« Le but de Durkheim est de démontrer qu’il peut et qu’il doit exister une sociologie qui soit une science objective, conforme au modèle des autres sciences, dont l’objet serait le fait social. Pour qu’il y ait une sociologie, deux choses sont nécessaires : il faut, d’une part, que l’objet de cette science soit spécifique, c’est-à-dire qu’il se distingue des objets de toutes les autres sciences. Il faut, d’autre part, que cet objet puisse être observé et expliqué de manière semblable à celle dont les faits de toutes les autres sciences sont observés et expliqués. Cette double exigence conduit aux deux formules célèbres par lesquelles on résume généralement la pensée durkheimienne : il faut considérer les faits sociaux comme des choses ; et la caractéristique du fait social, c’est qu’il exerce une contrainte sur les individus. La première formule a été très discutée. […] Le point de départ est l’idée que nous ne savons pas, au sens scientifique du mot « savoir », ce que sont les phénomènes sociaux qui nous entourent, au milieu desquels nous vivons. Nous ne savons pas ce que sont l’Etat, la souveraineté, la liberté politique, la démocratie, le socialisme ou le communisme. Cela ne signifie pas que nous n’en ayons pas quelque idée. Mais précisément parce que nous en avons une idée vague et confuse, il importe de considérer les faits sociaux comme des choses, c’est-à-dire de nous débarrasser des prénotions et des préjugés qui nous paralysent lorsque nous voulons les connaître scientifiquement. Il faut considérer les faits sociaux de l’extérieur, les découvrir comme nous découvrons les faits physiques.
Parce que nous avons l’illusion de connaître les réalités sociales, il importe que nous nous convainquions qu’ils ne nous sont pas immédiatement connus. C’est en ce sens que Durkheim affirme qu’il faut considérer les faits sociaux comme des choses. Les choses sont tout ce qui s’offre ou plutôt s’impose à l’observation.
Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967.