Document 17 : Les paradoxes de l’égalité des chances

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« Le paradoxe d'une égalité des chances qui était conçue de cette façon-là, comme une soustraction à la famille, comme une suppression définitive de l'héritage, n'était réalisable que sur le terreau d'une société radicalement individualiste. C'est parce que chacun est radicalement désocialisé qu'il peut en effet y avoir égalité des chances. D'où ce paradoxe : pour faire une société d'égalité (des chances), il faut faire une société radicalement désocialisée. Si cette société est radicalement désocialisée, les résultats qu'elle produira en termes de différences ne seront plus contestables. C'est la critique que fera John Stuart Mill aux Saint-simoniens. John Stuart Mill leur dira, je résume : vous souhaitez supprimer l'héritage, vous voulez que tout le monde fréquente une école de l'égalité (eux-mêmes en avaient fondé une à Ménilmontant) mais dans ce cas, plus personne ne pourra contester les inégalités qui se formeront parce qu'elles apparaîtront toutes comme résultant des effets de la responsabilité individuelle. Et John Stuart Mill disait avec force que ce serait alors une société insupportable. Une société dans laquelle plus personne ne trouverait les moyens de justifier par un fait social objectif sa situation défavorisée, serait en effet la société du plus grand enfermement dans sa condition ; elle inviterait chacun à intérioriser son désespoir.

(...) Une des autres grandes difficultés de l'égalité des chances est ce fameux point de départ, pour autant jamais précisé. Il faudrait avoir une égalité permanente des chances. Mais si on essaie de définir la notion d'égalité permanente des chances, cela conduit à la dissoudre, parce que, de façon constante, elle remet justement en cause les différences qui viennent d'être légitimées. Une égalité permanente des chances reviendrait à une dissolution même de la notion d'égalité des chances et conduirait à un pur égalitarisme. Il y a là un paradoxe logique.

Il y a encore un autre paradoxe d'ordre psychologique et moral dans l'égalité radicale des chances, qui a bien été montré dans toutes les discussions liées à la réception des travaux de Ronald Dworkin et de Gerald Cohen, ainsi qu'à celui de tous ceux qu'on a appelés les luck egalitarianists. Dworkin affirmait qu'au fond, la justice présupposait que soit faite en permanence une distinction entre les choix et les circonstances. Ce qui était de l'ordre des choix individuels devait fonder des différences acceptables. Mais ce qui était de l'ordre des circonstances devait, au contraire, être considéré comme étant non justifié. Dans ce cadre, se pose bien sûr en continu la question de la ligne de partage entre les choix et les circonstances. Quelle est la place du hasard ? Car le hasard, à ce moment-là, peut bien sûr être critiqué. Quelle est la définition d'un choix personnel ? Existe des choix purs ? Tout cela a été longuement commenté dans cette littérature.

 

Rosanvallon Pierre, « De l'égalité des chances à la société des égaux », dans : François Dubet éd., Inégalités et justice sociale. Paris, La Découverte, « Recherches », 2014

Questions : 

1) À quoi oppose-t-on généralement l’égalité des chances ? Précisez sa particularité comme forme d’égalité.

2) Pourquoi l’égalité des chances légitime-t-elle les inégalités ?

3) Expliquez la phrase soulignée en l’illustrant.

4) Pourquoi est-il impossible de distinguer parfaitement entre choix et circonstances ? Quel est l’enjeu de cette distinction ?

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1) A quoi oppose-t-on généralement l’égalité des chances ? Précisez sa particularité comme forme d’égalité.

Tandis que les partisans de l’égalité des chances défendent l’idée que l’existence de gagnants et de perdants est acceptable tant que « la ligne de départ » est la même pour tous, les partisans de l’égalité des conditions rejettent la récompense des meilleurs et entendent corriger les conséquences de la concurrence.

2) Pourquoi l’égalité des chances légitime-t-elle les inégalités ?

À travers cette conception de la justice sociale, serait promue une société où toutes les inégalités en viennent à être acceptées tant qu’elles sont fondées sur le « mérite » et non pas sur une autre caractéristique qui relèverait de la discrimination. Le critère de mérite aurait pour effet de rendre les inégalités de résultat/ de position sociale, acceptables.

3) Expliquez la phrase soulignée en l’illustrant.

Respecter le principe d’égalité des chances supposent de placer chaque individu sur la même ligne de départ avant le début de la « compétition » pour les positions sociales. Or, cela est impossible dans l’absolu. Ce constat peut être illustré par les travaux sur la réussite scolaire, qui montre que la socialisation a une influence profonde sur les désirs, les ambitions, l’intelligence des enfants, donc leur « mérite ».

4) Pourquoi est-il impossible de distinguer parfaitement entre choix et circonstances ? Quel est l’enjeu de cette distinction ?

Il semble très difficile d’identifier et d’isoler ce qui relève spécifiquement d’une inégalité des chances, ce qui doit passer par une distinction entre choix et circonstances. Par exemple, une personne atteinte d’un cancer des poumons est-elle responsable de sa maladie ? Pour répondre à cette question, il faudrait obtenir énormément d’informations sur son comportement, sur son degré de sensibilisation à cette maladie, sur son exposition au tabagisme passif, etc.

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