Document 3 : La réalité et ce qui est « vu » : l’exemple du sommeil.

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Le sociologue transforme le pan de la réalité sur laquelle il travaille grâce au type de lunettes qu’il emprunte, grâce à son questionnement théorique mis en œuvre dans le recueil des données. L’ « objet social » ou « objet réel » devient un « objet sociologique ». Examinons comment le sommeil, comme pratique, peut être construit en plusieurs objets sociologiques. En fonction de son intérêt théorique, et aussi de la demande sociale, le sociologue choisira tel ou tel mode de construction :

  • Premièrement, le sommeil peut être appréhendé par ses difficultés, notamment l’insomnie, et les manières de les surmonter. Le sociologue analysera notamment la consommation de somnifères et observera que les différences renvoient d’abord à l’âge (les personnes de plus de quatre-vingts ans en prennent davantage), ensuite au sexe (les femmes étant plus consommatrices), la variation selon le milieu social étant plus réduite. Si on croise ce constat avec le fait que les hommes retraités déclarent comme temps de sommeil presque une heure et demie de plus que les hommes actifs à temps plein, on peut se demander si l’insomnie ne renvoie pas aussi au problème du manque d’activité. Une nouvelle hypothèse peut être formulée : les difficultés du sommeil renverraient tout autant au « jour » qu’à la « nuit », c’est-à-dire à l’angoisse de remplir son emploi du temps. On peut faire l’hypothèse que les « moments critiques » (Anselm Strauss) dans l’existence sont accompagnés par des rêves spécifiques. Par exemple, quels rêves font les personnes qui sont menacées de subir un licenciement collectif, qui déplorent la fermeture de leur entreprise ?
  • Deuxièmement, le sommeil peut être analysé dans le cadre d’une sociologie de la socialisation familiale. Pendant la petite enfance, il peut y avoir le rituel de l’histoire lue avant d’éteindre, la préparation des conditions de l’endormissement avec le doudou et la veilleuse. La fixation de l’heure du coucher est un enjeu important dans les relations entre les jeunes et leurs parents. On peut étudier comment les adolescents acceptent cette heure sans pour autant s’endormir immédiatement : ils peuvent parler à leurs amis avec leur mobile, ou écrire des textos, ou encore écouter leur musique ou leur émission préférée. Ils dérobent ce temps non surveillé par les parents pour en faire un temps à soi. De plus, rester éveillé la nuit symbolise pour eux une forme d’émancipation par rapport à l’imposition parentale, et aussi par rapport au rythme des adultes.
  • Troisièmement, le sommeil peut être analysé dans une perspective de genre. L’intimité conjugale et hétérosexuelle s’inscrit dans le fait de dormir dans le même lit. Comment concilier le sommeil, activité individuelle, avec l’activité collective d’être dans le lit commun ? Comment se constituent dans cet espace deux territoires personnels ? Comment ces derniers sont défendus ? Dans la perspective développée par le centre de sociologie du sommeil de l’université de Surrey, dirigé par Sara Arber, la dimension conjugale de l’identité pendant la nuit – repérée par le fait d’être ensemble dans le lit – ne se traduit pas de la même façon pour les hommes et les femmes. Ces dernières se plaignent deux fois plus du ronflement de leur partenaire que les hommes, d’être réveillés par ce bruit ou par d’autres mouvements. Mais selon les commentaires des uns et des autres, les femmes semblent trouver plus normaux ces désagréments : « C’est ok pour un homme de ronfler ». Cela traduit l’intériorisation par la femme de l’attention que les proches attendent d’elle (c’est aussi elle qui se lèvera plus fréquemment la nuit en cas d’appel des enfants), de la responsabilité qu’elle estime avoir de la relation (rester ensemble pour sauvegarder le symbole de cette pratique commune), d’une balance défavorable du pouvoir en sa faveur. Selon Susan Venn, cette acceptation se joue aussi sur le fait que le ronflement est perçu comme une activité masculine, normale : les femmes qui ronflent se sentent davantage stigmatisées que les hommes. Le coût de la vie conjugale est plus élevé pour les femmes aussi pendant la nuit.

François de Singly, « Choisir des « lunettes » sociologiques pour mieux voir la réalité sociale », in François de Singly et alii, Nouveau manuel de sociologie, Armand Colin, 2010, p23-25

Questions à partir du document 3

7) Quelles différences faites vous entre objet social et objet sociologique?

8) Comment le sommeil peut il être construit en plusieurs objets sociologiques ?

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7) Quelles différences faites vous entre objet social et objet sociologique ?

L’objet social est un élément de la réalité sociale. Certes, dormir est une nécessité biologique, mais la manière de dormir ( le lieu, la position, avec qui) est caractéristique d’une société particulière, parce qu’elle dépend de sa culture et de son époque. Le sommeil en tant qu’objet social est donc influencé par l’organisation économique ( le temps de travail par exemple) et sociale (urbanisation, transports).Il devient objet sociologique lorsque le sociologue le construit comme objet d’étude en fonction des apports théoriques qu’il privilégie et de la méthode qu’il utilise : approche statistique de la consommation de somnifères ou  compréhension des rituels d’endormissement par exemple.  

8) Comment le sommeil peut il être construit en plusieurs objets sociologiques ?

Les trois exemples proposés par François de Singly sont les suivants :

1. L’étude de dysfonctionnement du sommeil en fonction du groupe social d’appartenance, et des caractéristiques de celui-ci.

2. La compréhension des liens entre le sommeil et la socialisation de l’enfant.

3. L’identification des attentes en fonction de ce que le sommeil représente comme moment de la vie d’un couple.

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