Ainsi, il serait inutile de mettre en œuvre des politiques sociales visant à réduire les inégalités car ce phénomène interviendrait naturellement.

4) La montée récente des inégalités de revenus et de patrimoine, aux Etats-Unis notamment, remet en cause l’idée que la diminution des inégalités soit amenée à se prolonger dans les pays développés.

Newsletter

Suivre toute l'actualité de Melchior et être invité aux événements