Document 22. Comprendre la stratification sociale des goûts musicaux

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A la maison, en voiture, dans les magasins comme au restaurant, la musique est partout. L’omniprésence de la musique dans le quotidien, décuplée par la multiplication des supports offerts par le développement des technologies numériques, s’accompagne d’une diversification de ses usages, de l’écoute recueillie à la pratique active, en passant par les modalités les plus ouvertement décoratives (musique de fond, musique d’ambiance). Cette diversification amplifie la différenciation des styles et des genres, qui remplit une fonction centrale dans l’économie du domaine musical. (…)

Les préférences exprimées en matière musicale demeurent par ailleurs particulièrement « classantes ». (…) Les goûts musicaux constituent de ce fait de longue date un objet de recherche régulièrement investi par la sociologie des pratiques culturelles.

On se propose notamment d’évaluer la portée de l’opposition entre le modèle de la légitimité culturelle (Bourdieu, 1979) et l’hypothèse « Omnivore/Univore » (Peterson, 1992), qui structure très fortement le champ des recherches sur la stratification sociale des goûts depuis le début des années quatre-vingt-dix.

La théorie de la légitimité culturelle

La robustesse des liens qui unissent l’orientation des préférences esthétiques aux variables de statut, d’origine sociale et de capital culturel est empiriquement largement attestée (Bourdieu, 1979).

Elle est au cœur de la sociologie de Bourdieu, qui produit une vision de l’espace des préférences unifiée par une conception fonctionnaliste du lien entre l’appartenance aux classes supérieures, le goût des arts savants et le rejet simultané des arts populaires. Cette conception est toutefois perturbée, depuis le début des années quatre-vingt-dix, par une série de travaux empiriques qui mettent en évidence une progression de l’éclectisme des goûts des classes supérieures, en particulier dans le domaine musical.

(…) Cette conception exige une vision unifiée et hiérarchisée de l’espace des styles de vie qui est au principe de la théorie de la légitimité culturelle. Selon cette approche, le style de vie des élites, par les comportements d’imitation qu’il suscite au sein des autres catégories sociales, favorise l’intégration culturelle de la société dans son ensemble. Cette vision fonctionnaliste de la distribution sociale des goûts se fonde principalement sur l’idée d’une intériorisation, à tous les niveaux de la structure sociale, de la hiérarchie des préférences culturelles, que manifeste l’opposition entre les arts savants et les arts populaires.

L’hypothèse Omnivore/Univore et l’affaiblissement de la frontière entre genres savants et genres populaires

Peterson et Simkus apportent une inflexion importante au modèle de la légitimité culturelle, en montrant que les classes supérieures diplômées ne se distinguent pas seulement des autres catégories par un penchant particulier pour la musique savante, mais aussi par l’éclectisme de leurs goûts. À l’opposé, c’est parmi les classes populaires que l’on rencontre le plus grand nombre d’amateurs exclusifs, dont les « fans » représentent le cas de figure extrême. Les « snobs », qui se caractérisent par l’expression d’un goût exclusif pour la musique savante, cèdent le pas aux « omnivores », dont les préférences se portent simultanément sur des genres situés dans et hors du champ de la musique savante.

Le constat de la montée de l’éclectisme des goût musicaux des classes supérieures s’intègre dans une réflexion plus large sur le déclin du rôle de la fréquentation des arts savants dans l’identification symbolique du mode de vie des groupes sociaux, lié au développement des industries culturelles, qui mettent formellement une grande diversité de produits culturels à la portée du plus grand nombre du fait de l’unification nationale, voire transnationale des marchés de la production culturelle et dont découle un certain décloisonnement des arts savants et des arts populaires, l’élargissement du périmètre des arts subventionnés, (…).

(…) la production industrielle des biens symboliques et l’avènement de la société des loisirs auraient progressivement fait perdre aux élites culturelles le monopole qu’elles exerçaient auparavant dans la

production des normes et des échelles de valeur esthétique, au profit de la coexistence d’une pluralité d’échelles de jugements, d’une « invasion démocratique » du monde des arts (Michaud, 1997), qui mettent en cause le modèle unificateur de la légitimité culturelle qui est au principe des phénomènes de domination symbolique décrits par Pierre Bourdieu. Il n’est pourtant pas assuré que ce brouillage des frontières entre arts savants et arts populaires suffise à invalider le modèle de la légitimité culturelle.

Philippe Coulangeon (2003) La stratification sociale des goûts musicaux. Le modèle de la légitimité culturelle en question, Revue française de sociologie 2003/1 (Vol. 44)

Questions : 

Question 1 : Pourquoi, selon-vous, l’auteur affirme que les préférences exprimées en matière musicale demeurent sont particulièrement « classantes ». Donnez des exemples.

Question 2 : Selon le sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002), l’appartenance aux classes supérieures est-il synonyme de rejet goûts populaires ?

Question 3 : Selon le sociologue américain Richard Peterson (1932-2010), l’appartenance aux classes supérieures est-il synonyme de rejet goûts populaires ?

Question 4 : Quelle est selon vous, l’avis de Philippe Coulangeon ?

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Question 1 : Pourquoi, selon-vous, l’auteur affirme que les préférences exprimées en matière musicale demeurent sont particulièrement « classantes ». Donnez des exemples.

Bien qu’il y ait une « éducation musicale » obligatoire au collège, la culture musicale ne fait pas l’objet d’une socialisation scolaire prolongée. Dans ce domaine, l’influence de la famille ou des groupes des pairs est donc très importants. Les goûts musicaux permettent ainsi de classer les individus en fonction de l’origine sociale et/ou de l’origine géographique des parents.

Par exemple, il y a une forte probabilité qu’on identifie (« classe ») l’origine des parents (magrébine, haïtienne ou portugaise) d’un adolescent qui connaît, voire aime, le raï, le compas ou le fado.

Question 2 : Selon le sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002), l’appartenance aux classes supérieures est-il synonyme de rejet goûts populaires ?

Avec le concept d’« habitus » qui fait le lien entre la socialisation primaire et les dispositions et comportements des individus et le concept d’ « espace social » (ou espace des positions occupées dans la structure sociale), le sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002) démontre que l’appartenance aux classes supérieures est synonyme de rejet goûts populaires.

Les goûts (et les dégoûts) des « dominants » se définissent par opposition à ceux des « dominés ». Dans le domaine musical, par exemple, les goûts pour la musique classique, l’opéra et/ou la musique contemporaine s’affirme aussi comme rejet des genres musicaux populaires, dénoncés comme « commerciaux » et/ou « vulgaires ».

La société se caractérise donc par une vision unifiée et hiérarchisée de l’espace des styles de vie et des pratiques culturelles.

Question 3 : Selon le sociologue américain Richard Peterson (1932-2010), l’appartenance aux classes supérieures est-il synonyme de rejet goûts populaires ?

Avec le concept d’ « omnivorité », qui souligne que les classes supérieures diplômées se distinguent par l’éclectisme de leurs goûts, le sociologue américain Richard Peterson (1932-2010) veut démontrer que l’appartenance aux classes supérieures n’est pas synonyme de rejet goûts populaires.

Au contraire, il souligne la transformation radicale de la construction du capital culturel à la fin du XXe siècle. Le capital culturel est de moins en moins basé sur un « snobisme intellectuel » centré sur les goûts (et les dégoûts) d’un genre particulier et de plus en plus fondé sur une aptitude à apprécier une vaste gamme de formes culturelles, de l’esthétique élitiste aux divertissements populaires.

Le développement des industries culturelles aurait modifié les modèles de la légitimité culturelle. Il y a donc toujours des goûts et des pratiques qui sont des marqueurs de statuts sociaux mais ils se modifient au cours du temps.

Question 4 : Quelle est selon vous, l’avis de Philippe Coulangeon ?

Pierre Coulangeon veut, avec Richard Paterson, souligner les transformations des attitudes culturelles des classes supérieures et le développement des industries culturelles qui font perdre aux élites culturelles le monopole qu’elles exerçaient dans la production des normes et des échelles de valeur esthétique. Toutefois, s’il interroge le modèle unificateur de la légitimité culturelle de Pierre Bourdieu, les transformations économiques et sociales ne semblent pas « invalider le modèle de la légitimité culturelle » : les phénomènes de domination symbolique décrits par Pierre Bourdieu existe toujours au profit de certains groupes sociaux.

 

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